Chapitre 3
La paupière enflée et recousue du commissaire Lucien Workan affichait, en ce lundi matin, une teinte cramoisie à moitié dissimulée par un pansement adhésif. Trois points de suture aux urgences après le match de rugby dominical de la veille. Un joueur de l’équipe adverse, un pervers notoire qui essuyait ses crampons sur le museau de ses adversaires, avait délibérément choisi le beau visage avenant du Polak. Toujours prompt à se venger, Workan, d’un uppercut mal ajusté, rata le menton du haineux troisième ligne de Vannes mais ses phalanges atteignirent néanmoins les narines et l’os nasal du délétère numéro cinq vannetais, un géant maléfique et préjudiciable au rugby. C’est Workan lui-même qui le qualifia ainsi devant l’arbitre. Les deux joueurs furent expulsés pour saignement, puis définitivement à la suite d’une algarade sur le bord du terrain alors qu’on les soignait. Les deux hommes se retrouvèrent aux urgences, l’un avec l’arcade ouverte, l’autre avec le nez cassé. Après les soins, ils burent une bière ensemble et promirent de se retrouver au match retour.
La quarantaine passée, Workan n’envisageait toujours pas d’abandonner le rugby. Il fit défiler sur l’écran de son portable les résultats sportifs du week-end. La réserve du REC - Rennes Étudiants Club - où il n’était que remplaçant végétait dans le milieu de tableau de son championnat.
Un crachin persistant balayait le boulevard de la Tour d’Auvergne. Le commissaire jeta un œil et demi vers la vitre de son bureau et soupira. Un temps polonais, varsovien. Sa fille Jeanne l’avait appelé de Toulouse le dimanche soir pour lui demander s’il pouvait extirper d’ennuis judiciaires José, l’ami de sa femme Véronique avec qui elle vivait dans la ville rose. Après les explications de Jeanne, Workan songea qu’il serait peut-être bon pour lui de demander le divorce afin de ne pas être mêlé aux magouilles de José Rodriguez, agent immobilier de son état, et qui apparemment entraînait Véro, sa future ex-femme, dans des combines douteuses. En la nommant par exemple gérante d’une SCI fantôme. Lucien Workan ne manifesta alors aucune entraide envers celui qui lui piquait son épouse même s’il l’avait bien cherché. Il répondit à Jeanne qu’il aiderait la police de Toulouse à passer les menottes à José Rodriguez s’il n’arrêtait pas d’emmerder sa femme et les trois quarts de la population du Sud-Ouest.
— T’as raison p’pa ! Y fait chier ce con… Il en invente tout le temps !
— Quoi ?
— Des conneries ! C’est à se demander s’il est mûr… conclut Jeanne Workan en raccrochant.
Le téléphone fixe égrena ses notes. Avant de décrocher, Workan prit le temps d’ajuster sur le mur, verticalement et horizontalement, sa dernière acquisition, la copie d’un tableau de Jérôme Bosch qu’il considérait comme le père du surréalisme quelque cinq cents ans avant le célèbre mouvement du XXe siècle. Le plateau du bureau ministériel en bois de merisier, bien que de dimensions importantes, n’accueillait en tout et pour tout qu’un ordinateur portable MacBook Pro, un téléphone fixe qui l’incitait à décrocher et une pile de papiers, de directives en tout genre, d’une hauteur de quatorze centimètres - la hauteur de son stylo en position verticale - qu’il ne lisait jamais.
Il coiffa ses cheveux en arrière en y glissant les doigts et décrocha le combiné en s’asseyant dans le fauteuil en cuir.
— Commissaire ?
— Non ! C’est le pape, brigadier Prioul ! Si ce n’est moi, qui voulez-vous que ce soit ?
— Heu… Il arrive que lorsque vous êtes absent… quelquefois quelqu’un répond à votre place.
— Dans mon bureau ?
— Oui !
— Qui ça ?
— Heu… Je ne sais pas… par exemple, la dernière fois, le lieutenant Mahir.
— Le lieutenant Leila Mahir ?
— Heu… Oui ! Je ne vous ai rien dit monsieur le commissaire, comprenez-moi si Leila l’apprend je suis bon pour…
— Venez-en aux faits, Prioul ! le coupa Workan. Que voulez-vous ?
— C’est délicat… (le brigadier semblait vraiment gêné aux entournures) Voilà, il y a ici à l’accueil un homme qui en cherche un autre… Je sais que je ne devrais pas vous déranger pour ça… Il n’y a pas vraiment de fait avéré ni de délit, mais il insiste pour voir la direction.
