VI5 avril.
À six heures, au grand jour, le clairon d’un de nos chasseurs d’Afrique sonne le réveil.
Vite il faut se lever, se sangler, se guêtrer. Déjà des Arabes ont envahi mon logis pour le démolir, – mon logis de toile blanche tout trempé de la pluie de la nuit.
En un tour de main, c’est fait ; le vent aidant, cela s’envole, flotte un instant avec un bruit de voile de navire, puis retombe aplati sur l’herbe mouillée, et j’achève à l’air libre d’attacher mes éperons, de mettre la dernière main à ma toilette.
Les petites fleurs qui ont dormi sous mon toit vont recouvrer la liberté, l’arrosage des averses et la solitude.
Et toute notre ville se démonte de la même manière, se plie, s’attache serré dans des quantités de ficelles ; puis se charge sur des mules qui ruent, sur des chameaux qui grognent ; en route, notre camp est levé !
***Au départ, les chevaux dansent, hennissent, se défendent ou s’amusent.
Nous commençons notre étape du second jour dans des montagnes uniformément couvertes de broussailles de chênes verts, de bruyères et d’asphodèles. Presque jamais d’arbres, au Maroc ; mais, en revanche, toujours ces grandes lignes tranquilles des paysages vierges que n’interrompt ni une route, ni une maison, ni un enclos. Un pays inculte, à peu près laissé à l’état primitif, mais qui semble merveilleusement fertile. Quelques champs de blé, çà et là, quelques champs d’orge auxquels on ne s’est pas cru obligé de donner la forme carrée usitée chez nous, et qui ont l’air de prairies d’un vert tendre. Comme cela repose les yeux, après notre petite campagne française tout en damier, morcelée et découpée… J’ai déjà connu ailleurs cette sorte de bien-être, de soulagement particulier que l’on éprouve dans les pays où l’espace ne coûte rien et n’est à personne ; dans ces pays-là, il semble aussi que les horizons s’élargissent démesurément, que le champ de la vue soit très agrandi, que les étendues ne finissent plus.
Et toujours, à quelque cinquante mètres en avant de nous, sur les tranquilles lointains verts sans cesse déroulés, – toujours se dessine cette même première avant-garde, qui nous guide et que nous suivons dans sa continuelle fuite : trois cavaliers de front ; celui du milieu, un grand vieux n***e de majestueuse allure, en cafetan de drap rose, en burnous et turban de fine étoffe blanche, portant haut l’étendard du sultan, l’étendard de soie rouge à boule de cuivre ; ceux des côtés, nègres aussi, pareillement coiffés, tenant en main leurs longs fusils, dont les canons brillent sur l’uniformité bleuâtre des fonds, des montagnes et des plaines.
***Vers dix heures, sous le ciel toujours gris, dans la campagne toujours verte et sauvage, nous apercevons là-bas devant nous une ligne immobile de bonshommes à cheval, postés pour nous attendre. C’est que nous allons changer de territoire, et tous les hommes de la tribu chez laquelle nous arrivons se tiennent sous les armes, caïd en tête, pour nous recevoir. Ainsi qu’il est d’usage pour les ambassades qui passent, ils nous feront escorte à travers leur pays, et les autres, venus de Tanger, s’en retourneront.
Oh ! les étranges cavaliers, vus au repos et dans le lointain ! Sur leurs petits chevaux maigres, sur leurs hautes selles à fauteuil, on dirait des vieilles femmes enveloppées de longs voiles blancs, des vieilles poupées à figure noire, des vieilles momies. Ils tiennent en main de très longs bâtons minces recouverts de cuivre brillant, – qui sont des canons de fusil ; – leur tête est tout embobelinée de mousseline, et leurs burnous, sur la croupe de leurs bêtes, traînent comme des châles.
On s’approche et, brusquement, à un signal, à un commandement jeté d’une voix rauque, tout cela se disperse, essaime comme un vol d’abeilles, gambade avec des cliquetis d’armes, en poussant des cris. Leurs chevaux, éperonnés, se cabrent, sautent, galopent comme des gazelles effarées, queue au vent, crinière au vent, bondissant sur les rochers, sur les pierres. Et, du même coup, les vieilles poupées ont pris vie, sont devenues superbes aussi, sont devenues des hommes sveltes et agiles, à beau visage farouche, debout sur de grands étriers argentés. Et tous les burnous blancs qui les empaquetaient se sont envolés, flottent maintenant avec une grâce exquise, découvrant des robes de dessous en drap rouge, en drap orange, en drap vert, et des selles qui ont des tapis de soie rose, de soie jaune ou de soie bleue à broderies d’or. Et les beaux bras nus des cavaliers, fauves comme du bronze, sortent des manches larges relevées jusqu’aux épaules, brandissant en l’air, pendant la course folle, les longs fusils de cuivre qui semblent devenus légers comme des roseaux…
C’est une première fantasia de bienvenue, pour nous faire honneur. Dès qu’elle est finie, le caïd qui l’avait conduite s’avance vers notre ministre et lui tend la main. Nous disons adieu à nos compagnons d’hier qui s’éloignent, et nous continuons notre route escortés de nos nouveaux hôtes.