VIIJ’ai souvenance d’avoir traversé toute l’après-midi de cette même journée d’immenses, d’interminables plateaux de sable recouverts de fougères, – comme sont nos landes du sud de la France. Ces plaines étaient d’un vert tendre et frais, à l’infini, d’un vert tout neuf d’avril ; un rayon atténué de soleil les éclairait obstinément, au seul point précis où nous étions, comme si cette lueur nous eût suivis, tandis qu’alentour les grands horizons de montagnes, où pesaient des nuages sombres, se confondaient avec le ciel dans des obscurités lourdes et sinistres. Des rideaux de brume tamisaient une sorte de lumière couleur d’argent doré, de vermeil pâli, et c’était inattendu de voir ainsi fraîches et voilées ces campagnes africaines.
Le frôlement de notre passage, les sabots de nos chevaux brisant les tiges, développaient très fortement la senteur des fougères – qui me rappelait les beaux matins de juin dans mon pays, l’arrivée au marché des mannequins de cerises. – (En Saintonge, les cerises ne voyagent jamais sans être enveloppées de cette sorte de feuillage ; aussi ces deux senteurs sont-elles inséparables dans mon souvenir.)
Et, de chaque côté de notre colonne, en sens inverse de notre marche, toutes les cinq minutes, des groupes de cavaliers arabes passaient comme le vent. Sur ces tapis de plantes, sur ces sables, on entendait à peine le galop de leurs chevaux ; tout le bruit qu’ils faisaient en fendant l’air était un léger cliquetis de cuivre et un flottement échevelé de burnous ; on croyait plutôt entendre une bourrasque dans des voiles de navire, ou un grand vol d’oiseaux. À peine aussi avait-on le temps de se garer pour n’être pas frôlé par eux. Et, au moment même où ils nous croisaient, ils poussaient un cri rauque, puis tiraient à poudre un coup de leur long fusil, nous couvrant de fumée.
À chaque instant, à droite ou à gauche, recommençait cette vision rapide, cette espèce de cauchemar de guerre, qui fuyait terriblement vite.
Vers le soir seulement, ces fantasias cessèrent. Autour de nous, la teinte verte était de plus en plus belle, le pays devenait presque boisé ; il y avait des bouquets d’oliviers, et les palmiers-nains étaient si vieux, si hauts, qu’ils ressemblaient à de vrais arbres. Des hameaux apparaissaient çà et là sur des collines : murs de terre battue et toits de chaume gris ; le tout entouré, gardé, à demi caché par des haies d’énormes cactus-raquettes d’un vert presque bleu. Et des femmes en haillons de laine grise sortaient, à notre approche, de ces formidables clôtures tout hérissées d’épines, criant : « You ! you ! you ! » pour nous faire honneur, avec des voix stridentes, perçantes, comme en ont les martinets, les soirs d’été, lorsqu’ils tourbillonnent dans le ciel.
Puis cette région habitée s’éloigna de nous et, après deux ou trois gués franchis, nous aperçûmes dans une prairie, dans un bas-fond très frais, notre camp qui achevait de se monter. Nos chevaux hennirent de plaisir en le reconnaissant.
***Toujours pareille, notre petite ville, toujours disposée de la même manière, comme si elle se transportait d’une seule pièce, sur des roulettes. Et, dès l’arrivée, chacun de nous, sans hésiter, se rend tout droit dans sa maison, qui, par rapport aux autres, n’a pas changé de place ; il y retrouve son lit, son bagage et, par terre, sur un premier tapis d’herbe et de fleurs, son tapis marocain, étendu. Nous voyageons avec tout le confort des nomades, n’ayant à nous occuper de rien, n’ayant qu’à jouir du grand air, du changement, de l’espace.
