Introduction-2

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Quant à l’argument qui présente les ressources de Chorier comme insuffisantes, il nous suffit, pour y répondre, de nous reporter à la partie de ses Mémoires qui a trait à la fin de 1659 : « Je gagnais chaque année, dit-il, à peu près neuf cents louis d’or (cinquante ou soixante mille francs de notre monnaie) d’honoraires, moi qui n’avais ni la voix ni la plume vénales. » Jusqu’à preuves nouvelles du contraire, le débat se trouve clos par les affirmations de Liseux. ***Au reste, de son aveu même, Chorier a fait des excursions hors de la littérature pudique : il a écrit des œuvres licencieuses en prose latine, entre autres « deux satires, l’une Ménippée, l’autre Sotadique » (Mémoires, I, 2), dont il ne reparlera plus au cours de son carnet de notes. Il semble qu’il ait invité les chercheurs, les esprits vraiment curieux et capables d’efforts, à lire entre les lignes de ses œuvres, pour deviner en lui l’auteur de l’Aloisia. Il déclare aussi, comme en passant, qu’il a écrit la biographie de quatre-vingt-quinze personnages, tant hommes que femmes, d’une certaine célébrité. « J’ai exposé sincèrement leurs origines, leurs mœurs, leurs actions, leurs écrits ; je n’ai rien ajouté à la vérité, je n’en ai rien retranché ; j’ai rapporté franchement les choses telles qu’elles étaient. Cet ouvrage porte le titre d’Anecdotes. Je ne le ferai pas imprimer, je ne le mettrai pas non plus en circulation ; je ne veux même pas le communiquer, de mon vivant, à mes plus intimes amis. » (Mémoires, III, I). Pourquoi nous ferait-il cette confidence s’il ne nous invitait pas à en déduire des conséquences ? En réalité, Chorier a fait, dans la s****e sotadique, une galerie de tableaux vivants, animés du souffle de son inspiration philosophique. Cette hypothèse a trouvé un affirmateur. « M. Rochas, écrit Desnoireterres, nous a dit avoir eu entre les mains un exemplaires de l’Aloysia où se trouvait une clef de tous les acteurs de ces licencieux dialogues, d’une main visiblement contemporaine. D’après cette clef, Mlle Serment serait l’héroïne de l’aventure racontée par Octavie dans le septième dialogue. C’est une aventure où un jouvenceau appelé Robert est présenté sous des habits de jeune fille. » Cette demoiselle Serment, Anastasie de son prénom, était une jolie Dauphinoise, femme d’esprit, fort libre dans ses manières, qui à Paris eut pour admirateurs Corneille, Quinault, Maucroix, etc. Elle écrivait élégamment en latin et avait fait un voyage en Italie, d’où elle avait rapporté les goûts que Tullia manifeste à Octavia dans le dialogue intitulé Tribadicon. De retour en son pays, elle vint évidemment à résipiscence, car ce fut pour cacher une grossesse clandestine qu’elle s’enfuit à Paris. Un huitain acrostiche latin, conservé dans un des recueils manuscrits de la Bibliothèque de Grenoble, nous édifie assez bien à ce sujet ; elle y est appelée Nazis, abréviation d’Anastasie, et l’acrostiche reproduit A. Serment : Artem Lesboum cur non. Phaebeia Nazis,Servasti, didicit quam tibi Parthenope ?Eheu ! luctator valida te cuspide fixit ;Rima palet, crescens viscera tendit onus !Maerentes Isarae linquis satiata puellas,Et mox Lutetiae clam genitura fugis.Nostri vive memor, Musarum dulcis alumna ;Te Lucina regat, Diva potens uteri !« Que n’as-tu conservé, Phébéenne Anastasie, les pratiques lesbiennes que t’avait apprises Parthénope ? Hélas ! le jouteur t’a percée de son rigide javelot, ta fente bâille, un fardeau croissant gonfle ton ventre ! Rassasié d’elles, tu quittes les filles éplorées de l’Isère ! Tu fuis à Lutèce, pour y accoucher bientôt. Souviens-toi de nous, fille chérie des Muses ; Lucine te protège, la puissante déesse des couches ! » On a sans doute exagéré. Il est peu probable qu’Octavia soit précisément Mlle Serment, non plus que Tullia, Rangoni, Callias, Caviceo soient modelés sur des personnages contemporains de Chorier. Mais, comme tout véritable écrivain, l’auteur de la s****e a rassemblé des faits dont il a été témoin, des conversations libres auxquelles il a pris part, des tableaux qu’on lui a dépeints ; et prenant ici et là des traits distincts, il les a fondus en une œuvre qui est bien sienne, tout en étant un tableau de mœurs pris sur le vif. Nous sommes dans le champ des hypothèses ; mais combien vraisemblable est celle que nous émettons et qui expliquerait mieux encore l’indignation scandalisée des « honnêtes gens », dont peut-être quelques-uns se reconnaissaient en scène ! Car l’indignation fut grande, si grande que, longtemps après sa mort, un biographe de Chorier, documenté dans le Dauphiné même, constate que