— La direction ?
— Oui.
— Il se croit au restaurant ou dans un hôtel cinq étoiles, ce type ? Il n’est pas satisfait du petit personnel, il veut la direction ! S’emmerde pas celui-là. Enregistrez une main courante et…
— C’est déjà fait, l’interrompit Prioul apparemment désabusé par l’inutilité de sa fonction. Il dit que le zigue qu’il cherche est sûrement en danger de mort… (silence) Si ce n’est déjà fait, vient-il de me souffler à l’oreille.
Workan dansa d’une fesse sur l’autre, souleva le couvercle de l’ordinateur et du bout des lèvres prononça :
— Faites-le monter.
Une minute plus tard, Prioul ouvrit la porte du bureau et laissa passer un homme en claironnant : « C’est ici ! » sous-entendant par là : c’est ici que tes emmerdes vont commencer !
Sans dire un mot, le commissaire tendit le bras en direction d’une chaise campée devant lui. L’homme reçut l’invitation cinq sur cinq puisqu’il se précipita pour s’y asseoir. Silencieusement, il fixa l’arcade sourcilière de Workan et détailla les tableaux de Bacon un à un. Finalement, je n’aurais peut-être pas dû demander à être reçu par la direction, se dit-il dans son for intérieur. Ce mec-là devait être un chicaneur de première…
Workan attrapa une feuille de sa pile maudite, regarda au verso, constata sa virginité, dévissa le capuchon de son stylo plume laqué noir estampillé Parker et demanda :
— Nom, prénom, date de naissance, adresse, profession ?
— Ben… C’est-à-dire que…
— Répondez s’il vous plaît à ce que je viens de vous demander, le stoppa Workan en le dévisageant, impassible.
Les cheveux dégarnis, l’homme ne lui apparaissait pas très grand, plutôt rondouillard. Les yeux foncés et vifs dans leurs orbites comme s’ils avaient envie d’en sortir pour vadrouiller dans un autre univers.
— Je m’appelle Grimesnil Michel, des Éditions Grimesnil Michel. Je suis de Paris et comme vous l’avez deviné, je suis éditeur. J’ai cinquante-deux ans et…
— Un casier judiciaire !
— Pardon ?
— Vous êtes éditeur, par conséquent vous avez un casier judiciaire. Non ?
— Ah non !
— On vérifiera… Que fait un éditeur parisien dans un commissariat de la capitale bretonne ? dit laconiquement Workan en finissant d’écrire le mot Grimesnil sur le verso d’une note de frais du lieutenant Leila Mahir (le recto allait attendre un bout de temps avant de se faire rembourser).
— Voilà, monsieur le commissaire : j’ai perdu un écrivain, clama Grimesnil, enfin soulagé qu’une oreille de cette importance puisse écouter son histoire.
— Vous avez perdu un écrivain ? dit Workan malicieusement en croisant les bras tout en s’enfonçant dans le dossier en cuir de son fauteuil. Ça se perd ces choses-là ?
— Oui, fit Grimesnil.
— Un de perdu, dix de retrouvés !
— Des comme ça, non !
— Je croyais qu’il y avait pléthore de cette engeance de commis aux écritures… Enfin ! (Il marqua une pause.) Avant de continuer, monsieur Grimesnil, j’aimerais savoir si vous publiez les mémoires d’anciens coureurs cyclistes ?
— Ah non !
— De footballeurs ?
— Non plus.
— People, animateurs de télé ?
— Encore moins !
— Je vous respecte déjà, monsieur Grimesnil, avoua Workan sur le ton de la confidence. Vous faites dans quoi ?
— Monsieur le commissaire, si je puis me permettre, dit l’éditeur en avançant ses fesses sur le bord de la chaise, ce n’est pas tant ce que je fais qui est important mais plutôt la disparition de mon écrivain.
— Quel âge a-t-il, votre écrivain ?
La carcasse de Workan quitta le nid douillet du dossier en cuir et s’avança vers le bureau, la main au-dessus de la note de frais de Leila, le Parker prêt à entrer en action.
— Le même âge que moi, cinquante-deux ans.
— Il est majeur, marmonna Workan entre ses dents avant de lancer plus clairement : depuis combien de temps a-t-il disparu ?
— Une semaine !
Workan reposa le stylo sur le bureau, s’adossa à nouveau dans le creux du fauteuil et demanda :
— Monsieur Grimesnil des Éditions Grimesnil, savez-vous combien de personnes disparaissent chaque année en France ?
