V

2546 Words
V Tandis que Henri de Navarre s’en allait voir madame Marguerite, Noë, selon l’habitude qu’il avait prise depuis trois jours, n’avait garde d’oublier le rendez-vous de sa chère Paola. Seulement, ce soir-là, une vague curiosité avait poussé le jeune homme à entrer chez Malican avant d’aller à son rendez-vous quotidien. D’ailleurs Noë avait un motif pour entrer chez Malican, comme on va le voir. C’était l’heure où les lansquenets de garde au Louvre pendant la journée étaient relevés par les Suisses et avaient la liberté de rentrer à leur caserne de Saint-Germain l’Auxerrois, dans la rue de l’Arbre-Sec. Un lansquenet a toujours soif. La première chose que faisaient ceux qui sortaient du corps de garde du Louvre était de se répandre dans les auberges et les cabarets voisins. L’établissement du Béarnais Malican était un des mieux achalandés, et les gentilshommes n’en faisaient point fi. On y voyait même parfois des officiers et des gens de marque. Au moment où Noë y pénétra, la salle était pleine ; chaque table était garnie de buveurs. Les uns jouaient, les autres causaient. Malican et la jolie Myette se multipliaient pour servir leurs pratiques. Cependant ils avaient un auxiliaire depuis le matin. Maître Malican avait vu arriver, disait-il, un sien neveu, le fils de son propre frère, qui venait du pays chercher fortune à Paris. C’était un garçon vêtu à la mode des Pyrénées, portant le bonnet rouge sur les oreilles, joli comme une demoiselle, un peu timide, un peu gauche et n’ayant point encore un seul poil au menton. Malican l’avait présenté à ses pratiques en leur disant : – Myette ne pouvait pas tout faire ici… voici mon neveu. – Un beau petit gars, avait répondu un lansquenet. Quel âge a-t-il ? – Quinze ans. – Son nom ? – Nûno ; c’est un nom de nos montagnes. Et Nûno était devenu sur l’heure garçon de cabaret. Noë, en entrant, échangea un regard d’intelligence avec lui. Puis il alla s’asseoir à une table qui se trouvait libre et demanda du vin. Myette accourut pour le servir. – Ah ! vous voilà, monsieur de Noë ? lui dit-elle en s’efforçant de sourire, tandis que malgré elle le rouge montait à son front. – Oui, lui dit Noë. – Et votre ami ? – Je viens de sa part. – Ah ! fit Myette. – Comment se trouve-t-elle ici ? – Oh ! très bien… vous voyez… – C’est que, dit Noë à voix basse et se servant, par excès de prudence, de la langue béarnaise, j’ai peur qu’elle ne se laisse deviner. – Jamais de la vie, répondit Myette, on ne la reconnaîtra sous ce costume. – Oui, mais elle peut se trahir. – Vous croyez ? – Dame ! si elle apprenait… – Quoi ? fit Myette avec inquiétude. – Une catastrophe qui est arrivée cette nuit. – Où donc ? – Chez elle. – Bah ! fit Myette, qui n’était point encore au courant des évènements accomplis rue aux Ours, son mari a été… furieux. – Hélas ! non, le pauvre homme n’a rien su. – Comment cela ? – Parce qu’il était mort. On l’a assassiné… – Ceux qui voulaient enlever sa femme ? – Précisément. – Mon Dieu ! dit Myette, il faudrait peut-être la prévenir. – Tu as raison, ma petite. Mais Noë et Myette s’y prenaient trop tard. Déjà un Suisse en congé venait d’entrer et pérorait dans un coin de la salle. – Ah ! mes maîtres, disait-il, depuis ce matin, il y a une belle queue de monde dans la rue aux Ours. – Bah ! dit le lansquenet. Ce n’est pourtant pas aujourd’hui qu’on y fait le feu de joie en mémoire de l’archer qu’on y a brûlé pour avoir outragé la Madone placée dans sa niche au coin de la rue. – Certes, non, dit un bourgeois qui s’était faufilé parmi les soldats. – Alors, pourquoi la queue ? – Parce qu’on y a commis un crime. – Un crime ? – Après cela, fit le Suisse d’un ton dégagé, c’est un crime si vous voulez ; moi je trouve que c’est à peine une peccadille. – Mais enfin qu’a-t-on fait ? – On a assassiné un bourgeois. Aux mots « rue aux Ours » qu’il avait entendus, le petit Béarnais s’était approché de la table où un groupe s’était formé autour du Suisse. – Il est certain, dit un lansquenet, qu’il n’y a pas grand mal à tuer un bourgeois. Si c’était un lansquenet… – C’est que justement, fit le Suisse, on a de plus tué un lansquenet. – Allons