CHAPITRE II
L’ombre du gouffreEntre la plage de Pen hat, vaste b***e de sable dont le croissant échancre l’extrémité Nord-Ouest de la presqu’île de Croton, près de la pointe du Toulinguet, et la pointe de Pen hir ou pointe des Pois, la côte, précipice à pic sur l’insondable abîme de l’Atlantique, dresse partout un infranchissable rempart de cent quatre-vingts pieds de haut qui peut se garder tout seul des attaques du large et défie l’escalade. Au Toulinguet et à Pen hir seulement, des postes de surveillance occupés par des gardes-côtes et des batteries balayant les grèves accessibles.
En un point cependant vis-à-vis le village de Kerbonn, une taille verticale, sorte de petit fjord norvégien, entaille le monstrueux bloc de grès quartzeux dans toute sa hauteur, et forme un énorme entonnoir, où, par les gros temps, les lames s’engouffrent avec un tapage formidable, couvrant d’embruns salés la lande pierreuse et les toits du misérable amas de masures voisin. Parfois il est impossible de passer dans le sentier de douaniers qui court en cet endroit, suivant la crête de la falaise. En bas une voix de tempête mugit sans cesse, rauque, profonde, répercutée par d’invisibles grottes.
On appelle cette échancrure, cette caverne presque toujours sous-marine, le Voroc’h.
Toute cette sombre soirée de novembre 1803, et une partie de la nuit, le meuglement de taureau du Voroc’h avait retenti, jetant l’épouvante aux environs, et le garde-côte Nédélek Poulmic, renfermé soigneusement dans la maisonnette de la pointe des Pois, tout heureux de se sentir à l’abri, disait à son camarade Guillaume Le Gall, de garde avec lui :
« Mauvaise voix qu’il a ce soir, le Voroc’h, sa voix de malheur et de naufrage ! »
Guillaume avait riposté :
« C’est un endroit d’où il ne peut sortir que du mal pour le pays et pour nous. »
Poulmic souffla d’une intonation basse, et étranglée de terreur ;
« D’autant qu’on assure que les âmes des noyés y reviennent et que souvent on voit leurs ombres y errer et s’en élever sous des formes qui font peur ! »
Par la petite fenêtre du poste donnant de ce côté, il jetait des regards craintifs, là-bas, vers ce Voroc’h redouté ; mais rien n’en sortait qu’une vague fumée blanchâtre, à peine visible dans ces ténèbres, écume des longues lames venues du large, buée humide de la mer.
Peu à peu, à mesure que les heures du soir passaient faisant place aux heures plus lourdes, plus opaques, de la nuit, les grondements diminuaient d’intensité, plus espacés, moins caverneux.
Le Gall observa ;
« Le vent a tendance à calmer, qu’on jurerait ; le coup de suroît ne tiendra pas longtemps cette fois. »
Au bas de la roche escarpée qui termine la pointe de Pen hir, et tout autour des Tas de Pois, ces écueils à forme de pyramide, semblables à des montagnes tombées dans la mer et prolongeant au loin le promontoire, les rugissements paraissaient moins forts, moins terribles.
Poulmic continua :
« C’est grande basse mer, cette nuit ; bien sûr que la tempête s’en ira aussi vite qu’elle est arrivée. »
De Gall regardait dans le Sud ; il compléta cette affirmation par une observation nouvelle ;
« Ah ! ah ! La brume accourt derrière Sein et le Raz ; elle va aplatir la mer plutôt qu’on ne pensait : on aura du calme pour tout le restant de la nuit.
– Allons, va te reposer ; de minuit à deux heures je prends le quart. »
Plus lentes encore, dans l’engourdissement de la nature, les minutes glissèrent, enveloppant de somnolence le veilleur solitaire qui constata, l’oreille machinalement attentive :
« Ça s’apaise de plus en plus. À deux heures, c’est la fin du jusant, le flot va reprendre bientôt. »
Le moment du tour de garde de son camarade approchait. Instinctivement, par dernière précaution, avant d’aller l’éveiller, il examina tour à tour la mer, puis la lande, d’une rapide inspection, essayant de percer les étendues brumeuses, impénétrables par endroits, et laissant cependant par place des trouées où plongeaient assez facilement les yeux.
