IV - Le testament d’un comédien – Une arrestation-1

3005 Words
IV Le testament d’un comédien – Une arrestationMaxime était plus pâle, sa physionomie était encore plus sombre, plus triste que lorsqu’il était sorti. En entrant dans la chambre, son premier regard chercha sa mère : elle le comprit, il savait l’exécution de François Brémont, de ce vieillard qui avait été l’ami, le protecteur de son père. Aussi Maxime ne répondit-il que froidement aux bonsoirs de la plupart des personnes qui étaient chez lui. Et Poupardot dit tout bas à Picotin : – Diable !… je crains quelque chose !… Est-ce que cela irait mal ? C’est que je ne suis pas tranquille, quand Maxime n’est pas content ; car Maxime est un homme qui lit dans l’avenir, et c’est un républicain celui-là. Picotin ouvre ses deux gros yeux à fleur de tête, renfonce son bonnet rouge sur ses oreilles et murmure : Je puis encore mettre : Au Chat sans-culotte ou la mort. Le jeune Bertholin s’est approché de Roger, il lui serre la main avec affection, et le dialogue suivant s’établit entre eux : – Tu pars, Roger…, tu vas combattre pour ta patrie…, tu es bien heureux. – C’est ce que je pense, mon cher Maxime ; aussi je pars avec joie ! pourquoi n’en fais-tu pas autant ? – Tu le sais bien !… et ma mère !… – Ah ! oui. Tu as raison. Reste ici. D’ailleurs tu es républicain, toi, tu approuves tout ce qu’on fait, tout ce qui se passe ; tu ne peux manquer de parvenir ! – Roger, tu me juges mal : c’est justement parce que je suis républicain, parce que je voudrais un gouvernement libre, la répression des abus sous lesquels nous vivions, que je vois avec plus de peine qu’un autre les excès déplorables auxquels on se livre ; les injustices, les crimes que l’on commet et qui amèneront infailliblement la chute de cette république que j’espérais voir grande et durable. Aujourd’hui encore ils ont immolé un vieillard…, ancien ami de mon père ! Quel pouvait être son crime ?… Aucun… Il a, m’a-t-on dit, été dénoncé parce qu’il portait sur son habit de gros boutons dans lesquels il y avait un bouquet de fleurs, et parmi ces fleurs on a vu quelques lis ! Ah ! mon ami, tant que les hommes seront assez fous ou assez méchants pour faire dépendre la vie d’un de leurs semblables d’aussi misérables fadaises, ils ne seront pas en état de se gouverner eux-mêmes. – Les citoyens parlent bas entre eux, dit Euphrasie en regardant Maxime et Roger. C’est amusant ! En général les hommes sont plus aimables en tête-à-tête qu’en société, n’est-ce pas, citoyenne ? Cette question était adressée à la femme de Poupardot, qui répondit tranquillement : – Mon mari me semble toujours bien tel qu’il est ! – Quelle pâte de femme, murmure Euphrasie en se tournant vers madame Bertholin. Si la disette continue, on pourra en faire de la brioche. – Je suppose, dit Poupardot en s’adressant encore à Picotin près duquel il était, je suppose que Maxime sait quelque chose…, quelque nouvelle intéressante… que nous lirons demain dans le Père Duchesne. Mais alors, au lieu de parler bas à Roger, il pourrait nous la dire…, à part que ce ne soit de nature à effrayer les femmes… Qu’en penses-tu, citoyen ? – Je pense, dit Picotin au bout d’un moment, que si au lieu d’un chat j’avais fait peindre un ours, je n’aurais pas fait écrire au-dessous : Au chat plein, et ce matin je n’aurais pas eu une si belle peur à ma section. Maxime ayant terminé sa conversation avec Roger, s’est retourné et aperçoit pour la première fois Prosper assis dans un coin obscur de la chambre, où il ne disait mot, ce qui était cause que Bertholin ne s’était pas aperçu de sa présence. – Comment ! tu es là, Prosper ? dit Maxime en s’approchant du jeune homme. Je ne t’avais pas vu en arrivant. Mais puisque te voilà, je vais te remettre une lettre que j’ai là pour toi… C’est un bon paysan qui l’avait apportée à l’imprimerie, croyant t’y trouver… Ce paysan arrivait de Melun. – De Melun ! s’écrie Prosper ; il venait sans doute me donner des nouvelles de mon parrain. – En effet… ! mais ton parrain est mort depuis huit jours. – Il est mort ! ce pauvre papa Brillancourt !