Nos quinze tentes forment un cercle parfait, laissant au milieu une sorte de place, de prairie intérieure où nos chevaux paissent. Toutes sont semblables, le mât central surmonté d’une grosse boule de cuivre, et les parois ornées, au-dehors, de plusieurs rangs d’arabesques d’un bleu noir, qui tranchent sur la blancheur de l’ensemble. (Ces arabesques, faites de morceaux d’étoffe découpés et cousus, sont d’un dessin toujours le même, extrêmement ancien, consacré par des traditions millénaires : espèces de créneaux dentelés qui se succèdent en séries, les mêmes que les Arabes taillent dans de la pierre au sommet de leurs murailles religieuses, les mêmes qu’ils brodent au bord de leurs tentures de soie, les mêmes qui entourent leurs mosaïques de faïence, et que l’on voit aussi aux lambris de l’Alcazar ou de l’Alhambra.)
Et autour de nos tentes, formant un second cercle enveloppant, il y a celles de nos chameliers, de nos muletiers, de nos gardes ; plus petites, plus pointues, celles-ci, et tout uniment grisâtres, disposées avec moins d’ordre, elles composent un quartier tout bédouin, qu’encombrent nos bêtes de somme, et où d’étranges musiques se font entendre le soir aux veillées.
***L’apparition de la mouna est toujours l’évènement le plus considérable de nos fins d’étapes ; c’est au crépuscule généralement que cela arrive, en long cortège, pour se déposer ensuite sur l’herbe devant la tente de notre ministre. Pardon pour ce mot arabe, mais il n’a pas d’équivalent en français : la mouna, c’est la dîme, la rançon, que notre qualité d’ambassade nous donne le droit de prélever sur les tribus en passant. Sans cette mouna, commandée longtemps à l’avance et amenée quelquefois de très loin, nous risquerions de mourir de faim dans ce pays sans auberges, sans marchés, presque sans villages, presque désert.
***Notre mouna de ce soir est d’une abondance royale. Aux dernières lueurs du jour, nous voyons s’avancer au milieu de notre camp français une théorie d’hommes graves, drapés de blanc ; un beau caïd, noble d’allure, marche à leur tête, avec lenteur. En les apercevant, notre ministre est rentré sous sa tente et s’est assis, comme le prescrit l’étiquette orientale, pour les recevoir au seuil de sa demeure. Les dix premiers portent de grandes amphores en terre, pleines de beurre de brebis ; puis viennent des jarres de lait, des paniers d’œufs ; des cages rondes, en roseau, remplies de poulets attachés par les pattes ; quatre mules chargées de pains, de citrons, d’oranges ; et enfin douze moutons, tenus par les cornes – qui pénètrent à contrecœur, les pauvres, dans ce camp étranger, se méfiant déjà de quelque chose.
Il y a de quoi nourrir dix caravanes comme la nôtre ; mais refuser serait un manque absolu de dignité.
D’ailleurs nos gens, nos cavaliers, nos muletiers, attendent, avec leurs convoitises d’hommes primitifs, cette mouna pour se la partager ; toute la nuit, ils en feront des bombances sauvages, ils en revendront demain, et il en restera encore des débris par terre pour les chiens errants et les chacals. C’est l’usage établi depuis des siècles : dans un camp d’ambassadeur, on doit faire continuelle fête.
***À peine le ministre a-t-il remercié les donateurs (d’un simple mouvement de tête comme il convient à un très grand chef), la curée commence. Sur un signe, nos gens s’approchent ; on se partage le beurre, le pain, les œufs ; on en remplit des burnous, des capuchons, des cabas en sparterie, des bâts de mulet. Derrière les tentes de cuisine, dans un petit recoin de mauvais aspect, qui semble se transporter, lui aussi, avec nous chaque jour, on emmène les moutons, – et il faut les y traîner, car ils comprennent, se défendent, se tordent. Au crépuscule mourant, presque à tâtons, on les égorge avec de vieux couteaux ; l’herbe est toujours pleine de sang, dans ce recoin-là. On y égorge aussi des poulets par douzaines, en les laissant se débattre longuement le cou à moitié tranché, afin de les mieux saigner. Puis des feux commencent à s’allumer partout, pour des cuisines bédouines qui seront pantagruéliques ; sur des tas de branches sèches, des petites flammes jaunes surgissent çà et là, éclairant brusquement des groupes de chameaux, des groupes de mules qu’on ne voyait déjà plus dans l’obscurité, ou bien de grands Arabes blancs, aux airs de fantôme. On dirait maintenant d’un camp de gitanos en orgie – au milieu de ce pays désert qui est déployé en cercle immense alentour et qui, tout à coup, dès que les feux brillent, paraît plus profond et plus noir.
