III
Un orgue de barbarieÀ quelque temps de là, un beau dimanche, et comme c’était la fête du village, un joueur d’orgue vint avec son instrument à Saint-Jean-aux-Bois, où il n’en était pas venu depuis bien des années. Le musicien ambulant se mit sur la place du village, et là, pendant plus de cinq heures, il fit danser les paysans.
Violette, qui avait bien voulu danser avec Giroflé, ne cessait de s’écrier :
– Ah ! le bel instrument ! les beaux sons ! on croirait qu’il y a là-dedans cinq ou six musiciens… Et dire qu’il ne faut que tourner cette manivelle pour faire cette musique-là… Oh ! ce n’est pas possible… il doit y avoir une manière…
– Mais non, mamz’elle, tenez, venez plutôt près du musicien… vous allez voir.
Et Giroflé mène Violette au joueur d’orgue ; celui-ci consent à laisser un moment la jeune fille tourner la manivelle. Violette est enchantée de faire aller la musique ; elle ne s’éloigne de l’orgue qu’avec regret et en répétant à chaque instant.
– Oh ! que c’est joli… on sait faire de la musique sans avoir appris !… À la bonne heure ! en voilà un bel instrument… c’est autre chose que le piston, cela. Et il suffit de pousser un petit ressort pour changer l’air… et il y a huit airs différents, qu’on peut jouer tout aussi bien les uns que les autres… Oh ! la belle invention… Si je le pouvais, je m’achèterais un orgue tout de suite ! Je ne sortirais plus jamais de chez moi, je me ferais de la musique toute la journée.
Ces paroles n’ont pas été perdues pour le pauvre amoureux, qui lorsqu’il est avec son frère lui dit en soupirant :
– Maintenant, Violette a une autre passion.
– Elle aime un autre garçon du village ?
– Oh non ! mon frère, grâce au ciel, ce n’est pas cela… Je me périrais si c’était ça !
– Ce serait un mauvais moyen pour être aimé à ton tour !…
– Il est venu un joueur d’orgue à la fête, et c’est son instrument qui a séduit Violette, elle ne voulait pas croire qu’on pouvait en jouer sans avoir appris… Je lui ai fait tourner la machine… elle était enchantée… Ah ! dame ! c’est vrai que ça fait une belle musique… un bruit superbe… comme si on entendait beaucoup d’instruments !
– Eh bien !… ensuite ?
– Ensuite… Violette ne cesse de répéter qu’elle serait bien heureuse si elle avait chez elle un orgue, parce qu’alors elle se ferait de la musique toute la journée et ne sortirait jamais ! une femme qui ne sort jamais, c’est rare cela ! Aussi… Je lui donnerais bien vite un orgue si j’avais de l’argent… mais je n’en ai plus !
– Et puis il en serait peut-être de l’orgue comme de ton piston, elle s’en fatiguerait !
– Oh ! non, parce qu’elle en jouerait elle-même, et c’est ça qui la flatte !… Je suis bien sûr qu’elle ne laisserait pas les autres jeunes filles y toucher… Mais il n’y faut pas penser, car je n’ai pas d’argent !…
Et le pauvre amoureux soupirait, et il était tous les jours plus triste, parce qu’il sentait qu’il ne pouvait pas satisfaire le désir de celle qu’il aimait ; si bien que, tout attristé aussi en voyant le chagrin de son frère, un jour, Benoît partit pour Compiègne ; il se rendit chez le notaire, lui remit son titre de rente en lui disant :
– Monsieur, j’ai besoin d’une centaine d’écus, faites-les-moi avoir là-dessus, afin que je puisse rendre la gaieté et le bonheur à mon jeune frère.
Puis, au bout de quelques jours, le frère aîné faisait venir de Paris un orgue complet qu’il présentait à son frère en lui disant :
– Tiens, François, donne ça à celle que tu aimes tant, contente son envie, et tâche alors qu’elle contente la tienne en devenant ta femme.
Giroflé saute de joie, il saute au cou de son frère, il sauterait sur l’orgue, s’il ne craignait pas de l’abîmer. Mais ensuite il regarde Benoît d’un air attendri, en balbutiant :
– Tu as entamé tes rentes pour me faire plaisir… ah ! mon frère, tu es trop bon pour moi !
– Qu’est-ce que tu dis ? je n’ai pas touché à mes rentes… c’est aux tiennes, puisque la moitié est à toi ; tu es bien le maître d’en faire ce que tu veux ; il te fallait un orgue pour être aimé de Violette, en voilà un. Cours vite le lui porter. Il joue huit airs.
Giroflé ne se fait pas répéter ce conseil, il met l’orgue sur ses épaules, et, bien que ce soit un lourd fardeau, il court jusque chez Violette ; il y arrive en nage, il peut à peine parler, mais il dépose l’instrument devant la jeune fille en lui disant :
– Voilà ce que vous désiriez tant posséder, mam’zelle, je suis bien heureux de pouvoir vous faire ce plaisir.
