II - Une famille hollandaise-2

1568 Words
Mais quelqu’un qui se précipite alors dans la chambre donne une autre tournure à cette scène. Le nouveau venu est un jeune homme grand, svelte, élancé ; il a un mauvais pantalon avec une veste de chasse assez élégante, et porte sur la tête une espèce de bonnet fait en papier, qui est posé assez coquettement sur l’oreille ; ses traits sont fins et spirituels, ses grands yeux bleus ont une expression hardie, quelquefois railleuse mais toujours gaie, et son front large et haut annonce une tête capable de concevoir et d’exécuter de grandes pensées. En apercevant le mouvement de Goulard qui semble vouloir défier M. Derbrouck, Prosper Bressange, car c’est lui qui vient d’entrer, se place devant le portier, et lui empoignant avec vigueur les deux bras, lui fait faire plusieurs pirouettes dans la chambre, en disant : – Qu’est-ce que c’est ?… Léonidas veut faire de la gymnastique : il veut qu’on admire sa belle taille…, ses formes de chien basset. Eh bien, voyons… : tournons, dansons, dessinons-nous devant la société…, montrons comme nous sommes gentils ! Et le jeune homme continue de faire tourner le portier, qui se débat et cherche à se dégager, en s’écriant avec colère : – Veux-tu me lâcher… petit garnement ! il n’est pas question de danser ni de plaisanter…, z’entends-tu ? et un morveux ne doit pas venir se mêler dans les affaires qui regardent le salut de la république ! – Un morveux ! répond Prosper, en continuant de serrer les poignets au portier, de manière à l’empêcher de remuer. Oh ! tu dois sentir en ce moment que ce morveux-là serait ton maître, et qu’il te peloterait d’importance, si tu t’avisais devant lui de te permettre la moindre impertinence avec des personnes que tu dois honorer, respecter et bénir !… Me traiter d’enfant ! mais tu oublies, Léonidas, qu’il n’y a plus d’enfants dans ce temps-ci… ; et puis, si tu avais été au théâtre de la Nation, tu aurais retenu ces vers : … Dans les âmes bien nées,La valeur n’attend pas le nombre des années.C’est Voltaire qui a dit ça et il n’était pas manchot, Voltaire… Ah ! cré coquin ! mon pauvre Léonidas, s’il t’avait vu tout à l’heure dans ta belle position, je suis sûr qu’il t’aurait engagé à te faire acteur… tu aurais été superbe avec un casque et une tunique ; n’est-il pas vrai, citoyen Derbrouck ? Pendant cette conversation entre le portier et le jeune homme, le banquier avait eu le temps de se calmer et d’entendre les prières de son épouse ; reprenant l’air affable qui lui était naturel, il frappe sur l’épaule de Prosper, en lui disant : – Bonsoir, Prosper ; bonsoir, mon garçon ; tu as bien fait d’arriver…, tu m’as rendu à moi-même…, et je sens maintenant combien j’étais déraisonnable de m’être laissé emporter. Mais il est temps de monter chez nous, ma chère amie, tu dois être fatiguée… Je te salue, citoyenne, bonsoir. M. Derbrouck a pris le bras de sa femme, en faisant un salut amical à la dame Bertholin. L’épouse du Hollandais, enchantée de voir se terminer ainsi une scène dont elle avait redouté les suites, se hâte de sortir avec son mari ; mais, en s’éloignant, elle serre la main de la bonne veuve, et jette un regard de reconnaissance à Prosper, en lui disant à demi-voix : – Merci…, mon ami…, merci ! Euphrasie fait une gracieuse révérence au bel Hollandais, en le suivant des yeux jusqu’à la porte, tandis que le portier fronce les sourcils et détourne la tête, en murmurant : – Va ! aristocrate, tu me le payeras. – Et maintenant, dit Prosper, en allant s’asseoir devant le feu, lorsque la famille hollandaise est partie, maintenant, mon petit Goulard, dis-moi donc ce que tu avais tout à l’heure contre ce bon citoyen Derbrouck… Est-ce qu’il t’avait entendu pérorer à la section, et te faisait compliment des idées nouvelles que tu avais émises ?… Ah ! ah ! maman Bertholin, et vous, jolie citoyenne ! quel dommage que vous ne vous soyez pas trouvées là quand Léonidas a parlé…, vous auriez entendu de belles choses !… – Vous venez donc du comité ? dit Euphrasie en s’asseyant près de Prosper. – Oui, j’en viens… ; j’aime assez aller flâner par là : on entend quelquefois de drôles de motions…, comme aujourd’hui, par exemple… – Il aime mieux cela que de travailler, dit la maman Bertholin, d’un air mécontent. – Il faut bien se tenir au courant des orateurs de son quartier. Figurez-vous, citoyenne, que Léonidas Goulard… ou Goulard Léonidas, qui se promène là devant vous en faisant des yeux de chat-tigre, a d’abord proposé de faire transférer le port du Havre au Gros-Caillou, afin que l’on eût des huîtres plus facilement à Paris. Ensuite, voulant probablement rendre sa position plus lucrative, il a proposé de forcer tous les locataires d’une maison de donner le quart de leur revenu à leur portier, et la moitié, dans le cas où la maison n’aurait que deux locataires ; vous voyez que ce gaillard-là ne s’oublie pas, et que, dans son amour pour la patrie et son zèle pour l’égalité, il veut d’abord faire les portiers plus riches que tout le monde. Enfin et pour dernière motion, il a prétendu que le changement de femme n’étant pas rendu encore assez facile par le divorce, il fallait faire une loi qui permît aux hommes de se marier pour un mois, quinze jours ou huit jours, à volonté !