… J’en suis fâché, c’était un bon homme… quoiqu’il se moquât souvent de moi…, car il était moqueur et même caustique, mon cher parrain ; mais il avait près de quatre-vingts ans ; à cet âge-là on peut plier bagage. Est-ce que la lettre est de lui ?… cela m’étonnerait ; depuis quelques années il ne voulait plus écrire ni lire, de crainte de fatiguer ses yeux. – La lettre, à ce que m’a dit le paysan, est d’un notaire de Melun, nommé exécuteur testamentaire du défunt. – Lis donc vite, citoyen ! s’écrie Picotin en s’approchant d’un air curieux. Ton parrain t’a peut-être nommé son légataire universel. – Légataire universel !… D’abord mon parrain Brillancourt ne doit pas laisser de fortune. C’était un ancien comédien. Il avait vécu gaiement, s’était amusé le plus qu’il avait pu, lui-même se plaisait à le dire. Il vivait d’une petite pension que lui faisait le théâtre et de quelques économies qu’il avait placées en viager. Ensuite, il avait avec lui une gouvernante qu’il appelait sa Dulcinée, et à laquelle depuis longtemps il avait promis son mobilier et le peu d’argent qu’il laisserait ; et en vérité Dulcinée a bien gagné cela, car elle était remplie de soins pour le vieux comédien, qui lui faisait répéter presque tous les soirs avec lui des scènes de Tartuffe ou des Femmes savantes. – Enfin, ce notaire ne t’a pas écrit pour rien, citoyen, dit Poupardot, et à part que tu ne supposes que ce soit un mystère… – Un mystère ! dit Prosper. Oh ! je ne fais mystère de rien, moi, et pour preuve je vais lire la lettre tout haut, si cela peut vous amuser. En disant cela, il décachète la lettre du notaire, et chacun prête attention à ce qu’il va lire, curieux de connaître les dernières intentions du vieux comédien en faveur de son filleul. Prosper lit à haute voix. « Citoyen, salut et fraternité ! Un vieillard, nommé Brillancourt, ancien comédien ordinaire du Tyran, vient de décéder dans notre ville. Il m’a nommé exécuteur de ses dernières volontés : ce qui me donnera peu d’ouvrage, le citoyen Brillancourt n’ayant laissé aucune fortune : son revenu s’éteignait avec lui, et, quant à son mobilier, il en fait don à la gouvernante qui le servait… » – Que t’avais-je dit ? s’écrie Prosper en s’interrompant pour se tourner vers Picotin. Mon parrain ne me laisse probablement que sa bénédiction et ses bons conseils… Quant à cela ! il n’en était pas avare !… – Est-ce que la lettre du notaire est finie ? demanda Euphrasie. – Non pas encore. – Eh ! bien ! achevez donc ; le plus important est sans doute pour la fin. – Je continue… fait don à la gouvernante qui le servait… Cependant (ah ! il y a un cependant) dans l’écrit où il me charge de ses dernières volontés, il y a un paragraphe qui concerne son filleul… le voici ; je le transcris mot pour mot : « Je n’ai jamais eu d’enfant, ou du moins je ne le crois pas ; mais j’ai de par le monde un filleul qui a maintenant dix-huit ans et quelques mois, et qui se nomme Prosper Bressange ; c’est un assez mauvais sujet… Il a mangé en fort peu de temps tout ce que lui avait laissé son père, et, si j’avais de la fortune, je ne la lui laisserais pas, car il la mangerait aussi… » Les personnes qui écoutaient cette lecture ne peuvent en ce moment retenir quelques éclats de rire qu’augmente encore la mine singulière que fait Prosper ; il s’est arrêté et a levé les yeux au ciel d’une façon fort comique, en s’écriant : – Ayez donc des parrains !