donc ! – Et une servante… – Aussi ? – Et un vieux juif ! Le petit Béarnais frissonna et devint tout pâle sous son béret rouge. – Ah ! c’est donc pour cela, dit un troisième soldat, que maître Miron, le prévôt des marchands, est venu au Louvre ? – Et qui sait, fit un nouveau venu, si ce n’est point pour cela aussi que M. le duc de Crillon vient de faire arrêter le parfumeur de la reine, messire René le Florentin ? Ces derniers mots produisirent une commotion violente chez le petit Béarnais. Il laissa choir la cruche de vin qu’il tenait et s’appuya au mur pour ne pas tomber. Heureusement, tous les regards étaient tournés vers le Suisse qui parlait, et personne, dans le cabaret, ne prit garde au neveu de Malican. Noë et Myette s’étaient approchés de lui sans bruit. Le compagnon du prince de Navarre se pencha à son oreille et lui dit : – Soyez calme ! prenez garde, madame ! c’est de votre mari qu’il s’agit ! Le misérable est mort. Sarah Loriot, car c’était bien elle que nous retrouvons ainsi affublée, Sarah, blanche comme une statue, fit un effort suprême, domina son émotion et écouta attentivement. Le Suisse continua : – Ce qu’il y a de bizarre, c’est que ce bourgeois était fort riche, qu’on l’a assassiné pour le voler, et que probablement il avait bien caché ses trésors, car, d’après la rumeur publique, l’assassin a cherché partout et n’a rien trouvé. Sarah songea aux caves et pensa que les meurtriers de son époux n’avaient pas découvert le secret du ressort qui faisait mouvoir un pan du mur de l’atelier et démasquait ainsi le souterrain où son mari avait entassé ses richesses. – Il était donc riche, le bourgeois ? – Très riche. C’était un argentier. – L’argentier Loriot ? dit un des auditeurs. – Justement, voilà son nom… Sarah, pâle et frissonnante, écoutait toujours… Myette la prit par le bras : – Eh ! cousin ! dit-elle, montez donc avec moi là-haut. Sarah, dont l’émotion était au comble, suivit Myette et gravit sur ses pas l’escalier de bois qui conduisait à l’unique étage supérieur. Noë suivit les deux jeunes femmes. Feu le bonhomme Samuel Loriot, si on se souvient du récit que la belle argentière avait fait à Henri de Navarre, avait été, durant sa vie, un assez grand misérable, et il n’avait, après son décès, aucun droit aux regrets et aux prières de sa femme. Cependant, la nouvelle de cette mort avait été si inattendue pour Sarah et la bouleversa à ce point qu’elle s’évanouit en entrant dans la petite chambrette de Myette. En bas, dans le cabaret, Malican servait ses pratiques, et ces dernières avaient fini par former un grand cercle autour du narrateur du crime consommé rue aux Ours. Noë et la jolie Béarnaise s’empressèrent autour de l’argentière, lui jetèrent de l’eau au visage, lui frottèrent les tempes avec du vinaigre et finirent par la rappeler à elle. – Madame, lui dit alors Noë, Henri vous viendra voir demain matin et vous dira comment tout cela est advenu. Seulement, n’ayez plus aucune crainte : René, qui a assassiné votre mari et voulait vous enlever, René a été arrêté et emprisonné par ordre du roi. Myette et Noë passèrent environ une heure auprès de Sarah et la firent mettre au lit. En dépit des sévères remontrances du prince, Noë regardait toujours fort tendrement la jolie Béarnaise, tout en causant avec Sarah, et plus d’une fois Myette se sentit rougir. Mais enfin le couvre-feu sonna. – Ah ! diable ! pensa Noë, je me laisse si bien ensorceler par les beaux yeux de Myette que je ne songe plus à Paola… et Paola doit m’attendre… Et puis je ne serais pas fâché de savoir ce qui est arrivé chez le Florentin. Noë, après cette réflexion mentale, prit la main de Sarah, y déposa un b****r et descendit. Myette le suivit. – Adieu, monsieur de Noë, lui dit-elle. – Comment, adieu ? – Au revoir, veux-je dire. Les Suisses et les lansquenets avaient quitté le cabaret en entendant sonner le couvre-feu, et Malican se trouvait seul. – Et notre prisonnier ? lui demanda Noë. – Il est toujours dans la cave. – A-t-il mangé ? – Non. Il pleure… et il m’a dit qu’il voulait se laisser mourir de faim. – Hum ! se dit Noë, il en est bien capable. Et, ma foi, il me