I - Le village de Saint-Jean-aux-Bois
I
Le village de Saint-Jean-aux-BoisConnaissez-vous le petit village de Saint-Jean-aux-Bois, situé à deux lieues environ de Compiègne ? Ce n’est guère probable, car ce n’est point un lieu de passage, il n’est renommé par aucun de ses produits, il ne possède pas quelques ruines célèbres, et je ne crois pas qu’il ait donné le jour à aucun de ces hommes dont le nom est immortel ; enfin, n’importe, je vais faire comme si vous ne le connaissiez pas.
Mais soyez tranquille, ma description sera courte, vous avez pu vous apercevoir d’ailleurs que je n’aime point les longues descriptions, je les trouve fatigantes, à moins qu’elles ne soient comiques ; mais c’est si rare une description comique ! citez-m’en donc beaucoup ?
Nous disons donc que le tout petit village de Saint-Jean-aux-Bois est situé comme un nid d’oiseau au milieu de bois qui l’entourent presque comme l’était le château de la Belle au bois dormant, château que je n’ai jamais vu, j’en conviens, ni vous non plus, j’en suis bien sûr ; mais cela ne m’empêche pas d’y croire, parce que d’une fiction charmante il est doux de faire une vérité, et quoi de plus charmant que les contes de Perrault !
Ah ! pardon, je ne suis plus à Saint-Jean-aux-Bois ; revenons-y. C’est donc un joli village ; il y a beaucoup plus de maisons de paysans que d’habitations bourgeoises ; mais les demeures des villageois sont gentilles, propres, bien entretenues ; là, rien n’annonce la misère, qui jette de la tristesse sur le plus joli paysage. On prétend que Saint-Jean-aux-Bois servait de repos de chasse aux rois de la première race ; il y avait là un grand château nommé le château de Cuise, mais que les rois occupaient rarement ; puis la reine Adélaïde, mère de Louis VII, fit de ce château un monastère de religieuses. Mais, aujourd’hui, du château, du monastère, on ne retrouve pas même les ruines ; le temps, cet impitoyable démolisseur, a fait rafle sur tout cela, et de vieux arbres ont remplacé de vieilles murailles… sic transit gloria mundi !
Voilà ma description finie : je ne pense pas qu’elle vous ait paru trop longue.
Dans ce petit village habitait la mère Moutin et sa nièce. La mère Moulin était très âgée et un peu sourde ; elle n’avait pour tout bien que la petite maisonnette qu’elle habitait, et ce n’était pas une des plus belles de l’endroit. Cette maisonnette n’avait qu’un rez-de-chaussée et des greniers au-dessus ; mais le rez-de-chaussée contenait trois pièces assez grandes, et de plus, une étable, dans laquelle était une vache dont on avait le plus grand soin, car elle nourrissait presque à elle seule ses deux maîtresses.
Cependant il y avait encore derrière la chaumière un petit jardin où croissaient quelques arbres fruitiers, de la vigne et des légumes ; quant aux fleurs, la mère Moulin n’en voulait pas entendre parler, parce qu’elle prétendait que cela ne rapportait rien ! mais sa nièce n’était pas du même avis.
Je ne vous ai pas encore parlé de cette nièce, et cependant je vous assure que sans elle je ne vous aurais jamais dit un mot de sa tante. Nous allons faire connaissance avec cette nièce, et j’aime à croire que vous n’en serez pas fâché.
Elle se nomme Violette, elle a près de dix-huit ans, c’est une brune ; ses cheveux ont reflet bleu que l’on ne trouve que sur un noir bien pur, bien brillant ; ses yeux sont moins foncés, ils se rapprochent davantage du bleu ; ils sont grands, sans être trop ouverts, et de très longs cils les ombragent ; mais leur expression est gracieuse, aimable ; parfois ils sont tendres et rêveurs, d’autres fois ils sont gais et moqueurs, ce qui vous prouve qu’ils n’expriment pas toujours la même chose… Je crois que M. de la Palisse n’aurait pas mieux dit.
Mademoiselle Violette a ensuite une bouche agréable, de belles dents, un petit menton bien rond, avec sa petite fossette au milieu ; et, enfin, un nez pas trop fort et légèrement retroussé ; or, vous savez tout aussi bien que moi qu’un nez retroussé donne toujours à une femme un certain air mutin, hardi… je n’ose pas dire polisson… et cependant ce serait le mot le plus juste, mais je ne le dirai pas.