— Non, bredouilla Michel Grimesnil.
— Environ soixante mille, précisa Workan, parmi lesquelles onze mille majeurs – presque la majorité des mineurs sont retrouvés – et même si ces disparitions de majeurs sont jugées inquiétantes, elles n’en sont pas moins souvent volontaires. À moins que vous n’ayez un lien de parenté quelconque avec votre écrivain, je ne peux rien faire… J’ajoute que sur ces onze mille majeurs disparus, deux à trois mille seulement ne sont jamais retrouvés. Dans un premier temps je vous conseille, monsieur Grimesnil, de faire le tour des agences de voyages ou d’interroger la famille de votre écrivain… Comment s’appelle-t-il ?
— Georges-Henri Beaumont.
— Ce nom me dit quelque chose, avoua Workan en fronçant les sourcils. Ce n’est pas un reporter ?
— Un reporter écrivain monsieur le commissaire. Le plus grand ! se rengorgea Grimesnil. Il est également maître dans l’art de la biographie. Auteur des bios de Hitler, Mussolini, Staline, l’ayatollah Khomeiny, Mao Tsé-toung.
— Que du beau monde, dit Workan en hochant la tête. C’est passionnant… Ce sont sûrement ces gens qui l’ont fait disparaître.
— Ne vous moquez pas commissaire, il enquête en ce moment sur les milieux néo-nazis, fascistes, etc. Vous comprenez… Des sujets sensibles. C’est un spécialiste de l’extrême droite, des skinheads et tout le tintouin.
— Tout le tintouin ? Je vois, fit Workan, pensif. Il habite où, ce Beaumont ?
— À Rennes, dans le quartier de Bourg l’Évêque, aux Horizons ! Vingt-septième étage !
— Vous êtes allé lui rendre visite ?
— Bien sûr, en arrivant de Paris hier soir, j’ai sauté dans un taxi et je me suis rendu dans les tours, et à nouveau ce matin avant de venir vous voir.
— Et ?
— Il ne répond pas. Idem avec son téléphone fixe que j’entends sonner en collant mon oreille sur la porte palière. Je ne parle pas de son téléphone portable qui ne répond plus depuis une semaine.
Workan se gratta la tête et glissa une fois de plus les doigts dans ses cheveux.
— Il n’a pas de famille ?
— Non ! Enfin… plus. Des grands enfants et sa femme l’a plaqué.
— Vous les avez contactés.
— Non. Je ne sais pas où ils sont.
— Eh bien voilà ! Il est en visite chez ses enfants.
— Ça m’étonnerait, ils vivent au Dahomey.
Workan écarquilla les yeux.
— C’est où le Dahomey, monsieur Grimesnil ?
— C’est l’actuel Bénin… Vous comprenez, je suis né au Dahomey, c’est un vieux réflexe de fils de colon. Beaumont était marié à une Béninoise, d’où notre affinité.
Workan hocha la tête, méditatif.
— Il est très éclectique ce Beaumont.
Grimesnil approuva ses dires en ajoutant :
— Un très grand républicain !
— Je n’en doute pas, répliqua Workan, ses biographies sur tous ces grands démocrates sont là pour le prouver.
— Je m’excuse de vous dire ça, commissaire, mais je sens un peu d’ironie dans vos propos. Beaumont est quelqu’un d’indépendant et complètement objectif dans sa manière de relater l’histoire et les évènements qui en découlent.
Workan se gratta l’arête du nez et appuya ensuite de son index sur le pansement qui couvrait son arcade. Il fixa les yeux de l’éditeur qui visiblement attendait que le commissaire claque des doigts pour que Georges-Henri Beaumont réapparaisse dans le milieu du bureau tel le génie d’Aladin.
— Qu’attendez-vous de moi, monsieur Grimesnil ?
— Que vous me le retrouviez !
Subjugué en même temps par la candeur et la détermination de l’éditeur, Workan grogna :
— Ce n’est pas mon rôle… Un homme de cinquante-deux ans, possédant toutes ses facultés, n’ayant pas commis de délit, même s’il a disparu depuis huit jours, n’a pas à être recherché par la police, monsieur Grimesnil.
L’éditeur baissa la tête et murmura entre ses dents :
— Venez avec moi à son domicile, commissaire, et je vous raconte la suite.
— Ah ! Parce qu’il y a une suite ?
— Évidemment ! »