vient une belle idée… Malican ? – Monsieur… – Allume ta lanterne. – Dois-je aller avec vous ? – C’est inutile. Le drôle ne me dévorera point, j’imagine. – Il a cependant des accès de rage. – Bah ! fit Noë ; s’il est méchant, je lui tordrai le cou. Malican souleva la trappe de sa cave ; Noë descendit et s’enfonça dans le boyau tortueux creusé sous le cabaret et divisé en plusieurs caveaux où les vins du Béarnais étaient rangés par rang d’ancienneté. Dans le caveau le plus éloigné, solidement fermé par une porte de chêne garnie de trois verrous extérieurs et d’une bonne serrure, se trouvait le prisonnier dont avait parlé Noë. Le compagnon du prince de Navarre ouvrit la porte du caveau et y pénétra. Un être humain, couché sur un monceau de paille, se souleva vivement en entendant la porte s’ouvrir. Mais il n’avait de libres que les mains, et on lui avait si bien garrotté les jambes qu’il lui était impossible de se tenir debout et encore moins de marcher. Cet homme, dont la lueur de la lanterne de Noë éclaira en plein le visage, n’était autre que Godolphin. Godolphin, l’être chétif et souffreteux, le somnambule épuisé par les expériences magnétiques de messire René, Godolphin, que Henri de Navarre et Noë avaient enlevé la nuit précédente et qu’ils avaient amené les yeux bandés chez Malican, qui s’était constitué son geôlier. Godolphin était livré à un v*****t désespoir et son visage était baigné de larmes. Il regarda Noë et jeta un cri de rage. – Ah ! lui dit-il, que me voulez-vous encore ? Que vous ai-je fait pour que vous me reteniez prisonnier ? Noë ferma sur lui la porte du caveau, posa sa lanterne à terre, s’assit sur la paille qui servait de lit à Godolphin et lui dit : – Je viens causer avec vous, mon cher monsieur Godolphin, et je vous apporte des consolations. – Allez-vous me rendre la liberté ? Noë sourit. – Oh ! pas encore, dit-il ; plus tard… nous verrons… Godolphin jetait sur lui un regard plein de haine. C’était plus qu’un geôlier qu’il voyait en lui, c’était un rival, car il reconnaissait parfaitement Noë pour ce gentilhomme qui était entré un soir dans la boutique de René et avait, sous prétexte d’acheter des parfums, débité force galanteries à Paola. Godolphin, après s’être perdu en conjectures sur le motif qui avait pu amener son e********t, avait fini par soupçonner que le gentilhomme amoureux de Paola s’était débarrassé de lui. – Que me voulez-vous donc, alors, lui dit-il, si vous ne venez point me délivrer ? – Je veux causer avec vous. – Je ne vous connais pas… – Bah ! je vous connais, moi. Vous êtes l’esclave, la victime de René le Florentin, et vous le haïssez. Godolphin tressaillit. – Qui vous a dit cela ? fit-il. – Qu’importe ? je le sais… mais, comme vous aimez sa fille… – Ah ! ricana Godolphin avec rage, Paola vous a dit… – Paola n’a point de secrets pour moi, répondit Noë avec un grain de fatuité. Si le regard de Godolphin avait eu le pouvoir de tuer, sans nul doute Noë eût vu sa dernière heure. – Oh ! je vous hais… murmura-t-il, je vous hais !… – Parce que vous êtes jaloux… – Et si je pouvais me repaître de vos entrailles, boire votre sang ! continua le somnambule en proie à une exaltation terrible, je le ferais… Noë souriait toujours. – Voyons, mon cher monsieur Godolphin, lui dit-il, entendons-nous un peu ; vous aimez Paola ? – Oh ! je voudrais mourir pour elle. – Eh bien ! fit Noë en riant, contentez-vous d’être prisonnier, cela lui est déjà très agréable. Cette plaisanterie de Noë fut un coup de foudre pour Godolphin ; elle lui arracha d’abord un cri de rage, puis elle eut le don de le rendre morne et de remplacer sa douleur bruyante par une sorte de douleur résignée. – Ah ! dit-il, elle est heureuse de me savoir ici ? – Dame ! elle n’a plus de gardien… Pensez-vous donc, monsieur Godolphin, qu’une fille de vingt-cinq ans ait un grand amour pour un père qui la rend esclave et pour un homme qui s’est fait l’espion de son père ? – C’est que je l’aime… balbutia le malheureux jeune homme… – Elle vous hait, elle… – Ô mon Dieu ! dit Godolphin, qui mit ses deux mains sur ses yeux et éprouva une si vive douleur que Noë en eut pitié. – Voyons, lui dit-il avec bonté, vous aimez Paola, soit ! mais qu’espérez-vous ? – Rien, murmura Godolphin d’un air sombre. – Alors ?