IX

1629 Words
IXNous partons comme une fantasia, au galop dans le vent froid du matin, presque tous de front, pêle-mêle, grimpant une côte ; et c’est joli, notre troupe bigarrée d’uniformes et de burnous, sur la colline si verte. On ne sait quelle idée est venue ce matin aux trois vieilles poupées nègres qui nous guident, de faire courir si vite l’étendard du sultan ; mais nos chevaux, tout frais, ne demandent pas mieux que de les suivre, ni nous non plus. Et c’est amusant, au réveil, cette vitesse, ce brouhaha, ce cliquetis d’armes, tout le train de cette course rapide à travers un bon air pur que personne n’a respiré et qui dilate les poitrines. Nos mules de charge, qui d’abord avaient voulu suivre aussi, sont promptement distancées ; une dizaine d’entre elles, qui portaient nos cantines, s’abattent et roulent, et alors il y a des cris, des hurlements d’Arabes : les muletiers se précipitent, burnous flottants, s’entassent comme une nuée d’oiseaux de proie sur chaque bête tombée, pour la relever, la recharger, la battre. Vaguement, nous entrevoyons ces scènes, en courant toujours ; puis elles sont hors de vue bientôt. Du reste, cela ne nous regarde ni ne nous inquiète : les bagages finissent toujours par arriver, et c’est l’affaire du caïd responsable. Courons toujours, nous ; dans le vent, dans la pluie qui commence à rayer l’air, continuons notre allure de fantasia. ***Quand notre galopade s’arrête, il pleut à torrents d’un ciel tout noir, et le vent gémit, en nous cinglant les oreilles. Nous sommes sur des plateaux bossués, dans une région de sables maigrement tapissée de fougères ; en avant, se prolongent à l’infini les espèces de dunes de cette plaine ondulée. C’est un sable d’un jaune doré, très fin, sur lequel nous trottons sans bruit comme sur une piste de manège ; aux fougères, qui dominent, se mêlent des asphodèles toujours, des lavandes, et des quantités de fleurs blanches semblables à de larges églantines ; toutes ces plantes, arrosées à grande eau, sont délicieusement fraîches et répandent des senteurs douces, sous l’écrasement rapide des pieds de nos chevaux. Puis, pendant deux heures, passe une région plus triste, pierreuse, ravinée, tourmentée, avec des ajoncs odorants tout couverts de fleurs jaunes et quelques aubépines ; une infinité de petites vallées sauvages se succèdent, toutes pareilles, sans vestige humain. Ciel de plus en plus noir, vent hurlant sur les broussailles, pluie fouettante. On dirait une Bretagne d’autrefois, avant les clochers et les calvaires : une Bretagne préhistorique, vue au printemps. Nos trois vieilles poupées nègres d’avant-garde se sont coiffées de leur capuchon pointu ; hautes et droites sur leurs chevaux grêles, ayant étalé leurs burnous qui traînent sur les croupes, elles semblent des babouins, ainsi vues de dos ; – des babouins de forme conique, très larges de base et terminés en pointe aiguë. Et leur étendard rouge, qui était neuf au départ, retombe à présent sur sa hampe, tout trempé et piteux. ***Nous allons changer de tribu, à ce qu’il paraît, et entrer dans le territoire d’El-Araïch. Car voici là-bas, sur une crête de colline, une centaine de cavaliers qui nous attendent. À travers la pluie aveuglante, on les aperçoit en troupe quasi fantastique, hérissée de longs fusils minces ; enveloppés de blanc, tous, et capuchon baissé, ils ne parlent ni ne bougent. – Et c’est bizarre de les voir immobiles comme des momies, ces gens-là, quand on sait que tout à l’heure un vertige de vitesse va les prendre, et que, dans leur course furieuse, le vent fera fouetter autour d’eux mille choses échevelées, burnous, turbans déroulés, crinières et longues queues. Sur le front des cavaliers, toujours encapuchonnés et momifiés, le caïd s’avance pour tendre la main au ministre. Il a une figure de saint prophète, régulièrement belle, douce et mystique. Il porte un cafetan de drap rose, avec burnous blanc et burnous bleu drapés l’un sur l’autre, et le cheval qu’il monte est d’un gris pommelé, harnaché de soie vert-réséda brodée d’or. Son lieutenant, qui l’accompagne, a, par contraste, une figure cruelle, un petit nez crochu de faucon ; sur un cheval jaune à selle bleue, il porte un cafetan de drap capucine avec un burnous couleur d’ardoise. Et il y a une telle lumière dans ce pays que, même par ce triste temps pluvieux, la combinaison de ces nuances donne un éclat qu’aucun costume n’atteindrait jamais sous notre ciel d’Europe. Malgré l’averse, il faut assister à la grande fantasia de bienvenue. Tous ensemble, les cavaliers rejettent leurs capuchons et éperonnent leurs chevaux, qui s’élancent, tête levée, par bonds furieux… Allah ! avec des hennissements et des cris, la course est commencée, les draperies volent et les fusils tournoient dans l’air… Les trois quarts des coups de feu ratent sous l’ondée torrentielle, et le caïd s’excuse beaucoup, expliquant que la poudre est mouillée. Mais c’est beau quand même et entraînant ; peut-être est-ce plus extraordinaire encore que sous un tranquille ciel bleu : cavaliers affolés, pluie cinglante et nuages noirs, tout semble mené par le vent en un même tourbillon… Dans cette nouvelle escorte, qui nous accompagnera jusqu’à demain, il y a, sous des turbans, quelques paires d’yeux bien sauvages. ***Halte de deux heures pour déjeuner, sur une colline où par extraordinaire, est bâti un