VLe même jour, à huit heures du soir. À la lueur d’un fanal, sous ma tente, dans un lieu quelconque où nous avons campé pour la nuit. Très seul tout à coup au milieu d’un profond silence, très tranquille après les agitations de la journée, et délicieusement reposé sur mon lit de camp, je me complais à avoir conscience des grandes étendues obscures d’alentour, qui sont sans routes, sans maisons, sans abris et sans habitants.
La pluie fouette les toiles tendues qui composent mes murailles et ma toiture, et j’entends le vent gémir. Le temps, qui était si beau au départ, s’est gâté à l’approche de la nuit.
Nous avons fait courte étape pour cette première fois : vingt kilomètres à peine. Avant la tombée du jour, nous avons aperçu devant nous notre petite ville nomade qui nous attendait, gaie et hospitalière, toute blanche au milieu des solitudes vertes ; partie de bon matin à dos de mulet, elle était déjà arrivée, déjà dépliée, déjà remontée, et les deux pavillons de France et de Maroc flottaient au-dessus, l’un en face de l’autre, amicalement.
C’est le caïd responsable de ces tentes, qui a charge de faire lever notre camp chaque matin et de le faire dresser chaque soir – dans des lieux toujours choisis d’avance, près des rivières ou des sources, et autant que possible sur des terrains secs recouverts d’une herbe courte.
***Mon lit, très léger, est confortablement posé sur mes deux cantines, qui l’éloignent autant qu’il faut du sol, des grillons et des fourmis ; ma selle, en guise d’oreiller, le soulève du côté de la tête, et j’y suis enveloppé d’une couverture marocaine rayée de vert et d’orange, en haute laine, qui me tient très chaud, tandis que le vent frais de la nuit passe sur moi parfumé d’une odeur saine et sauvage, d’une odeur de foins et de fleurs. Au-dessus de ma tête, mon toit a naturellement forme d’immense parapluie ; il est blanc, les nervures en sont garnies de galons bleus et terminées par des trèfles en maroquin rouge. Tout autour, comme une de ces draperies retombantes qui servent à fermer les cirques ou les chevaux-de-bois, est accroché un tarabieh, c’est-à-dire une sorte de petit mur circulaire en toile Blanche, garni des mêmes rubans bleus, des mêmes trèfles rouges, et maintenu par des pieux fichés en terre. C’est le modèle uniforme de toutes les tentes de maître, de chef usitées au Maroc ; il y aurait place pour cinq ou six lits comme le mien ; mais la magnificence du sultan nous a donné à chacun une maison particulière.
Pour plancher, j’ai l’herbe fine, fleurie d’une minuscule variété d’iris : c’est un beau tapis violet doucement odorant, au milieu duquel trois ou quatre soucis, piqués çà et là, éclatent comme de petites rosaces d’or.
Mes compagnons de voyage et nos Arabes d’escorte sont en train de faire comme moi sans doute ; ils se couchent et vont s’endormir ; dans le camp, on n’entend plus aucun bruit humain.
Et tandis que j’apprécie ce calme, ce silence, ces senteurs fraîches, cet air vivifiant et pur, voici que dans une Revue emportée par hasard, je jette les yeux sur un article de Huysmans célébrant ses joies en sleeping-car : la fumée noire ; la promiscuité et les puanteurs des cellules trop étroites ; surtout les charmes de son voisin d’en dessus, monsieur d’une cinquantaine d’années, adipeux, flasque et crachotant, avec breloques sur le ventre, lorgnon à l’œil et cigare aux lèvres… Alors mon bien-être s’augmente encore à sentir très loin de moi ce voisin de Huysmans, – lequel est, du reste, un type peint de main de maître du monsieur âgé contemporain, important voyageur d’express. Et même, dans ma joie de songer que cette sorte de personnage ne circule pas encore au Maroc, j’éprouve un premier mouvement de reconnaissance envers le sultan de Fez pour ne point vouloir de sleeping dans son empire, et pour y laisser les sentiers sauvages où l’on passe à cheval en fendant le vent…
***À minuit la grêle tambourine dehors et une grande rafale secoue les toiles de mon logis. Puis j’entends confusément des voix rudes qui se rapprochent ; un fanal fait le tour de ma maison, dessinant, par transparence sur l’étoffe tendue, les arabesques noires qui décorent l’extérieur : ce sont des gens de veille qui viennent, sous la direction de leur caïd, renfoncer à coups de mailloche tous les piquets de ma tente, de peur que le vent ne l’emporte.
… Quand le sultan est en voyage, sous sa grande tente à lui, qu’il faut soixante mules pour transporter, il paraît que si par hasard au milieu de la nuit le vent d’orage se lève, on ne se sert pas de mailloches, de peur de troubler le sommeil du maître et des belles dames du harem. Mais on réveille un régiment qui s’assied en rond autour du palais nomade et y reste jusqu’au jour, tenant dans ses innombrables doigts toutes les cordes du mur. – Quelqu’un, qui a vécu longtemps auprès de Sa Majesté me contait cela aujourd’hui, tandis que nos chevaux trottaient côte à côte ; – cette bourrasque me le remet en mémoire – et je me rendors en rêvant à cette cour de Fez, où habitent, derrière des murs et sous des voiles, tant de mystérieuses belles…
***Vers deux heures du matin, nouvelle alerte nocturne : des ébrouements de chevaux affolés, des galops martelant le sol, des cris d’Arabes. Nos bêtes, qui se sont détachées, se battent, épeurées par je ne sais quoi d’invisible, prises de panique générale !… Pourvu que tout cela se passe loin de moi, ne vienne pas s’entraver les pieds dans les cordes de ma tente et la chavirer ; quel ennui ce serait, sous l’ondée qui ruisselle toujours ?
Allah soit loué ! La galopade échevelée prend une autre direction, s’éloigne, se perd dans le noir d’alentour.
Puis j’entends qu’on ramène les fugitifs, et le calme revient, – le silence, – le sommeil…