Violette a peine à en croire ses yeux… elle tourne autour de l’orgue, ne peut se lasser de l’examiner, puis apercevant la manivelle que Giroflé vient d’y attacher, elle la prend, la tourne, la musique se fait entendre ; alors elle pousse un cri de joie :
– C’en est un… c’en est vraiment un !
– Quoi ! mam’zelle, est-ce que vous pensez que j’aurais voulu me moquer de vous ?… vous donner un faux orgue… qui n’aurait pas joué pour de bon !…
– Oh ! mais, monsieur Giroflé, c’est que je suis si étonnée que vous ayez pu m’avoir un orgue… Vous m’en faites cadeau ?
– Mais naturellement, mam’zelle.
– Savez-vous que c’est bien galant de votre part !
– C’est pas de la galanterie, Violette, c’est de l’amour, c’est toujours de l’amour… et si ça peut vous faire m’aimer aussi ?
– Oh ! laissez-moi tout de suite en jouer et connaître les airs !
La jolie villageoise fait placer son orgue sur une table, puis elle s’assied à côté et se met à en jouer. Tous les habitants de l’endroit s’arrêtent devant la maisonnette pour écouter la musique, les filles et les garçons sautent, dansent quand l’orgue joue une polka, enfin le cadeau de Giroflé met tout le village en mouvement.
Cela dure ainsi pendant plusieurs jours ; puis on ne fait plus attention à la musique de l’orgue, qui distrait trop du travail ; puis, lorsque Violette sait par cœur les huit airs que contient le cylindre de l’instrument, elle en joue elle-même moins souvent, et enfin elle n’en joue plus du tout. Et lorsque Giroflé, tout surpris de ne plus entendre de musique, entre chez Violette et lui dit :
– Vous ne jouez donc plus de votre orgue, mam’zelle ?
Elle lui répond :
– Cette musique-là ennuyait ma vache, elle maigrissait sans cesse… elle ne donnait plus tant de lait… Alors, vous comprenez que je ne veux pas qu’elle tombe malade ! remportez votre orgue, monsieur Giroflé, je n’en jouerai plus, et ici ça me gêne, ça tient trop de place.
Benoît, qui voit son frère revenir avec l’orgue sur le dos, lui demande s’il y a quelque chose de cassé à l’instrument dont il n’entend plus jouer, et Giroflé murmure :
– Non, l’instrument est en bon état, mais cette musique-là déplaît à la vache de la mère Moutin… alors Violette n’en veut plus.
– Mais, au moins, cette jeune fille se montre-t-elle maintenant sensible à ton amour ?
– Pas trop !… elle dit toujours qu’elle verra !…
– Elle ne verra jamais un garçon l’aimer mieux que tu ne l’aimes !
– Oh ! pour cela, j’en réponds.
– Mon pauvre François, j’ai peur que tu ne te sois amouraché d’une coquette !…
– Je ne vois pas Violette faire la coquette avec personne ; seulement elle me parle quelquefois de Paris…
– De Paris !… Est-ce qu’elle aurait envie d’y aller, par hasard ?
– J’en ai peur…
– Alors, mon garçon, c’est qu’elle ne t’aime pas…
– Oh ! ce sont des idées de jeune fille… mais ça ne lui dure pas… Quand elle sera ma femme et qu’elle s’occupera d’élever nos marmots, elle ne songera plus à Paris.
– C’est juste : mais tâche donc qu’elle se décide bien vite à t’épouser.
– Et les leçons, frère, cela va-t-il ? as-tu beaucoup d’élèves, gagnes-tu assez pour vivre ?
– Oui… oui… ça commence à venir.
Benoît ne veut pas dire à son frère que les trois quarts de ses élèves ne le payent point, et que c’est à peine s’il gagne de quoi manger depuis qu’il habite Saint-Jean-aux-Bois, car il sait bien que Giroflé lui dirait : « Pourquoi as-tu quitté Compiègne pour me suivre. » Et il préfère manger du pain sec que de vivre loin de son frère.
Quelques semaines après que Violette a rendu l’orgue, qu’elle avait d’abord désiré avec tant d’ardeur, une paysanne de ses amies reçoit de son futur une jolie petite montre en or, qu’elle ne manque pas de faire voir à tout le village et qu’elle porte fièrement à son cou.
Ce bijou cause des éblouissements à Violette, elle ne cesse plus de parler de la montre de Madeleine, et chaque fois qu’elle aperçoit Giroflé, ne manque pas de s’écrier :
– Avez-vous vu la montre de Madeleine ?
– Oui, mam’zelle ; pardi, elle la fait voir à tout le monde !…
– Dame, elle a bien raison d’en être fière, c’est un si joli bijou !… Oh ! le charmant cadeau… À la bonne heure, c’est là un cadeau… On peut porter cela sur soi… c’est pas comme votre orgue de barbarie !…
– Je n’ai jamais pensé, mam’zelle, que vous porteriez un orgue pendu à votre cou !… mais jadis, vous sembliez tant aimer cette musique-là…
– Oh ! la musique, ça n’avance à rien !… c’est comme votre idée de piston !… Est-ce que vous en jouez encore ?
