IV4 avril.
Pour garder nos innombrables bagages, nos gens ont couché dans la rue, effondrés dans leurs burnous, la tête cachée sous leurs capuchons, semblables à d’informes tas de laine grise.
À pointe d’aube, tout cela sort de sa torpeur accroupie, s’éveille et s’agite. D’abord des appels timides, des pas incertains de gens qui dorment encore ; puis bientôt des cris, des disputes. Du reste, avec les duretés et les aspirations haletantes de la langue arabe, entre hommes du peuple, on a toujours l’air de se vomir des torrents d’injures.
Et cette grande rumeur d’ensemble, qui augmente toujours, couvre les bruits habituels du matin : chants de coqs, hennissements de chevaux et de mulets, grognements de chameaux dans le plus voisin caravansérail.
Avant le soleil levé, c’est déjà devenu quelque chose d’infernal : des cris suraigus comme en poussent les singes ; un brouhaha sauvage à faire frémir. Dans mon demi-sommeil, je m’imaginerais, si je n’étais habitué à ces tapages d’Afrique, que l’on se bat sous mes fenêtres, et même de la façon la plus barbare ; qu’on s’égorge, qu’on se mange… Tout simplement je me dis : « Ce sont nos bêtes qui arrivent, et nos muletiers qui commencent à les équiper. »
C’est une rude affaire, il est vrai, que de charger une centaine de mules entêtées et de chameaux stupides, dans des petites rues qui n’ont pas deux mètres de large. Des bêtes, qui ne trouvent plus la place de tourner, hennissent de détresse ; des caisses trop grosses accrochent les murs en passant ; il y a des rencontres, des collisions et des ruades.
Vers huit heures le tumulte est à son comble. Du haut des terrasses de la légation, au plus loin qu’on puisse voir dans le voisinage, c’est un tassement confus de gens et d’animaux hurlant à plein gosier. En plus des mulets de charge, il y a ceux des Arabes d’escorte, harnachés de mille couleurs, avec des fauteuils sur le dos, et des tapis de drap rouge, de drap bleu, de drap jaune, leur faisant comme des robes. Des cavaliers à visage brun et à burnous blanc sont déjà en selle, le long fusil mince en bandoulière. – Et tout ce train de voyage, qui doit nous précéder sous la conduite et la responsabilité d’un caïd envoyé par le sultan, se met en marche peu à peu, péniblement, individuellement ; à force de cris et de coups de bâton, le tout s’écoule vers les portes de la ville, finissant par laisser libres les petites rues autour de nous.
Alors vient le tour des mendiants, – et ils sont nombreux à Tanger ; – les fous, les idiots, les estropiés, les gens sans yeux ayant des trous saignants en guise de prunelles, – assiègent la légation pour nous dire adieu. Et, suivant la coutume, le ministre, paraissant sur le seuil, jette au hasard des poignées de pièces blanches, afin de nous mériter les prières qui porteront bonheur à notre caravane.
***C’est à une heure de l’après-midi que nous devons nous mettre en route nous-mêmes. Le point de rendez-vous est la place du Grand-Marché, – cette place sur laquelle j’ai eu, le soir de mon arrivée, une première et inoubliable audition de musette arabe.
Au-dessus de la ville s’étend cette vaste esplanade, terreuse et pierreuse, sans cesse encombrée d’une couche compacte de chameaux agenouillés, et où grouille perpétuellement une foule en capuchon, qui est aussi d’une couleur rousse de terre. Tout ce qui arrive de l’intérieur, de par-delà le désert, et tout ce qui va s’y rendre, se groupe et se mêle sur cette place. Et là, du matin au soir, retentit le tambour, gémit la flûte des sorciers jeteurs de sorts, des mangeurs de feu et des charmeurs de serpents.
Aujourd’hui, la formation de notre caravane apporte dans ce lieu un surcroît de mouvement et de cohue. Dès midi, au beau soleil, arrivent nos premiers cavaliers, notre escorte d’honneur, nos caïds, et le porte-drapeau du sultan, qui pendant tout le voyage marchera à notre tête.