Une exclamation sourde lui échappa :
« Ma Doué ! »
Et après s’être orienté un instant pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, il ajouta ;
« Les v’là ces visions du Voroc’h dont Poulmic parlait ce soir ! »
Là-bas, à quelques centaines de pieds, et certainement au-dessus de la béante ouverture du gouffre, une lueur étrange, tantôt rouge, tantôt jaune, éclairait la brume, formait un halo inquiétant et mouvant.
Il balbutia, tenaillé de crainte :
« Du feu ! du soufre ! La flamme du Purgatoire que ce serait !… Les âmes des noyés qui se lamentent, Seigneur Dieu !… »
Tout avait soudain disparu, et ses prunelles se heurtaient à un mur opaque de brouillard. Il passa dans une pièce voisine et revint accompagné de Poulmic, en lui racontant ce qu’il croyait avoir vu.
Frissonnants, épaule contre épaule, ils concentrèrent toute leur puissance de vision dans la direction de l’abîme, et, au bout de quelque temps, Nédélek s’écria :
« Tu as dit vrai, Guillaume ; ça flambe encore ! »
De nouveau une dansante lumière filtrait, fantastique, irréelle, semblant venir d’en bas, des profondeurs de l’Océan, des entrailles de la terre ; les deux hommes serrés l’un contre l’autre, muets d’effroi, observaient toujours ; tout à coup, Le Gall s’écria, le bras tendu :
« L’ombre !… L’ombre qui monte du gouffre, vois-tu ? »
Tandis que Poulmic, les prunelles fixes, la bouche béante, laissait échapper d’une voix frémissante :
« Bonne Dame de Roz Madou, ayez pitié des trépassés ! C’est l’âme d’un malheureux péri en mer qui remue là-bas, et qui réclame des prières, avec ses bras ainsi agités, qu’on jurerait des ailes ! »
Dans l’orbe lumineux et sur l’écran blanchâtre de la brume, une ombre gigantesque dessinait la forme d’une chauve-souris monstrueuse. Puis d’autres ombres parurent, les unes après les autres, semblant envelopper, étreindre la première, et le brouillard ondula, tourbillonna, roula sur lui-même, brouillant toutes les formes, en même temps qu’un long mugissement plaintif passait en rafale sur la lande. Tout s’éteignit, noyé dans la reprise plus profonde des ténèbres.
« Hein ! L’as-tu entendue, la pauvre âme ?… Quel gémissement de désespoir, au moment où les démons l’ont emportée !… »
Poulmic hoquetait d’épouvante, tombé à deux genoux sur le carrelage, son chapelet égrené fébrilement, tandis que Le Gall, blémi, se signait rapidement, répondant :
« Le Voroc’h l’a ressaisie ! Dieu ait miséricorde d’elle !… Quelle plainte, Seigneur, quand elle s’est sentie perdue !… »
Et, tout le long de l’inébranlable muraille de roches, la mer recommença de se lamenter, pendant que le vent soufflait, plus aigre, balayant l’Océan, balayant la lande et emportant l’ombre jaillie du gouffre.
À onze heures, malgré la houle encore violente, malgré les sifflements du suroît, qui, pour les observateurs inexpérimentés semblait devoir poursuivre durant toute la nuit son œuvre de dévastation, Kornéli Troadec, ses sept fils et Tonton Maõ quittaient silencieusement l’Abri de la Tempête.
Tout reposait dans Camaret ; les barques ballottées dansaient dans le port. Le voyageur, ses volets clos, ayant gagné le lit qu’on lui avait préparé dans une chambre au premier étage de la maison, s’endormait bercé par les derniers hurlements de l’ouragan, et fermait hermétiquement ses lourdes paupières sur ses vives et fouilleuses prunelles, ainsi qu’après un travail consciencieux, sans se douter que c’était maintenant surtout qu’il eût pu utilement faire manœuvrer leurs pointes aiguës et curieuses. Peut-être aussi s’en remettait-il, confiant, à l’avenir, ne pouvant se hasarder, de nuit, à travers un pays inconnu pour suivre ses hôtes dans l’expédition mystérieuse que le mari de Corentine avait failli raconter.