– Quelquefois, mam’zelle… pour ne pas l’oublier tout à fait !
– On ne gagne pas d’argent à toutes ces bêtises-là… et ce n’est qu’avec de l’argent qu’on peut se donner des belles choses… comme la montre de Madeleine, par exemple !… Oh ! Dieu ! serais-je heureuse si j’en avais une comme cela !
François Giroflé ne manque pas, dès qu’il rentre au logis, de dire à son frère :
– As-tu vu la montre à Madeleine ?
– Non, d’abord je ne connais pas même Madeleine… Qu’est-ce qu’elle fait ! est-ce qu’elle veut apprendre à écrire ?
– Non, c’est une grande fille qui va se marier bientôt.
– Et c’est pour cela qu’elle a une montre ?
– Oui, parce que c’est son futur qui lui en a fait présent… Il l’a achetée pour elle à Paris.
– Eh bien ! qu’est-ce que cela nous fait ?
– Oh ! rien du tout ! mais c’est Violette à qui ça fait quelque chose… elle est toquée de cette montre : ce bijou ne lui sort pas de la tête… Elle ne cesse pas de dire : À la bonne heure, voilà un futur qui fait un joli cadeau à celle qu’il veut épouser, et Madeleine a raison d’en être fière ! une montre en or !… comme ça doit bien marquer l’heure.
Benoît, qui comprend où son frère en veut venir, se gratte l’oreille et garde quelque temps le silence. Giroflé reprend au bout d’un moment :
– Si je donnais une montre à Violette, certainement elle ne pourrait plus refuser d’être ma femme ! surtout si elle était aussi en or.
– Si tu es persuadé de cela, mon ami, eh bien ! il faut donner une montre à mademoiselle Violette.
– Ah ! mon frère… mais tu sais bien que je n’ai pas d’argent !
– Mais tu sais bien aussi que nous pouvons en avoir sur notre inscription de rentes…
– Mon cher Benoît… je finirai par te ruiner…
– Ce n’est pas moi, c’est ton bien dont tu disposes.
– Une montre toute petite, ça ne doit pas être très cher ?
– Les plus petites coûtent quelquefois plus que les grosses… J’irai à Compiègne… je te trouverai cela.
– Mais il faut qu’elle soit en or, pour bien marquer l’heure.
– Ce n’est pas parce qu’elle sera en or qu’elle marquera mieux l’heure, mais le cadeau sera plus convenable ; sois tranquille, elle sera en or…
– Mon cher Benoît, tu es trop bon pour moi. Ah ! je voudrais aussi qu’elle eût le cadran émaillé comme celle de Madeleine, et le chiffre de Violette dessus… mais je t’en demande trop peut-être ?
– Pas du tout. Tu veux te marier, il faut bien que tu fasses ton présent de noces.
Le surlendemain de cette conversation, Giroflé offrait à Violette une charmante petite montre en or, dont le travail et l’élégance dépassait de beaucoup celle que portait Madeleine, et qui avait sur la boîte le chiffre de la jeune fille. En recevant ce bijou, Violette a rougi de plaisir ; pour la première fois, elle tend d’elle-même la joue à son amoureux en lui disant :
– Embrassez-moi, cela mérite bien ça… Ah ! mon petit Giroflé, vous êtes bien gentil, et je vais joliment me parer de votre cadeau.
Le jeune jardinier, qui s’entend pour la première fois appeler par Violette : « Mon petit Giroflé, » est dans l’ivresse ; il voudrait avoir d’autres bijoux à offrir à celle qu’il aime, il s’écrie :
– Enfin j’ai donc trouvé le chemin de votre cœur !… J’ai eu de la peine, mais m’y v’là… et vous serez ma femme ; vous le voulez bien, n’est-ce pas ?
– Dame ! puisque vous y tenez tant… faudra bien en venir là…
– Et quand cela, mam’zelle, quand cela… fixez-moi une époque…
– Mais en ce moment ma tante est malade, il faut attendre qu’elle soit rétablie.
– Oh ! mam’zelle, soignez-la bien, je vous en prie ; donnez-lui trois médecines par jour, s’il le faut, afin qu’elle guérisse plus vite.
– Trois médecines, je ne pense pas qu’il lui en faille tant ; mais soyez tranquille, nous voyons le médecin, nous faisons tout ce qu’il ordonne.
– Est-ce un bon médecin ?
– Dame !… c’est le seul dans les environs.
– Voulez-vous que je vous envoie aussi le vétérinaire et le dentiste de Compiègne ?
– Oh ! je ne pense pas que ce soit nécessaire.
– On ne sait pas ! Quelquefois, ce que l’un n’a pas ordonné, l’autre le fait faire ! je vous enverrai aussi le pédicure et le rebouteux, et ce sera bien le diable si avec tout ce monde-là on ne parvient pas à guérir cette pauvre mère Moulin !