… J’ai le regret de vous annoncer que les trois propositions du citoyen Léonidas ont eu peu de succès. – Se marier pour huit jours ! dit Euphrasie en souriant, ce serait un peu turc… mais ce ne serait peut-être pas trop désagréable ! – Moi, dit Prosper, il me semble qu’il vaut autant ne pas se marier du tout. – Tu te moques de mes motions ! dit Goulard, en continuant de se promener au fond de la chambre ; mais je te dis encore une fois que tu n’entends rien aux choses de la politique… Vois-tu, on ne nous mènera plus comme des bêtes d’assomme, à présent, nous autres… À l’heure d’aujourd’hui, tout le monde est instruit ! – Écris-moi donc ce que tu viens de me dire là… – Gnia pas besoin de savoir écrire pour avoir des idées !… – C’est juste ; mais il faut en avoir de bonnes, ou ne pas se mêler de choses auxquelles on ne comprend rien… Toi et tes pareils, vous nuisez plus à la république que vous ne la servez… ; en parlant en public à tort et à travers, en faisant des propositions absurdes, vous nous déconsidérez près de l’étranger !… – Voyez-donc ce blanc-bec qui vient faire son savant ! – Prends-garde, Goulard, le blanc-bec t’a fait voir qu’il avait la poigne forte ! – Quant à ce Hollandais…, qu’il prenne garde… ; c’est un aristocrate. D’ailleurs, il était l’ami de Dumouriez, ami intime même !… puisqu’il a voyagé avec le général en Belgique…, qu’il s’est trouvé à la prise de Gertrudenberg ; Dumouriez avait élevé ce Hollandais au rang de colonel de dragons dans son armée… À propos de quoi faire colonel un banquier ?… – Parce que probablement le banquier prêtait de l’argent au général, dit la mère de Maxime. D’ailleurs, qu’est-ce que tout cela prouve ? Dumouriez a, dit-on, passé du côté des ennemis. D’abord, ça n’est pas prouvé ça ; d’autres disent qu’il s’est tout bonnement retiré en Angleterre, parce qu’il n’approuvait plus la tournure que prenait la révolution, et ne voulait pas servir le parti de la Montagne. Au reste, le citoyen Derbrouck ne l’a pas suivi ; au contraire, il est revenu à Paris… S’il s’était senti coupable, serait-il rentré en France, dans un temps où la faute la plus légère suffit pour être puni de mort ? – Ta, ta, ta !… on sait ce qu’on sait, reprend Goulard, en secouant la tête. Et les soupers que le banquier donne dans sa maison, à Passy, la république sait que ce sont des réunions de factieux…, des soupers liberticides ! – Liberticide ! s’écrie Prosper ; oh ! fichtre, Léonidas, voilà un mot que tu dois être bien content d’avoir retenu ! Je suis sûr que tu le placeras souvent dans tes discours !… – Mais il faut être aussi méchant que tu l’es, Goulard, reprend la veuve, pour oser suspecter des réunions dans lesquelles se trouvent les plus chauds patriotes, les plus zélés républicains… – Oh ! c’est qu’il y en a qui font semblant… ; mais on ne s’en laisse pas t’imposer. – Bravo ! Léonidas : tu parles comme à la tribune ! s’écrie Prosper en riant. – Mon Dieu ! dit tout bas Euphrasie, est-ce que ce vilain portier ne s’en ira pas !… Depuis qu’il est entré, je n’ai pas pu placer quatre mots ! il est insupportable…, et si laid…, si sale… Il devrait bien fermer sa chemise au moins, nous n’avons pas besoin de savoir qu’il est velu comme un ours ! – Ce n’est pas moi qui le retiendrai, répond Prosper ; et si vous voulez même, je vais le mettre à la porte… – Oh ! non, non ! murmure la vieille dame ; il est si méchant !… il faut prendre garde… Goulard continuait de se promener en long et en large, regardant de côté et tâchant d’entendre quand on parlait bas. Au bout d’un moment, comme chacun gardait le silence, il reprend : – Il y a encore dans le quartier une jeune aristocrate sur laquelle que j’ai l’œil ouvert… Son père a émigré, donc la fille devrait être incarcérée ; si elle ne l’est pas encore, c’est qu’on l’a oubliée… j’y ferai penser. – Et de qui donc parles-tu ? s’écrie Prosper, qui, depuis quelques instants, est devenu sérieux et attentif, en écoutant le portier. – De qui que je parle ?… parbleu !… de la fille du comte de Trévilliers…, de la petite Camille. – De cette jeune fille qui n’a pas encore seize ans… et qui est si jolie…, si bien faite…, qui a de si beaux yeux noirs…, avec de longs cils et des sourcils formant l’arc…, et des dents si blanches…, et une bouche si gracieuse ?… – Peste ! mon gaillard ! il paraît que tu l’as bien regardée la jeune Camille ! mais tout cela n’empêche pas que ce ne soit la fille d’un émigré, et par conséquent une petite aristocrate que l’on doit arrêter… – Tu veux faire arrêter la fille du comte de Trévilliers !… s’écrie Prosper en se levant, mais, avant cela, je t’aurai brisé…, mis en morceaux !… Et sautant aussitôt sur le portier, le jeune homme le saisit à la gorge, le renverse, et a déjà posé un genou sur sa poitrine avant que celui-ci ait eu le temps de se reconnaître. Cependant les deux femmes suppliaient Prosper de lâcher Goulard, qui commençait à jeter de grands cris, lorsque plusieurs coups sont frappes à la porte : des voix bien connues se font entendre. Lejeune homme se décide alors à quitter le portier, qui, se relevant précipitamment, se sauve en se jetant le nez contre les personnes qui viennent d’entrer.
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