Dehors, ayant échangé quelques phrases rapides, le paysan et les pêcheurs se séparèrent.
Le premier, une peau de bique aux épaules pour combattre la fraîcheur nocturne, portant roulé sous le bras un vêtement de drap, sorte d’épais manteau, tourna le dos au port, se glissa le long d’une ruelle, et bientôt ses sabots sonnèrent contre les cailloux mêlés au sable de la lande, à mesure qu’il gagnait la hauteur, entre des ailes immobiles de moulins endormis, tête baissée, son chapeau rabattu sur les yeux pour donner moins de prise à la bourrasque, son penn baz solidement tenu dans sa main droite.
La marée n’étant qu’à moitié, il y avait assez d’eau pour qu’un canot pût flotter ; Kornéli et ses enfants sautèrent dans celui qui les avait débarqués. Pierrik se mit à la godille, et, quelques minutes plus tard, tous embarquaient à bord des Sept-Frères.
Il n’était pas la demie après onze heures, que, ses voiles brunes déployées, avec deux ris pris dans la toile, le solide bateau ponté des Troadec sortait du port, piquait droit vers la pleine mer, bondissant par-dessus les vagues et laissant derrière lui un long sillon d’écume. Il disparaissait derrière la pointe du Grand Gouin, sans que nul ne l’eût vu sortir de Camaret, pas même le poste de la tour rouge de Vauban.
Par cette nuit profonde, sans lune, sans étoiles, il fallait admirablement connaître le pays pour s’y aventurer à travers de telles ténèbres et suivre, sans se tromper, sa direction au milieu du désert pierreux de la lande. Cependant, Tonton Maõ ne mit pas une demi-heure à parcourir l’espace qui s’étend du port à l’anfractuosité du Voroc’h.
Arrivé là, après avoir soigneusement examiné l’étendue muette et solitaire autour de lui, après s’être assuré que l’humble village de Kerbonn dormait et avoir lancé un coup d’œil de défi et de dédain à la faible étoile qui brillait, indiquant vers la pointe de Pen hir l’exacte situation du poste des gardes-côtes, il déplaça quelque, pesants blocs de pierre, et tira d’une cachette un câble solide, muni de distance en distance de nœuds, et terminé par un fort grappin de fer.
Ayant fixé celui-ci dans une fente du roc, il lança le cordage goudronné dans le vide ; puis, ayant laissé ses sabots, s’aidant des pieds et des mains descendit sans aucune hésitation, en suivant une sorte de rigole naturelle creusée dans un des côtés de l’échancrure de la falaise.
Par moments des pierres, des terres meubles se détachaient, roulant sous ses pieds ; mais, cramponné à la corde, il allait toujours, et déjà, quelques embruns arrivaient jusqu’à lui, inondant sa peau de bique, lui annonçant le voisinage de plus en plus proche de la mer.
Un dernier effort, une glissade suprême et il sentit sous ses orteils, la surface polie des galets que la marée descendante laisse à sec au fond de cet abîme. C’est à peine si de légères écumes venaient encore mourir autour de lui.
Il marcha résolument vers l’Océan, tâtant de la main la muraille lisse, absolument verticale et murmura après un nouvel examen attentif autour de lui :
« La grotte doit commencer à se vider, il va être l’heure. »
Quelques instants s’écoulèrent, et, tout à coup, une lueur d’abord assez faible, ensuite plus forte, plus étendue, ouvrit une gueule de fournaise, un cratère de volcan, au pied même de la falaise.
La grotte principale du Voroc’h s’illuminait, merveilleuse voûte de cathédrale naturelle, soutenue par des piliers énormes, encore luisants d’eau et montrant, sous le jeu mouvant du brasier allumé par Tonton Maõ, des parois drapées de teintes rouges, jaunes ou violettes, dans lesquelles dansaient les étincelles de milliers de pierres précieuses, rubis, topazes, améthystes, évoquées magnifiquement par les flammes.
