III
Où notre lecteur a l’honneur de faire connaissance avec le café du commerce et son illustre personnelS’il y avait quelque chose dans la ville de Garocelle, dont ses habitants pussent tirer de l’orgueil, c’était bien, sans nul doute, la rue des Portiques, et, dans cette rue, le café du Commerce qui servait à la fois de café, de cercle et d’estaminet.
Nous laissons à l’impartialité de notre lecteur le soin d’apprécier notre assertion, et, pour qu’il puisse avantageusement juger, voici une courte mais fidèle description de l’une et de l’autre merveille de Garocelle.
La rue des Portiques s’étend entre la place de l’Église et la place du Marché au milieu de laquelle se pavane fièrement la statue en bronze patiné de vert, d’un célèbre jurisconsulte. L’émule des Cujas et des Barthole serait bien étonné si, un jour de marché, il revenait de l’autre monde à seule fin de se contempler dans sa gloire !… Et gloire il y a ! La statue a six pieds de haut ; le piédestal en a douze ; total : six mètres de célébrité… Il y a donc que, les jours de marché, les choux, les carottes, les épinards et les betteraves, confondus en un admirable pêle-mêle avec des moutons, des chevreaux, des… porcs aux soies luisantes, entourent d’une ceinture peu agréable à l’œil, moins encore à l’odorat, le piédestal en pierre grise au sommet duquel on a juché maître Bonaventure Pantaléon, de son vivant, professeur de droit à l’université de P****, né natif de Garocelle.
Les portiques, que les étrangers s’obstinent à nommer des arcades, sont, en effet, des arcades semblables à celles de la rue de Rivoli, et bâties suivant le goût italien, fort à la mode en Savoie depuis le XVIIIe siècle. Des magasins de toute espèce embellissent les deux côtés de la rue, et, lorsque les boutiquiers ont peu de chose à faire, ils apportent des chaises entre les colonnes et contemplent, en causant à outrance, le spectacle peu animé que présente une rue de petite ville, fut-ce la voie principale.
Quant au café du Commerce, ainsi nommé parce que tout le monde y va, à l’exception des commerçants, il occupe cinq devantures, au centre même des Portiques. Il est flanqué, à droite, d’un magasin de libraire ; à gauche, d’une boutique de mercier. En face, et sous les portiques opposés, un marchand de porcelaines a planté sa tente.
Les cinq ouvertures du café sont d’un joli bois de noyer lourdement travaillé ; les montants enchâssent des vitres carrées derrière lesquelles on aperçoit des rideaux en guipure fausse, retenus par des embrasses en galon de laine bleue. Au-dessus de l’ouverture centrale une large enseigne attire les regards. Cette enseigne est tout un poème : sur un fond du plus pur carmin, – ce que les héraldistes appellent champ de pourpre, – d’énormes lettres dorées se détachent en relief ; au-dessus d’elles, au centre d’une manière de fronton arrondi, une paire de balances non moins dorées, entrelacées de branches d’olivier, émerge d’une auréole de pièces de cent sous alignées en rayons… Aux deux extrémités, l’on voit d’un côté une chope remplie de bière mousseuse flanquée de trois billes de billard ; de l’autre une élégante bouteille vermillon, enrubannée d’azur et accompagnée de deux verres à Champagne emplis de fort beaux fruits à l’eau-de-vie. Le peintre de cette enseigne fameuse avait été décoré à l’unanimité du titre de second Michel-Ange par les connaisseurs en peinture. L’admiration de madame veuve Nicrabeau, la propriétaire du Commerce, s’était exprimée par une pile de beaux écus tout neufs formant la somme respectable de cent francs.
C’est que les habitants de Garocelle ne marchandent pas avec les arts.
Les anciens habitués du lieu, déclarant que madame veuve Nicrabeau, née Célimène-Aréthuse Piffrard, avait fait des folies en restaurant sa taverne avec un tel excès de luxe, comparaient purement et simplement le café du Commerce aux palais des califes de Bagdad, dont il est tant question dans les contes du bonhomme Galland. Pour dire la vérité, les tentures de papier velouté à grands ramages d’or sur un fond écarlate ; les tables de marbre à pieds de fonte vernie ; le parquet à lames alternativement blanches et noires ; les chaises de rotin à dossier carré ; l’énorme poêle en faïence entouré d’anneaux de cuivre reluisant comme de l’or ; les lampes de porcelaine transparente ; ce merveilleux ensemble, pour tout dire en un mot, était bien fait pour éblouir jeunes et vieilles imaginations.
Au temps jadis, en 187., madame veuve Nicrabeau occupait une espèce de niche ménagée au centre du café ; elle avait, à sa gauche, la salle de billard, à sa droite, la salle « des consommations. » Un comptoir de noyer verni, encombré de flacons de toutes formes et de toutes capacités, de « topettes » de rhum, de bouteilles d’absinthe, de coupes à sucre, la séparait du commun des mortels. Cette respectable dame partageait ses loisirs entre la lecture assidue du Petit-Journal et les plaisirs de la conversation. Tandis que son esprit se délassait ainsi, ses doigts manœuvraient activement de longues aiguilles d’acier à l’aide desquelles elle obtenait des bas, des fichus, des bonnets.