… – Pourvu que je sois près d’elle, c’est tout ce que je demande… – Bah ! dit Noë. – La voir, l’entendre chaque jour, même quand elle me rudoie et me repousse, c’est le paradis sur la terre… – Monsieur Godolphin, soyez franc, dit Noë, vous aimez René ? – Oh ! fit-il avec dégoût. – Vous l’aimez avec la reconnaissance d’un fils… Godolphin secoua énergiquement la tête. – Je le hais, dit-il. – Vrai ? – Sur le salut de mon âme ! – Et si vous demandez votre liberté, ce n’est pas pour le rejoindre ? – C’est pour voir Paola. – Bon ! j’entends bien. – Mais René, répéta Godolphin, je le hais. Il y avait, dans la voix du jeune homme, un tel accent de vérité que Noë ne put s’y tromper. – Ainsi, dit-il, si Paola n’était point avec son père… – Je quitterais René pour suivre Paola. – Et si on vous confiait la garde de Paola comme René vous l’avait confiée ? Godolphin eut un frisson de joie. – Comment ! que voulez-vous dire ? fit-il. – Je veux dire, ajouta Noë, qu’il serait fort possible que Paola se trouvât fort mal de la captivité où la tient son père. – Eh bien ? – Et quelle voulût se soustraire à sa tyrannie. Alors comme ceux qui s’intéressent à elle ne pourraient cependant vivre toujours avec elle… – Ah ! s’écria Godolphin, qui oublia sa jalousie, si vous faisiez cela, monsieur, si… La voix de Godolphin tremblait ; il riait et pleurait tout à la fois. Noë se leva. – Soyez calme, lui dit-il ; prenez quelque nourriture. Je reviendrai demain, et peut-être reverrez-vous bientôt Paola. Godolphin se prit à fondre en larmes comme un enfant. – Je l’aime ! je l’aime ! balbutia-t-il. Noë se leva, jeta un regard de compassion à ce pauvre être chétif et déshérité, reprit sa lanterne et s’en alla. En remontant, il trouva Myette seule dans la salle du cabaret. – Où est ton père, mignonne ? – Il est allé voir comment va madame Loriot, dit Myette. – Tu lui souhaiteras le bonjour pour moi. – Comment ! vous partez ? Et Myette eut un petit tremblement dans la voix qui fit tressaillir Noë. – Il est tard, dit-il. Le couvre-feu est sonné, ma petite. – Bon ! la porte est fermée… – Et puis, j’ai veillé la nuit dernière… – Moi aussi, fit la Béarnaise d’un ton de reproche. Et cependant… – Mais je reviendrai demain matin. Adieu, ma jolie payse… Noë prit la jeune fille par la taille, l’embrassa sur la joue et la laissa toute confuse. Puis il s’en alla précipitamment, comme si lui-même il eût éprouvé quelque confusion du b****r qu’il venait de prendre à la jolie nièce de Malican. – Ma parole d’honneur ! se dit-il, je crois que mon cœur court des dangers sérieux chez Malican. Cette petite fille, avec son mouchoir rouge, ses cheveux noirs et son œil fripon, finirait par me tourner la tête ! hum ! hum ! Et le prince qui trouve que ce serait fort mal de prendre sa nièce à un homme qui joue sa vie pour nous… Allons voir Paola ; avec Paola, du moins, je n’ai pas de scrupules. Et Noë longea la berge du fleuve d’un pas rapide, essayant de songer à Paola, et ne pensant, en réalité, qu’à Myette. – Bah ! se dit-il comme il traversait le Pont-au-Change et gagnait la rue de la Barillerie ; Malican est un fort brave homme, c’est vrai, mais ce n’est pas à moi qu’il se dévoue, après tout… c’est à Henri. Ce n’est pas moi qui aime Sarah… ce n’est pas moi. Noë s’arrêta court au milieu de son monologue. – Fi ! dit-il après un silence, voilà de bien méchantes pensées. Vite ! allons nous jeter aux pieds de Paola. Le jeune homme pressa le pas et atteignit le pont Saint-Michel. – René est en prison, pensa-t-il. – Godolphin est solidement renfermé dans la cave de Malican, donc Paola est seule. Je ne vois pas la nécessité d’aller passer sous le pont pour grimper ensuite avec une corde, lorsqu’il m’est si facile d’entrer par la porte. La nuit était noire. Les paisibles habitants du pont, marchands, pour la plupart, étaient couchés depuis longtemps. Le pont était désert. Noë alla jusqu’à la boutique de maître René le Florentin et il heurta doucement.
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