Vous voyez que mademoiselle Violette possède déjà une très jolie figure ; ajoutez à cela une taille convenable, ni trop grande, ni trop petite, bien prise, bien tournée, bien campée sur ses hanches, une jambe faite pour être suivie, un tout petit pied, un mollet bien placé, bien fourni, puis une main digne du pied, et un bras digne de la main, et, ma foi ! si vous n’êtes pas content, c’est que vous serez bien difficile.
Ah ! pardon ! il y a cependant quelque chose qui manque à cette jeune fille, ce qui prouve encore que rien n’est parfait en ce monde. Ce qui lui manque… c’est… ce sont… je ne sais trop comment vous dire… c’est ce qui fournit aux bonnes mères de quoi nourrir leur nouveau-né… Vous comprenez ! Violette n’en a pas, ou si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Mais, après tout, ce n’est point indispensable, on peut s’en passer, et souvent même l’extrême abondance de ces appas est plus désavantageuse qu’attrayante.
Et, me direz-vous, avec tant d’attraits, tant de charmes, habiter un pauvre petit village et passer son temps à faire des fromages, qu’on lui achète et qu’on porte à Compiègne, où ils ont un grand débit parce qu’ils sont délicieux, est-ce donc la peine d’être si jolie, si bien tournée, pour mener une existence ignorée, pour vivre dans un trou ?
Et pourquoi pas, si dans ce trou on se trouve heureuse ; la fleur qui porte le même nom que notre jeune fille est presque toujours cachée sous l’herbe ; elle vit humble et modeste, et ne s’en trouve pas plus mal, car elle reste plus longtemps fraîche dans l’herbe, que lorsque vous en faites un bouquet pour orner le sein d’une belle dame !
Violette, qui avait perdu fort jeune son père et sa mère, était donc restée avec sa tante, la mère Moutin, très bonne femme, mais qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez ; il eût donc été bien facile à la jolie nièce d’avoir des amoureux et de se mal conduire, si telle avait été sa fantaisie ; heureusement, malgré ses yeux si noirs et son nez retroussé, la jeune fille ne songeait point à l’amour ; son cœur était fort paisible, il ne battait vivement qu’à l’aspect d’une belle robe, d’un joli bonnet porté par une dame de Compiègne ; alors Violette soupirait en murmurant :
– Ah ! qu’on doit être heureuse de pouvoir porter de ces belles choses-là !…
La charmante fille était donc coquette, et vaniteuse, et ambitieuse peut-être ?… C’est ce que, probablement, la suite nous apprendra. Comme elle avait de l’amour-propre, ce qui souvent est plutôt une qualité qu’un défaut, Violette n’avait pas voulu rester ignorante, elle avait voulu aller à l’école du village ; en peu de temps elle avait su lire et écrire, beaucoup mieux que toutes ses compagnes. Puis elle s’était elle-même appris à broder, à festonner, et, dès qu’elle avait fini ses petits fromages, elle s’empressait de reprendre son fil et son aiguille pour se faire quelque jolie broderie dont elle ornait son bonnet ou sa collerette. Ce n’était pas tant pour plaire aux jeunes gens de l’endroit que pour l’emporter sur les autres villageoises par son goût et son élégance… décidément elle avait de la vanité.
Partout où il y a de jolies filles, il y a des jeunes gens pour leur faire la cour ; quelquefois même les vieux s’en mêlent aussi. Vous trouverez sans doute que ceux-ci sont ridicules ; moi je trouve qu’il faut aimer les femmes le plus longtemps possible ; moquez-vous du ridicule s’il vous rend heureux ; ne demandez jamais avis à vos amis et connaissances pour faire ce qui vous est agréable, et rappelez-vous sans cesse la fable de la Fontaine intitulée le Meunier, son Fils et l’Âne.
Les jeunes gens du village faisaient donc la cour à Violette, et vous savez comment les paysans font la cour aux filles, c’est en les poussant, en les bousculant, en les faisant tourner, pirouetter, de façon à leur faire perdre la respiration, ou en les chatouillant jusqu’à les faire crier. Ces manières, qui sont bien accueillies par de grosses et lourdes villageoises, ne pouvaient être du goût de Violette, qui avait une certaine éducation et assez d’esprit pour préférer une jolie phrase à de grossiers jeux de main.
