VIII

369 Words
VIII6 avril. Vers cinq ou six heures du matin, avant le réveil sonné au camp, je soulève la porte de ma tente pour regarder au-dehors. Et cette première apparition matinale du pays d’alentour m’impressionne d’une manière inattendue. Un ciel uniformément obscur, sur tout le vaste pays vert où nous sommes ; de grandes plaines d’iris, de palmiers-nains, d’asphodèles ; par places, des amas de marguerites blanches, si serrées qu’on dirait des plaques de neige ; tout cela humide de pluie ou de rosée ; dans les lointains, ce vert intense s’assombrit sous les nuées lourdes qui traînent ; il tourne au gris d’ombre, puis, vers l’horizon, se mêle peu à peu, par plans dégradés, avec le noir des montagnes et du ciel : – une aurore sinistre, dans un lieu quelconque perdu au milieu d’un grand pays primitif. Des mules, déjà sellées par les soins de quelques serviteurs matineux, sont tassées là-bas les unes contre les autres, en fouillis, debout sur leurs pattes mais dormant encore ; leurs hautes selles à dossiers, recouvertes de drap rouge, forment des taches de couleur éclatante sur ces fonds de teintes neutres, sur ces derniers plans d’un gris violacé d’encre. Immobiles, elles ont l’air d’avoir été préparées là et d’attendre, pour quelque défilé de féerie sans spectateurs. Nos gardes s’éveillent, sortent un à un des tentes, étirant leurs longs bras bruns ; ayant toujours, à cause de ces robes et de ces voiles, un faux air de grandes vieilles femmes, de gigantesques gypsies… Ah ! les suppliantes d’hier au soir, qui sont encore là ! Malgré les averses tombées elles ont, paraît-il, passé la nuit accroupies devant la tente du ministre. Même elles sont plus nombreuses, ce matin : des vieilles, des jeunes, toute la famille du captif sans doute, et de pauvres petits bébés, encapuchonnés à la bédouin, qui dorment transis contre la poitrine des mères. Près d’elles, sur l’herbe mouillée, à la place où elles ont immolé la génisse, s’étale toujours une large tache de sang délayée par la pluie. Je m’approche de leur groupe : alors une vieille tatouée, qui me dit être la mère du caïd, prend dans ses mains le pan de mon manteau et l’embrasse. De cet instant, je me sens gagné à leur cause et me promets d’intercéder pour elles quand le moment sera venu… Comme ce lieu est triste, par un temps pareil, triste et mystérieux !… Sur ces lointains si sombres, comme nos tentes sont blanches !
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