village. (C’est, du reste, grâce à ces haltes de midi que nos tentes et nos cantines atteignent chaque jour avant nous le terme de l’étape et que nous trouvons en arrivant notre camp toujours monté.) En hâte, nos gens dressent sur cette colline notre grande tente de salle à manger qui, par exception, voyage toujours à notre allure, derrière nous, sans nous perdre de vue. Et, comme il fait très froid, ils allument un feu, un vrai bûcher de feuilles de palmiers-nains, qui brûlent avec une forte odeur balsamique, en répandant une fumée d’incendie. Ce village, qui est ici, se compose, comme ceux d’hier, de petites huttes en chaume gris, cachées derrière des haies de grands aloès ou de grands cactus bleuâtres. Auprès, il y a un palmier-dattier, élancé et frêle sur sa tige, le premier que nous ayons rencontré depuis notre départ. Il y a aussi un tombeau de saint marabout, très vénéré dans la contrée ; un drapeau blanc flotte au-dessus, afin d’indiquer aux voyageurs, aux caravanes, qu’il est bien de s’arrêter au passage pour déposer là pieusement quelques pièces de monnaie en offrande. (Au Maroc, il y a beaucoup de sépultures saintes à drapeau blanc, même dans les endroits les plus inhabités, les plus solitaires, et les rares passants y déposent leurs dons, qui sont généralement respectés par les voleurs.) ***Tandis que nous déjeunions des restes de la mouna d’hier, le beau temps est revenu ; avec la rapidité spéciale à l’Afrique, le ciel, subitement balayé, a repris son admirable transparence bleue ; la lumière a reparu splendide. Dans ce pays sans arbres, on voit toujours à d’extrêmes distances ; d’ailleurs, presque jamais de maisons ni de villages, rien qui vienne rompre cette immense monotonie verte ou brune ; alors l’œil s’habitue à fouiller les grandes lignes des horizons, à y découvrir du premier coup, comme sur les plaines de la mer, tout ce qui s’y passe d’anormal, tout ce qui est une indication de mouvement ou de vie, même à des degrés d’éloignement tels, que, dans notre pays, on ne distinguerait plus. Sur le flanc de quelque colline déserte, bleuâtre à force de distance, lorsque des points blancs apparaissent, on se dit, s’ils restent immobiles, ce sont des pierres ; des moutons, s’ils se déplacent. Une réunion de points roux indique un troupeau de bœufs. Et enfin, une longue traînée brunâtre, qui s’avance avec une lenteur ondulante, avec un chenillement incessant et tranquille, nous représente tout de suite une caravane, dont nous dessinerions même par avance les nombreux chameaux à la file, balançant leur long cou avec un dandinement de sommeil. Un objet extraordinaire, qui nous suit depuis Tanger et que nous sommes aussi habitués à chercher des yeux, tantôt en avant de nous, tantôt en arrière, au fond des lointains, c’est le canot électrique ( ! ! !), de six mètres de long, que nous portons en cadeau à Sa Majesté le sultan ; il est enfermé dans une caisse de bois grisâtre qui lui donne l’aspect d’un bloc de granit, et il s’avance péniblement, par les ravins, par les montagnes, porté sur les épaules d’une quarantaine d’Arabes. Dans les bas-reliefs égyptiens, on a déjà vu de ces énormes choses défiler, portées, comme celle-ci, par des théories d’hommes en robes blanches, aux jambes nues. ***Nous campons ce soir en un point appelé Tlata Raïssana où se tient chaque mois, paraît-il, un immense marché de bestiaux et d’esclaves. Mais le lieu est désert aujourd’hui. C’est au bord d’un grand ruisseau frais, au milieu de montagnes si uniformément tapissées de fougères qu’elles semblent recouvertes d’une sorte de même étoffe moutonnée, d’un vert admirable. Il y a, comme toujours, beaucoup de fleurs autour de nos tentes, mais plus du tout nos fleurs de France ; ici, dans ce recoin particulier, en terre de bruyère, croissent des espèces inconnues à nos campagnes et à nos jardins, très parfumées toutes, et nuancées un peu étrangement. Des fantasias galopent autour du camp toute la soirée ; jusqu’au coucher du soleil, on n’entend que bruits de chevaux passant en tonnerre, coups de fusil et cris d’Arabes… ***Vers sept heures, la mouna fait son entrée au camp avec la majesté habituelle. Mais elle est insuffisante : rien que huit moutons, et le reste à l’avenant. C’est inacceptable pour une ambassade : il faut refuser afin de maintenir la dignité de notre pavillon. Et ce refus constitue un incident diplomatique, qui serait même très grave pour le caïd de la région, si l’affaire arrivait jusqu’au sultan. Il joue la surprise et la consternation, avec des gestes délicieux, le beau caïd en robe de drap rose ; il fait mine de s’en prendre à des caïds inférieurs – lesquels s’en prennent à des gens quelconques – lesquels tombent à coups de bâton sur d’innocents bergers. Mais ce n’était qu’une comédie complotée entre eux tous afin de nous mettre à l’épreuve ; un complément de mouna était préparé, à toute éventualité, et caché, à petite distance, dans un ravin. Après souper, un nouveau cortège se présente au clair de lune, amenant cette fois seize moutons, une quantité respectable de poulets, de pains et de jarres de beurre. Et les caïds, anxieux de ce que le ministre va dire, attendent en silence autour de sa tente, dans la majesté de leurs longs burnous blancs. Cette nouvelle mouna, très convenable, est agréée et l’incident est clos.
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