la s****e d’Aloisia Sigea lui valut l’exécration de tous les gens de bien, et qu’il vécut une vieillesse triste, dans l’amertume de la déconsidération publique. C’est là, par bonheur, une légende que cherchèrent à accréditer les gens dits de bien. Nous sommes loin de la vérité. La s****e a été publiée pour la première fois vers 1659 ; Chorier ne mourut qu’en 1692, âgé de quatre-vingt-trois ans. Or, pendant ces trente-deux années, loin d’avoir été tenu à l’écart, Chorier fut honoré de l’amitié et de l’estime des hommes les plus considérables de sa province, voire même de la France : Du Gué de Bagnols, intendant de Lyon ; François de La Chaise, qui devint confesseur du roi ; Louis Moreri, l’auteur du Dictionnaire historique, qui prenait ses conseils et le priait de faire en quelques vers une inscription destinée à être gravée autour de son portrait ! Joseph Gallien, préfet des Jésuites de la province de Lyon ; Salvaing de Boissieu, premier président de la Chambre des comptes du Dauphiné. Ce fut sans doute grâce au patronage de ce magistrat, qui avait rempli plusieurs missions diplomatiques en Italie, que Chorier obtint, en 1678, le titre de comte Palatin de l’Église romaine. Il suffit de lire les Mémoires de Chorier pour se convaincre qu’il fut en relations avec tous les écrivains du grand siècle, et on en trouverait difficilement un seul, des plus humbles aux plus célèbres, dont il ne fasse mention, avec lequel il n’ait été personnellement en rapport. En 1672, Nicolas Chorier est appelé à Paris pour solliciter l’évocation devant d’autres juges de l’accusation intentée aux consuls de Grenoble et à lui-même par Gallien de Chabons, procureur du roi au parlement de Grenoble, pour malversation. À cette occasion, il eut commerce avec des personnages élevés en dignités ou illustres par leurs écrits. Le cardinal de Bouillon lui fit une très flatteuse réception et lui offrit aide et assistance, si besoin était, dans ses affaires personnelles. On étudiait à ce moment le projet de rendre à certains hospices et hôpitaux, auxquels il avait été donné une autre destination, l’ancienne destination pieuse dont ils s’étaient écartés. Les religieuses de Saint-Antoine, dont la maison mère était en Dauphiné, et qui s’éloignaient beaucoup de la règle primitive, étaient surtout visées. Antoine Ferrier, un des confesseurs du roi, voulut en conférer avec Chorier et approuva son avis. Chorier fut aussi invité par Lamoignon, premier président du parlement, à assister à une réunion d’hommes instruits qui se tenait dans sa maison, et qu’on appelait l’Académie. Il y entendit Boileau dire quelques mots touchant l’origine de la poésie. Chorier reçut aussi le meilleur accueil de Charles de Sainte Maure, duc de Montausier, employé à Saint-Germain en qualité de modérateur et d’arbitre pour former et gouverner la jeunesse du Dauphin. Il assiste même à une leçon donnée au Dauphin par Bossuet, évêque de c****m. Chorier entretenait aussi commerce avec Antoine Vion d’Héronval, François Bouchet et Jean Le Laboureur, éminents généalogistes. Chez l’un d’eux il rencontra l’abbé Michel de Marolles, qu’il eut ensuite pour grand ami. Il connut aussi Charles Dufresne du Cange, latiniste et helléniste érudit ; il n’eut qu’à se louer de l’affabilité, de la courtoisie, de la politesse de Fouquet, et il mettait au premier rang de ses amis Ménestrier et Joseph Charonier, tous deux de la Société de Jésus. En 1674, Chorier écrit un abrégé de son Histoire du Dauphiné et le fait offrir au Dauphin par Antoine Brunei de Saint-Maurice. « Ce prince accepta le présent avec bienveillance, car je le lui avais dédié ; Montausier et Bossuet, évêque de c****m, me remercièrent au nom du prince. » En 1678, les académiciens d’Arles élisent Chorier membre de leur compagnie ; et à partir de 1681, l’auteur de l’Histoire du Dauphiné est admis dans la familiarité du premier président Nicolas Prunier de Saint-André. Or la deuxième édition de la s****e avait paru vers 1678, avec un grand scandale, à cause de la publication des deux poèmes de Chorier. ***Non, Chorier ne fut pas honni des gens d’esprit pour avoir écrit la s****e d’Aloisia Sigea. Tous y admirèrent d’abord, comme Forberg le fit, en 1824, dans les Apophoreta de son édition de l’Hermaphroditus de Panormita, « la finesse et la grâce des plaisanteries, les étincelles d’érudition latine jetant çà et là des feux éclatants, l’abondance et la facilité du discours où reluisent, comme des perles, des expressions et des pensées originales et brillantes, exhalant une bonne odeur d’archaïsme, enfin cet art suprême de varier merveilleusement un sujet limité ». Ils se délectaient aussi, comme