Malgré la brume qui s’épaississait, étendant son rideau mobile au-dessus de l’Atlantique et venant frôler d’une caresse humide, continue, les falaises, l’amas de brousses et d’ajoncs secs que le paysan avait eu soin d’apporter, projetait sa clarté dans un rayon assez étendu pour miroiter sur l’ondulation des vagues, dont les dernières étalaient leur frange neigeuse à l’entrée même de la caverne.
Il y avait déjà un certain temps que l’homme à la peau de bique, assis sur un énorme galet, en face du brasier dont il alimentait attentivement la flamme onduleuse, mesurait les minutes en égrenant son chapelet et en murmurant des Pater et des Ave, quand, des profondeurs obscures de l’Atlantique, une sorte de mélopée lente et rythmée arriva jusqu’à lui, glissant sur l’élasticité des lames.
Il se redressa d’un mouvement brusque, la tête tendue vers le large, et des syllabes rauques se détachèrent, de plus en plus nettes, cadencées régulièrement avec une progression grandissante de sonorité, à travers la cotonneuse épaisseur de la brume, duvet qui en ouatait les barbares consonances :
« Ho ! hisse ! Ha ! ha ! hollà ! »
Un sourire dilata les mille plis de son vieux visage, tandis que son cœur battait d’un mouvement plus rapide, d’un élan de joie, à entendre, à reconnaître le signal convenu, la rude mélopée des pêcheurs et des marins à la manœuvre :
« Ho ! hisse ! Ha ! ha ! hollà ! »
– Ce sont eux, tout va bien ! fit-il.
Il trempa dans le brasier l’extrémité d’une torche résineuse, et, s’avançant vers la mer jusqu’à ce que l’eau lui montât à mi-jambes, il balança autour de sa tête, en formant un répété signe de croix, le brandon enflammé, tandis que de son gosier s’envolait, en réponse, l’air séculaire de la Bretagne, dont les notes venaient gronder mélancoliquement jusqu’au fond des grottes :
Ann hini goz eo va dous,Ann hini goz eo va zur !…Elles sonnaient tendres et vibrantes les syllabes éternelles qui chantent l’indestructible amour du vieux pays breton, comme caractérisent sa force l’éternel granit et le grès éternel des côtes armoricaines :
C’est la vieille qui est ma douce,C’est la vieille qui l’est toujours !…Un coup de sifflet strident leur répondit, avec une grande phrase d’appel :
« À toi, Tonton Maõ, croche dedans l’amarre !… » Balayant l’air, l’extrémité d’un cordage vint s’abattre en rouleau aux pieds du vieillard, qui, sans lâcher sa torche, saisit le câble et hala fortement dessus.
Dans l’auréole de lumière, qui formait éventail autour du Voroc’h, l’avant noir d’un canot parut, émergeant de la brume, et les unes après les autres se détachèrent, soulignées par les derniers éclats braisillants du feu, les faces rougies de Kornéli, d’Alcide, de Loïz, d’Alan, de Pierrik ; à l’arrière, dans l’ombre, près du mousse qui poussait l’embarcation avec sa rame, on distinguait une forme assise.
Le premier, Kornéli Troadec sauta, faisant rejaillir l’eau sous ses lourdes bottes et aidant Tonton Maõ à tirer sur l’amarre pour amener le canot aussi près que possible de la grotte ; il semblait triomphant et murmurait, égayé d’un rire demi contenu :
« Un vrai temps de bénédiction pour nous : on n’y voit pas à dix mètres. Fameux pour le genre de contrebande que nous faisons à c’t’heure ! Ah ! ah ! ah ! » Tout en essayant de reconnaître l’ombre indécise pelotonnée près de la barre, le paysan questionna :
« Alors ça a marché ? »
Alcide retombait à son tour, après s’être enlevé d’un saut par-dessus le bord ; il grommela :
« Oui, on a vu l’Anglais nez à nez !… Malheur, que ça n’ait pas été pour le prendre à l’abordage, on aurait eu la partie belle ! »
Mais Kornéli, mécontent, intervint :
« On avait mieux à faire, le gârs ; il y a temps pour tout, et une autre fois on se rattrapera. Aujourd’hui, c’est du bonheur du pays qu’il est question, et de la fidélité aux vrais maîtres ! »
En même temps ses yeux se dirigeaient avec une tendresse dévouée vers le bateau, comme s’ils eussent cherché à se mettre en communication avec la frêle silhouette, autour de laquelle se dressait le rempart solide de ses grands gârs.