Un seul garçon était parvenu à se faire écouter par Violette, c’était François Giroflé ; il est vrai que Giroflé n’était pas non plus un lourdaud, un rustre ; il était de Compiègne, où son frère aîné exerçait la profession d’instituteur ; il avait donc aussi reçu quelque éducation, ce qui ne l’avait pas empêché d’embrasser la profession de jardinier. C’était un assez beau garçon, âgé alors de vingt-deux ans ; c’était un gaillard bien bâti, bien tourné, sans être beau comme Antinoüs, que l’empereur Adrien fit mettre au nombre des dieux à cause de sa beauté (ce qui prouve que ce monarque attachait beaucoup de prix au physique) ; Giroflé avait une figure agréable, ses yeux étaient surtout empreints d’une douceur que son caractère ne démentait pas, et lorsqu’il parlait à Violette, sa voix avait autant de douceur que ses yeux.
Ayant été, un jour, chargé d’aller acheter, à Saint-Jean-aux-Bois, de petits fromages chez la mère Moutin, il y avait vu Violette, et aussitôt son cœur avait été pris, non pas comme ceux de nos jeunes gens de Paris, dont le cœur s’enflamme pour tous les jolis minois qu’ils aperçoivent. Giroflé, qui n’avait pas encore connu l’amour, s’était tout à coup senti subjugué, fasciné par le charmant minois, les manières gracieuses de la petite villageoise ; il était retourné plusieurs fois acheter des fromages dont il n’avait pas besoin, mais qu’il mangeait matin et soir ; puis, un jour, en revenant à Compiègne, il avait été trouver son frère Benoît, l’instituteur, pour lui dire :
– Je vais quitter Compiègne, et aller demeurer à Saint-Jean-aux-Bois.
– Pourquoi faire ? s’était écrié le frère en ouvrant, non pas de grands yeux, parce qu’il les avait fort petits, mais une bouche énorme.
– Pour être auprès de mam’zelle Violette, la nièce de la mère Moutin, chez qui j’ai été cherché de petits fromages.
– Et pourquoi veux-tu être auprès de cette jeune fille, est-ce que tu as envie d’apprendre à faire des fromages ?
– Non, ce n’est pas cela !… mais mam’zelle Violette m’a tourné la tête, j’en suis amoureux… je sens bien que je ne puis plus vivre sans elle…
– Ah ! c’est donc cela que maintenant je te vois continuellement manger des petits fromages de Saint-Jean-aux-Bois !… tu ne vis plus que de cela, tu deviendras malade ; un garçon de ton âge ne doit pas se mettre au régime du fromage à la crème, même quand il est bon, c’est trop rafraîchissant.
– Mon frère, quand je serai dans le même village que Violette, je mangerai autre chose, car je pourrai la voir chaque jour, et cela me rendra l’appétit.
– Mon ami, si tu aimes tant cette jeune fille, et si elle est honnête, épouse-la, fais-la venir à Compiègne, et tu y continueras ton état de jardinier.
– Ah ! mon frère, j’ai déjà proposé tout cela à Violette, mais elle m’a refusé !
– Alors c’est qu’elle ne t’aime pas, et si elle ne veut pas de toi, il me semble que ce n’est pas la peine que tu ailles t’établir dans son village.
– Elle ne m’a pas dit positivement qu’elle ne m’aimait pas ; elle ne veut pas quitter sa vieille tante.
– Ceci est bien, mais tu prendrais la tante avec la nièce.
– Elle ne veut point abandonner sa vache, qui a de si bon lait…
– Tu emmènerais la vache avec la tante ; vous auriez toujours de bon lait ; ta femme pourrait continuer à faire des fromages…
– Enfin… Violette trouve que l’état de jardinier ne mène à rien, qu’il n’enrichit pas… qu’on mène une existence trop… trop bornée… voilà son mot !
– Ah ! la jeune fille a de l’ambition, il fallait donc dire cela tout de suite !… mon pauvre François, cette jeune fille ne t’épousera jamais, ce qui est peut-être heureux pour toi, car une femme ambitieuse, ce n’est pas ton fait ! Crois-moi, laisse-la ta demoiselle Violette et ses fromages ! mets-toi à un autre régime, tu t’en porteras mieux, et surtout ne fais pas la folie d’aller t’enterrer dans un petit village, où tu ne trouverais pas à t’occuper.
– Au fait, mon frère, tu pourrais bien avoir raison !
Et deux jours après, François Giroflé était installé à Saint-Jean-aux-Bois.