nous-même, des maximes de philosophie pratique dont l’ouvrage est assaisonné avec un sens parfait de la mesure et un bon sens remarquable. Lisez bien attentivement ces pages, non pas comme un écolier en maraude, mais comme un esprit prévenu doit le faire : à chaque pas vous trouverez des perles de sagesse, la plupart du temps dans la bouche de cette dévergondée de Tullia. « Tout le bonheur d’une femme mariée, dit-elle, dépend de son mari. » Et encore : « Chaque mari est le législateur de sa femme ; à chacun ses habitudes et ses caprices. Celle-là se crée une existence heureuse qui met son plus grand soin à adopter pour elle-même les habitudes de son mari. L’honnête femme est celle qui cherche son plaisir dans le plaisir de son mari. » Et aussi : « Le mariage est, pour notre s**e, le souverain bien, car tout amour est funeste et honteux si l’hymen ne le sanctifie, et en dehors de l’amour il n’est point de vie heureuse. Mais nous sommes toutes, nous les femmes mariées, les ouvrières de notre bonheur. » Et cependant ce n’est pas la morale des yeux fermés, de l’aveugle foi : les personnages de Chorier savent ce que vaut l’aune de l’amour. La mère d’Octavia dit à sa fille : « Dans peu de jours, tu dois être unie à Caviceo, ma fille ; mais tiens-toi pour assurée que si auparavant il veut prendre de toi une jouissance complète, ou bien il s’en ira pour toujours, ou bien, s’il préfère être félicité de sa constance, il te tiendra en profond mépris. » Et Tullia confirme son amie de cette pensée : « L’homme à qui il arrive de jouir pleinement du corps désiré, la chose une fois faite, hait le plus souvent celle qui auparavant le faisait se consumer d’un fol amour. » Et elle insiste sur cette idée qui, plus que toute autre, doit retenir les jeunes filles dans la vertu : « Avant d’avoir joui de nous, les hommes nous aiment pour notre beauté, nos agréments, notre jeunesse ; plus tard, après que par la vue, le toucher, la libre possession de notre corps, ils ont assouvi leur passion, ils ne nous aiment que s’ils nous estiment. » Finement clairvoyante, Tullia connaît bien les hommes. Elle instruit son amie des brutalités nécessaires du premier contact conjugal, et Octavia se promet de supporter toutes les souffrances sans une larme, sans un cri, d’un cœur ferme. « Garde-t’en bien, lui répond Tullia. Ton mari regarderait cela d’un mauvais œil, si tu montrais tant d’insensibilité : ton silence tournerait à ta honte. C’est pour le mari un complément de satisfaction, et pas le plus médiocre, que la vierge crie et pleure, lorsqu’il la force. » L’héroïsme est parfois une vertu dangereuse. Elle sait aussi, cette philosophe dévergondée, que la façade, les apparences sont la sauvegarde la plus sûre ; que tout être habile et prudent peut se livrer aux plaisirs sous les dehors de la vertu ; elle connaît la comédie de la vie : « Le monde entier joue la comédie. Au spectacle, nous louons, nous condamnons, tant que se joue la pièce, ce que les acteurs font devant nous, ce qu’ils disent au jour de la rampe ; mais, de ce qui se fait ou de ce qui se dit derrière la scène, le rideau baissé, nous ne soufflons mot. Dans le commerce de la vie ordinaire, on expose de même à la critique ce qui se fait sous les yeux de tout le monde, mais non ce qui se trame et se pratique sous le voile. Oh ! si nous voyions à l’œil nu, alors qu’ils sont livrés à eux-mêmes et aux passions dont les a doués la Nature, ces grands de la terre et ces je ne sais quels orgueilleux qui simulent l’abattement et, par une feinte sévérité des mœurs, veulent se frayer le chemin du ciel. Oh ! si nous les voyions ! » Mais elle aime la vie avec ardeur : elle en aime toutes les manifestations, les douleurs comme les joies. « Nous vivons, dit-elle, pour aimer et pour être aimées ; celle qui ne veut ni être aimée ni aimer est déjà ensevelie dans la tombe, déjà elle sent mauvais, en proie à l’infection et à la pourriture. » Et, dédaigneusement, elle ajoute : « Les stoïciens boivent, mangent, font l’amour, et ils nient être du nombre des vivants. » Mais ne déflorons pas davantage une œuvre que les lecteurs savoureront beaucoup mieux dans son ensemble. Cette œuvre, nous la présentons aussi complète que possible. Nous avons dû résumer ou supprimer quelques tableaux par trop vifs, aux couleurs trop crues. Le lecteur y suppléera aisément par un minime effort d’imagination… ou de mémoire, si tel est son bon plaisir. Au reste, avouons-le, ils ont beaucoup plus de saveur en latin que dans notre malheureuse langue déformée, émasculée par la pudeur formaliste d’une morale sottement continente. B. DE V.
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