Tonton Maõ fit, ému, la voix tremblante :
« Elle est là ? »
Le colosse inclina la tête, faisant « oui » du geste, sans une parole, une flamme de victoire dans ses prunelles candides, de la couleur des eaux profondes. Maintenant, l’un après l’autre, Loïz et Alan étant débarqués, Alcide tendait son énorme poing, sur lequel s’appliquait une main blanche, toute frêle, en même temps que Pierrik, resté à son poste du gouvernail, pesait sur l’aviron calé contre les galets, et une fine et délicate figure de jeune fille s’avança, encadrée de cheveux noirs sans poudre, l’œil noir plein d’énergie ; le nez gracieusement arqué achevait, avec la barre droite des sourcils, le pourpre éclatant des lèvres et la ligne ferme du menton, de donner à cette physionomie un incroyable caractère de décision, tout en lui conservant la grâce de la femme.
Des vêtements entièrement noirs, sans la moindre note blanche, l’enveloppaient d’un deuil qu’on sentait voulu, deuil d’orpheline, seule au monde, et deuil de fidèle sujette de la monarchie frappée à mort, exilée.
Mince, admirablement proportionnée en sa stature moyenne, elle offrait cependant une réelle et impressionnante grandeur, et la sensation qu’on se trouvait en présence d’une volonté.
D’un rapide jet circulaire, ses prunelles enveloppèrent et unirent en une reconnaissante caresse tous ceux qui l’entourèrent, et, d’une voix douce et nette dont la sonorité avait une intonation musicale très séduisante, elle dit :
« Merci, mes amis, merci de tout mon cœur ! Grâce à vous, à votre dévouement, à votre fidélité, me voici enfin en terre bretonne, en terre française, revenue chez les miens ! Il y a si longtemps que je l’ai laissé, mon cher pays ! Je compte sur vous pour ne plus jamais le quitter ! »
À peine eut-elle débarqué que, sur l’ordre de son père, le mousse repoussa le canot au large pour aller rejoindre Les Sept-Frères, à bord duquel étaient restés Yan, Yves et Hervé, et qu’ils devaient tous quatre ramener à Camaret avant le jour. Ainsi nul n’aurait connaissance de cette expédition nocturne, qui avait conduit les huit Camaretois au milieu de l’escadre anglaise, où, d’après une entente préalable, ils étaient allés prendre la jeune femme qu’ils venaient de débarquer avec tant de mystère, en plein milieu de la nuit, à cette grotte mal famée du Voroc’h, au pied des hautes falaises considérées comme inaccessibles,
Il avait failli des pêcheurs aussi vigoureux, aussi hardis et surtout aussi expérimentés que les Troadec, pour oser un pareil débarquement, une nuit de tempête et de brume, en ce point périlleux de la côte de Cornouailles, entre les batteries et les postes du Toulinguet, de Pen hat, de la pointe des Pois et de l’anse du Veryhac’h. En tout autre endroit, ils se fussent, en effet, heurtés à des artilleurs, à des gardes-côtes, à une surveillance vigilante que, seuls, leurs habitudes de fraudeurs de la douane avaient été capables de déjouer. Plus d’une fois, cette faille inquiétante et dangereuse du Voroc’h leur avait servi à des expéditions pour rapporter des marchandises, soit des îles de la Manche, où leur barque allait fréquemment, soit des îles de l’Atlantique, comme Hoëdic, où les Anglais descendaient constamment. C’est ainsi qu’à Jersey, Guernesey, aux îles Chausey, ils avaient noué des relations avec les émigrés et servi à différentes reprises de trait d’union entre les monarchistes restés en Bretagne et ceux qui avaient quitté la France.