Temps toujours couvert, très sombre, presque froid. Nous sommes dans une région de prairies, de marécages. Et, pendant ces préparatifs de festins, les grenouilles nous commencent de tous les côtés à la fois, jusque dans les lointains extrêmes, leur musique nocturne, leur même ensemble éternel, qui est de tous les pays et qui a dû être de tous les âges du monde.
***Vers huit heures, comme nous finissons de dîner nous-mêmes sous la grande tente commune qui nous sert de salle à manger, quelqu’un avertit le ministre qu’on vient de lui immoler une génisse, là, dehors, à la porte de son propre logis. Et nous sortons, avec une lanterne, pour savoir ce que signifie ce sacrifice et qui l’a accompli.
C’est un usage marocain d’immoler ainsi des animaux aux pieds des grands qui passent, lorsqu’on a une grâce à leur demander. La victime doit râler longuement, en répandant peu à peu son sang sur la terre. Si le seigneur est disposé à accueillir la supplique, il accepte le sacrifice et autorise ses serviteurs à enlever cette viande abattue pour la manger ; dans le cas contraire, il continue son chemin sans détourner la tête et l’offrande dédaignée reste pour les corbeaux. Quelquefois, paraît-il, pendant les voyages du sultan, la route qu’il a suivie est comme jalonnée par les bêtes mortes.
La génisse, encore vivante, est couchée devant la tente du ministre, en travers de sa porte ; elle souffle bruyamment, les naseaux ouverts ; la lueur du fanal éclaire la mare de sang échappée de sa gorge, qui s’élargit sur l’herbe. Et trois femmes sont là – les suppliantes – enlaçant de leurs bras le mât de notre pavillon de France.
Elles sont de la tribu voisine. Pendant les premiers moments du repas de nos gardes, pendant les premières minutes de gloutonnerie affamée, la nuit aidant, elles ont réussi à pénétrer au milieu de nos tentes sans être aperçues ; puis, quand on a voulu les chasser, elles se sont cramponnées à cette hampe du drapeau avec un air de se croire inattaquables sous cette protection-là, et on n’a pas osé les en arracher de force. Elles ont amené avec elles quatre ou cinq petits tout jeunes, qui s’accrochent à leurs vêtements ou qu’elles portent à leur cou. Dans l’obscurité, et avec leurs voiles à moitié baissés, il est impossible de démêler si elles sont jolies et jeunes, ou bien laides et vieilles ; d’ailleurs, leurs tuniques flottantes, agrafées aux épaules par de larges plaques d’argent que l’on voit briller, dissimulent toutes les lignes de leurs corps.
L’interprète s’approche, et d’autres fanaux sont apportés, éclairant mieux ce groupe de formes blanches autour de cette bête égorgée qui finit de mourir par terre.
Ce sont les trois épouses d’un caïd de la région. Pour des méfaits qu’il ne m’appartient pas d’apprécier, leur mari a été enfermé, depuis déjà deux ans, dans les prisons de Tanger, sur les instances de la légation de France. Et elles voudraient que le nouveau ministre français, comme grâce de joyeux avènement, demandât au sultan de Fez de le remettre en liberté.
Il est peut-être très coupable, ce caïd, je n’en sais rien, mais ses femmes sont touchantes. Autant que je puis juger, c’est aussi l’avis du ministre, et, bien qu’il ne veuille dès maintenant faire aucune promesse formelle, la cause me paraît en voie d’être gagnée.