… et comptez sur leur protection… Enfin il faut avaler le calice jusqu’au bout. Je poursuis : « Car il la mangerait aussi… Mais Prosper a de l’esprit, des moyens ; c’est un garçon qui fera quelque chose s’il le veut, et comme il est du devoir d’un bon parrain d’aider son filleul à faire son chemin, je lègue au mien, en toute propriété, ce que tu trouveras, citoyen notaire, dans le dernier tiroir du bas de ma commode ; ce sont… trois culottes… » Ici, quelques éclats de rire interrompent Prosper ; mais il continue : « … Trois culottes : avec l’une, j’ai créé le Mascarille de l’Étourdi : c’est celle qui est d’un écarlate magnifique ; avec la seconde (la bleue), j’ai représenté un vétéran dans une pièce militaire ; enfin, avec la troisième, qui est de satin blanc et brodée sur toutes les coutures, j’ai joué un marquis, un roué de la régence. C’est avec ces trois culottes que j’ai obtenu mes plus beaux succès. J’ai dans l’idée qu’elles contribueront puissamment à la fortune de mon filleul, s’il sait les mettre en temps opportun. Charge-toi donc, citoyen notaire, de les remettre en mains propres à mon filleul Prosper Bressange, qui travaille, je crois, à Paris, dans une imprimerie. Ma gouvernante te donnera son adresse. Voilà, citoyen, le paragraphe que ton parrain a écrit en ta faveur. J’ai trouvé effectivement dans le tiroir de la commode du citoyen Brillancourt les objets ci-dessus mentionnés ; et quand tu voudras venir à Melun, les trois culottes sont à ta disposition. Je te les remettrai en main propre, puisque c’est encore le désir de ton parrain. Salut et fraternité. DUMONT, notaire. » – Ah ! par exemple ! en voilà un drôle de testament, dit Picotin lorsque Prosper a terminé sa lecture ; le parrain était un farceur… car cela me fait l’effet d’une farce ceci… hein ?… – C’est aussi mon avis, dit Poupardot, c’est une plaisanterie… à part que ce ne soit une de ces idées bizarres de vieux comédien… Dans cette profession, on a, m’a-t-on dit, des manies… des préférences… On se passionne pour un costume, pour une perruque même, et alors… on se figure… vous comprenez ?… n’est-ce pas, Élisa, tu comprends ?… La citoyenne Poupardot a la bonté de faire un signe de tête, comme si elle avait deviné ce que son mari avait eu l’intention de dire ; mais Picotin s’écrie : – Non, je ne comprends pas du tout ! – Ce qu’il y a de certain, dit Roger en souriant, c’est que le parrain du citoyen Prosper n’est pas pour les idées nouvelles, car il ne veut pas que son neveu soit sans culotte ! – C’est évident, murmure Picotin, et, s’il n’était pas mort, il eût fallu le dénoncer pour ce fait. – Enfin, citoyen, dit Euphrasie en s’adressant à Prosper, que comptes-tu faire ? répondras-tu à ce notaire ? – Je ferai mieux, citoyenne, je partirai demain matin pour Melun, et j’irai réclamer mon héritage. – Ah ! bah ! vraiment ? dit Picotin ; quoi ! faire le voyage de Melun pour y réclamer trois culottes… et trois vieilles culottes probablement, car il paraît qu’elles ont beaucoup servi au vieux comédien ! – Oui, citoyen, j’irai à Melun pour avoir ce legs de mon parrain… Eh ! que sait-on ?… il me portera peut-être bonheur ! Je suis un peu fataliste, moi ; j’ai surtout foi dans l’opinion des gens d’esprit, et le papa Billancourt en avait. Il m’a laissé ces trois culottes dans la pensée qu’elles me feraient faire mon chemin dans le monde, comme il fit le sien au théâtre !… C’est qu’il savait bien, lui, que le monde n’est aussi qu’un théâtre plus vaste, dans lequel nous sommes tous destinés à jouer un rôle avec plus ou moins de succès. D’ailleurs, en ce moment, ma garde-robe n’est pas assez bien montée pour que je dédaigne le don de mon parrain. Je partirai demain pour Melun… J’irai prendre possession de mon héritage. – Tu pourras même le rapporter sur toi, dit Picotin ; en hiver, trois culottes ça se porte très bien ! – Je gage, dit Roger, que l’héritage sera mangé avant que Prosper soit de retour à Paris. – Tu te trompes, citoyen ! répond le jeune homme en plaçant sa toque de papier sur le côté. Si le vieux comédien m’avait laissé de l’argent, tu pourrais dire vrai, car l’argent est fait pour être dépensé… ; en avoir et ne pas s’en servir, c’est absolument comme si on n’en avait pas, telle est du moins ma manière de penser ; mais des culottes avec lesquelles mon parrain a obtenu de grands succès…, oh ! c’est bien différent, je les respecte… j’ai confiance en leur vertu, et je ne les vendrais pas quand on m’en offrirait… cent écus. – À la vache ? demande Picotin. – Oui, à la vache…, en argent enfin…, et pourtant cent écus sonnants, c’est une fortune dans ce moment-ci. Après avoir encore causé quelque temps de l’héritage qui arrivait à Prosper et de l’idée singulière qu’avait eue le vieux comédien, la compagnie songea à se retirer ; d’ailleurs Maxime était triste, il parlait peu, et ne fit aucun effort pour retenir plus longtemps sa société, lorsqu’elle annonça l’intention de partir. – Viens, ma femme, dit Poupardot en prenant le bras de sa moitié ; il ne faut pas rentrer trop tard… Ce n’est pas que je craigne rien… à part les voleurs…, mais demain il faut que je me lève de bonne heure, pour aller assister au premier coup de pioche que l’on donnera sur ma maison de la rue des Petites Écuries. – Tu fais faire des réparations à ta maison ? demande Maxime à son ami. – Non, c’est la république qui la fait jeter à bas, parce qu’elle s’est assurée qu’il y avait beaucoup de salpêtre dans mes murs. Comme c’est heureux pour moi ! elle me la paye trois cent mille francs en assignats. C’est une bonne affaire que je fais ! Maxime ne répond rien, et la femme de Poupardot dit d’un air triste : – Ah ! les révolutions !… Allons nous coucher, mon ami. – Citoyenne Euphrasie, ton époux Horatius-Coclès est à tes ordres, dit Picotin en s’approchant de sa femme et lui présentant le bras ; mais celle-ci s’empare de celui de Roger et se contente de répondre d’un ton impérieux à son mari : – C’est bien ! marche devant, tu nous avertiras quand il y aura des ruisseaux. Picotin ne se fait pas répéter cet ordre ; il se hâte de gagner la porte en disant : – Bien le bonsoir, la compagnie !… salut et fraternité, bonne nuit, ou la mort ! Poupardot et sa femme étaient déjà partis ; Roger avait embrassé tendrement la bonne-maman Bertholin, dont les yeux s’étaient remplis de larmes en disant adieu au jeune conscrit. Maxime presse encore la main de son ami, qui lui dit : – Je ne sais quand je te reverrai, Maxime, mais je crois qu’alors il y aura bien du changement. Il ne restait plus chez Bertholin que Prosper Bressange ; mais celui-ci était de la maison, il demeurait dans les mansardes. Cependant il souhaite aussi le bonsoir à la veuve et à son fils, en leur disant : – Je vais me coucher, car je veux partir pour Melun demain de bon matin, et je ne ferai pas mal de dormir un peu. Au revoir, maman Bertholin…, bonsoir, Maxime… Je suis bien sûr que je vais rêver aux trois culottes de mon parrain. – Quel heureux caractère ! dit Maxime, en regardant le jeune Prosper s’éloigner. Il rit de tout…, il prend le temps comme il vient. – Oh ! il ne rit pas de tout, reprend la maman Bertholin en approchant sa chaise du feu, et ce soir j’ai bien vu que ce jeune homme si fou, si étourdi en apparence, éprouve déjà dans le fond de son cœur un sentiment profond pour quelqu’un… Tu ne te doutes pas, toi, Maxime, que Prosper, est amoureux… – Amoureux !… comme on l’est à son âge…, où l’on se croit amoureux de toutes les femmes…, où l’on se figure que cela durera toujours…, tandis que le premier minois nouveau fait tourner le cœur comme une girouette. – Non…, je crois que Prosper éprouve un véritable attachement cette fois… Mais, comme tu dis, mon fils, un autre fera oublier celui-là… – Et quelle est donc la personne dont vous le croyez épris ? – C’est mademoiselle Camille de Trévilliers…, la fille du comte de Trévilliers, qui demeure dans cette rue, presque en face. – La fille d’un émigré !… Une jeune personne qui n’a pas seize ans encore, mais qui est déjà aussi fière, aussi hautaine que l’était son père !