Jour de grand marché : des centaines de chameaux, pelés et hideux, sont à genoux dans la poussière, allongeant de droite ou de gauche, avec des ondulations de chenille, leur long cou chauve ; – et la masse des paysans ou des pauvres, en burnous gris, en sayon de laine brune, s’agite confusément parmi ces tas de bêtes couchées. C’est un immense fouillis d’une même nuance terne et neutre, qui fait davantage resplendir là-bas, dans la magnifique lumière des lointains, la ville toute blanche surmontée de minarets verts, et la Méditerranée toute bleue. Et, sur le fond monotone de cette foule, éclate aussi plus vivement le coloris oriental des cavaliers de notre suite, les cafetans roses, les cafetans oranges, les cafetans jaunes, les selles de drap rouge et les selles de velours.
Notre mission, sous la conduite de M. J. Patenôtre, ministre de France, se compose de quinze personnes, parmi lesquelles nous sommes sept officiers ; nos uniformes aussi ajoutent à ce tableau de départ un peu de diversité, de couleur et d’or. Cinq chasseurs d’Afrique, en manteau bleu, nous accompagnent. De plus, presque toute la colonie européenne est montée à cheval pour nous faire cortège : des ministres étrangers, des attachés d’ambassade, des peintres, d’aimables gens quelconques.
Et voici le pacha de Tanger, qui vient également nous conduire hors de ses domaines, vieillard à tête de prophète, à barbe blanche, tout de blanc vêtu, sur une mule blanche à selle rouge que quatre serviteurs tiennent en main. Notre ensemble a l’air d’une fête travestie, d’un joyeux méli-mélo de cavalcade.
Retournons-nous une dernière fois pour dire adieu à Tanger la Blanche, dont les terrasses dévalent au loin vers la mer sous nos pieds ; disons adieu surtout à ces montagnes bleuâtres qui se dessinent encore de l’autre côté du détroit et qui sont l’Andalousie, la pointe extrême d’Europe prête à disparaître.
Il est une heure, l’heure fixée pour se mettre en route. Le drapeau de soie rouge du sultan, qui doit nous guider jusqu’à Fez, se déploie devant nous, surmonté de sa boule de cuivre ; pour musique de boute-selle, nous avons les tambourins et les flûtes des sorciers du marché ; et notre colonne s’ébranle, en grand désordre, très gaiement.
Dans la banlieue, sur du sable, nos chevaux, fort gais eux aussi, prennent l’allure sautillante des débuts de promenade. Nous passons d’abord entre des villas à l’européenne, des hôtels, où une quantité de belles dames touristes sont aux balcons, aux vérandas, groupées sous des ombrelles pour nous regarder défiler. Et vraiment on pourrait se croire tout simplement en Algérie à quelque marche militaire, à quelque parade de fête ; bien que cependant le mauvais état des chemins et l’absence complète de voitures donnent à ces abords de ville quelque chose d’inusité et de singulier…
Du reste, autour de nous, tout change d’aspect bien vite. Au bout de quatre ou cinq cents mètres, l’espèce d’avenue bordée d’aloès par laquelle nous étions partis se perd complètement dans la campagne à l’abandon, s’efface, n’existe plus. Pas de routes, au Maroc, jamais, nulle part. Des sentiers de chèvres, tracés à la longue par le passage des caravanes ; et le droit de traverser à gué les rivières qui se présentent.
Ils sont bien mauvais aujourd’hui, ces sentiers ; le sol, détrempé par les pluies de l’hiver, cède partout sous les pieds de nos chevaux, qui s’enfoncent dans de la boue noirâtre, dans de la tourbe molle.
Les uns après les autres, les amis qui nous reconduisaient abandonnent la partie, reviennent sur leurs pas, après des poignées de main et des souhaits de bon voyage. Tanger a d’ailleurs très promptement disparu, derrière des collines désertes. Et bientôt nous nous trouvons seuls à suivre l’étendard rouge du sultan, nous qui devons continuer pendant une douzaine de jours la promenade, seuls au milieu d’un grand pays silencieux, sauvage, tout inondé de lumière…