Dès que la jeune fille eut pénétré dans la caverne du Voroc’h, où achevait de mourir le feu allumé comme signal pour guider la barque de Kornéli et lui servir de fanal, le paysan, s’avançant à sa rencontre, mit un genou en terre et, portant d’un mouvement de respect le bas de sa robe noire à ses lèvres, déclara ;
« Le fidèle serviteur du défunt comte Huon de Coëtrozec salue la fille de ses seigneurs, et met aux pieds de demoiselle Anne tout son dévouement. »
Mlle de Coëtrozec posa sa main sur la tête courbée de Tonton Maõ et répondit :
« Mathieu Plourac’h, de La Feuillée, près de notre ancien château, n’est-ce pas ?… J’ai assez souvent entendu parler de toi par les amis de mon pauvre père, et je sais qu’on peut être sûr de ta fidélité.
– Pour Dieu et pour le Roi, jusqu’à la mort ! » s’exclama-t-il d’une voix sourde et sauvage, tandis qu’avec une sorte d’adoration ses yeux s’élevaient vers le pâle et ardent visage de celle qui lui apparaissait comme la nouvelle Jeanne d’Arc appelée à ramener le Roi, comme l’héroïne désignée pour faire triompher enfin la cause qu’il avait, jusqu’à ce jour, si désespérément et si inutilement défendue.
Ils restaient là tous deux, lui courbé devant elle ainsi que le dévot écrasé sous la divinité d’une madone, elle, immobile, rêveuse, pleine d’espoir, contemplant ce rugueux, fanatique et toujours solide combattant des longues luttes de la Vendée et de la Chouannerie. Une voix grave les rappela impérieusement à la réalité ; Kornéli annonçait :
« V’là le flot qui commence ; il n’est que temps de quitter le Voroc’h : ça monte vite ici ! »
Un murmure puissant grandissait au large, indiquant le retour de la marée, qui allait de nouveau envahir la base des falaises, battre le roc et effacer toute trace de leur passage. Tonton Maõ se releva vivement, alluma une nouvelle torche et guida la jeune fille vers l’angle de la faille, où pendait l’extrémité du câble à l’aide duquel il était descendu.
Grâce à certaines sinuosités de la rigole creusée par les pluies, grâce à quelques anfractuosités pratiquées de distance en distance, l’escalade n’était pas aussi impossible qu’un examen superficiel aurait pu le faire supposer. En s’aidant de la corde à nœuds, Anne de Coëtrozec, qui, sous son apparence frêle, cachait une vigueur souple proportionnée à sa volonté presque masculine, parvint, sans trop de difficultés, à se hisser derrière le paysan qui montait le premier, tenant toujours sa torche flambante, afin de lui indiquer le chemin. Dès qu’elle eut atteint le sommet de la falaise, il lui jeta sur les épaules le vêtement qu’il avait apporté, expliquant :
« Monik Kervella m’a donné sa mante pour vous garantir du froid de la nuit.
– Monik ?… La nourrice de mon infortuné père ! Quelle joie pour moi de la revoir, après tant de dures années d’exil !… Pourvu qu’elle me reconnaisse ! J’étais si petite, une enfant, et aujourd’hui une femme !
– Dans une heure vous serez en sûreté, ignorée de tous, dans sa maison à Kerloc’h ; mais sa tête est bien faible et sa raison envolée ! »
Derrière eux, Kornéli, Alcide, Loïz et Alan venaient de prendre pied sur la crête rocheuse.
Une dernière fois, à la sortie du gouffre, dans la circulaire vapeur blanche dont les cernait le brouillard, l’ombre d’Anne de Coëtrozec se projeta, grandie encore par la mante à larges ailes déchiquetées et à capuchon bizarre de Monik Kervella ; étendus par la rafale, ses plis lourds voletèrent, et, autour d’elle, s’allongèrent les hautes silhouettes sombres des colosses qui l’escortaient, protégeant sa marche.
Puis, le cordage roulé et glissé dans sa cellule de pierre, les torches écrasées sous les pieds, les ténèbres pesèrent de nouveau sur la lande et ensevelirent le Voroc’h.