… Pauvre Prosper ! je crois qu’il a mal placé ses affections, et je ne pense pas qu’on le paye jamais de retour. Mais, qui a pu vous faire deviner les sentiments de Prosper, ma mère ? – C’est qu’en ton absence Goulard, le portier, est entré ici… – Pourquoi faire ? Je déteste, je méprise ce méchant homme, je ne veux pas qu’il vienne chez moi. Il fallait le mettre à la porte. – Ah ! mon ami, dans ce temps-ci, les méchants sont si à craindre !… – Je n’ai rien à craindre, moi, ma mère, et rien ne peut me forcer à recevoir chez moi un homme que je méprise. – Hélas ! mon ami, combien de gens, ainsi que toi, pensaient qu’ils n’avaient rien à craindre, parce qu’ils se sentaient la conscience pure, et qui ont péri cependant !… et Brémont ?… ce pauvre Brémont !… Maxime passe sa main sur ses yeux, puis s’écrie : – Ah ! ne parlons pas de cela, ma mère, ça fait trop de mal… Eh bien ?… Prosper…, vous alliez me dire… – Goulard a parlé devant lui de la fille du comte de Trévilliers ; il a laissé voir que son intention serait de la dénoncer. Oh ! alors, Prosper a sauté sur lui, l’a saisi à la gorge, et, s’il n’était pas venu du monde, je crois qu’il l’étranglait, malgré mes prières et celles d’Euphrasie. – Il aurait bien fait ! Misérable Goulard ! c’est lui, ce sont ses pareils qui feront haïr notre révolution… Demandez à cet homme ce que c’est que la patrie et la liberté, il vous répondra qu’il veut de l’argent et ne rien faire. Ah ! que je ne le voie plus ici, car je sens bien que je ne serais pas maître de ma colère. Dénoncer une jeune fille de seize ans… parce qu’elle est la fille d’un noble ! comme c’est bien raisonné ! comme c’est équitable ! Et si son père est coupable, est-ce donc sous un gouvernement qui veut être juste et libre que les fautes des pères doivent retomber sur les enfants ! La mère de Maxime ne répond rien ; elle se contente de lever les épaules en soupirant. Un long silence règne entre elle et son fils ; tous deux avaient trop de tristesse dans l’âme pour se sentir même le désir de causer. La pluie avait recommencé à tomber avec violence ; le vent soufflait aussi avec force ; la nuit était sombre et triste comme les pensées de ceux qui habitaient le petit logement du rez-de-chaussée. Minuit avait sonné depuis longtemps, et ni Maxime ni sa mère n’étaient encore couchés. Cependant le jeune homme, sortant de ses réflexions, s’écrie : – Allez donc prendre du repos, ma mère ; il est bien tard, vous devez être fatiguée. – Du repos ! je n’espère pas en goûter cette nuit… J’ai éprouvé trop de chagrin aujourd’hui… ; mais toi, mon ami, ne vas-tu pas le coucher aussi ? – Oui, ma mère, oui…, dans un moment… Je ne sais pas ce que j’ai ce soir…, j’ai le cœur serré…, j’éprouve comme la crainte d’un nouveau malheur… Ce que vous m’avez dit de Goulard me revient sans cesse à la pensée… – Je ne t’ai pas tout dit cependant, car ayant rencontré ici ce bon Hollandais et sa femme, auxquels j’avais ouvert la porte-cochère pour leur voiture, parce que Goulard n’ouvrait pas, lui, il a osé menacer, insulter cet homme généreux, qui cent fois lui a fait du bien. Ah ! si sa femme n’avait pas été là, le citoyen Derbrouck aurait, je crois, châtié l’insolence de Goulard… Heureusement Prosper est arrivé en ce moment : c’est un brave garçon que Prosper… Et…, mais, n’entends-tu pas du bruit dans la rue ? – Non… je n’entends que le bruit du vent, de la pluie. – C’est singulier…, il m’avait semblé entendre comme plusieurs voix… ; cependant il n’est pas l’heure de s’arrêter…, de causer dans la rue… Bientôt une heure du matin… ; je me serai trompée… Cependant écoute… c’est comme le bruit d’une voiture…, elle s’approche. Le bruit de la voiture approchait en effet, et bientôt il cesse devant la maison. Maxime, qui écoutait, regarde sa mère en disant : – C’est pour ici. Et une expression de sombre terreur se peignit sur les traits du jeune homme et de sa mère, car tous deux savaient bien qu’alors les arrestations se faisaient souvent au milieu de la nuit.
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