Célimène-Aréthuse, femme entre deux âges, avait de quarante à soixante ans. Ses cheveux gris formaient autour de son visage ridé comme une pomme à la fin du carême, des « coques » prétentieuses, dont un prodigieux bonnet à rubans jaune citron augmentait encore l’effet. Le dimanche, le jaune citron se changeait en amaranthe, et des marabouts couleur de rose embellissaient de plus belle cette coiffure imposante. En ce même jour, consacré au Seigneur, apparaissait une robe de soie gorge de pigeon, inaugurée par madame veuve Nicrabeau le jour même de ses noces, et qui remplaçait la toilette des jours ouvriers, une simple robe de mérinos à raies bleues sur un fond chocolat. Ces détails si oiseux qu’ils paraissent, ont déjà fait entrevoir au lecteur un coin du caractère de la veuve : il en a pu conclure que cette Artémise provinciale possédait l’amour du travail, la soif du savoir, l’économie, la propreté, le tout joint à une inexprimable envie de briller.
Ce défaut était l’unique, hâtons-nous de le dire. Madame Nicrabeau savait exercer la charité ; son tricot chaussait force petites jambes frileuses, coiffait nombre de têtes mignonnes que le sort impitoyable négligeait d’orner avec des rubans amaranthe ou citron ; elle avait toujours un verre de bon vin, un morceau de pain et une assiette de soupe au service des pauvres voyageurs ; elle ne refusait point un petit sou aux pifferaris déguenillés que l’Italie une envoie mendier partout. D’un autre côté, cette bonne femme gardait rigidement la probité commerciale que les Parisiens rangent au nombre des imperfections de la province. Elle ignorait l’art de frelater ses liqueurs, de baptiser son vin, de faire du café avec de la chicorée, de remplacer la bière par une décoction de racine de buis.
Donc, il y a de cela quelques années – et, si notre lecteur veut que nous précisions davantage, c’était entre 1850 et 1874, – le café du Commerce était, un beau jour, au grand complet. Il n’y manquait pas un seul de ses habitués ; une heure sonnait, et comme à Garocelle on dîne à midi, les gourmets venaient humer l’arôme du fin-vert et du Bourbon-Saint-Leu, d’autant mieux que la neige couvrait les montagnes, et qu’alors on préfère un cent de piquet, dans un endroit bien chaud, à la promenade la plus sentimentale.
En province, le café est le centre commun où toutes les opinions, toutes les professions, tous les âges se réunissent. Il remplace le cercle et le salon. C’est un terrain neutre où les distinctions sociales auxquelles on attache tant d’importance disparaissent ; où les opinions diverses – il y en a autant que d’individus – se rencontrent sans se heurter. C’est là que se forme cette bête à sept têtes que l’on nomme l’opinion publique ; l’on y élabore des projets ; l’on y ourdit de petites conspirations contre la municipalité ; – l’on y fait de l’opposition ; l’on y prépare les élections. C’est du café que partent les Délites médisances et les grosses calomnies ; c’est là que l’on déchire les réputations ; c’est là que l’on confectionne les célébrités.
Le café du Commerce aurait passé, sans hyperbole, pour le type du genre.
Il y avait grande réunion.
Sans nous occuper du menu fretin, nous porterons tout d’abord notre attention sur trois groupes différents composés par les personnages de cette histoire véridique.
Le premier de ces groupes comprenait trois individus.
L’un, sorte de colosse aux membres herculéens, semblait présider le cercle et tenir le dé de la conversation. Assis sur un escabeau, le corps raide comme un piquet, la canne entre les jambes et le chapeau sur la tête, il parlait d’une voix haute énergiquement accentuée, dédaigneuse, ronflante. Les mots je et moi revenaient fréquemment sur ses lèvres. Il portait un pantalon gris, une redingote noire, son visage était soigneusement rasé. Il serait bien inutile de cacher le nom et la profession de M. La Mottière, avocat au tribunal civil de Garocelle. Il avait soixante ans, n’en montrait que cinquante, jouissait de huit cents livres de rente, et se créait, à force de réclames, plus ou moins saugrenues, une petite réputation de lettré.
À sa gauche, un monsieur tout de noir habillé, mais râpé comme un dix-huitième clerc d’huissier, représentait la docte faculté. C’était le docteur Varçon ; omni-savant, sentencieux, matérialiste et spirite, théologien consommé, médecin émérite, démocrate et socialiste, fort aristocrate en ses manières et libéral à la façon de ceux qui ne veulent de liberté que pour eux. Cet émule de Proudhon soignait avec orgueil sa longue barbe grise ; ses yeux s’abritaient derrière de fortes lunettes. Le troisième, un pharmacien, exécutait ceux que le docteur condamnait. C’était cependant un gros garçon joufflu au visage rose et glabre, aux lèvres épaisses, au ventre proéminent. Quoiqu’il n’eût pas trente ans, il siégeait déjà au conseil municipal et formait, en qualité de secrétaire, le principal ornement de l’Académie Garocelloise. Il s’appelait Morteret, mais son parrain lui avait imposé le prénom harmonieux d’Athenulphe…
Il est des gens qui ne doutent de rien !
Nous aurons occasion tout à l’heure d’entendre la basse de l’avocat, le ténor du docteur, et le grêle fausset du jeune Athenulphe. Pour l’instant, occupons-nous de présenter au lecteur le groupe catalogué sous le numéro deux.
Autour d’une table, couverte d’un tapis chargé de cartes et de jetons, s’asseyaient quatre bourgeois à peu près du même âge. L’un, M. Taulier, fin matois, dirigeait le commerce de porcelaines à l’enseigne du Magot de la Chine. Le second, M. Egault vivait de ses rentes, après avoir vendu pendant vingt ans du drap et de la flanelle à ses concitoyens. Il paraissait fort intelligent, avare de ses paroles, bien élevé. Nous le ferons mieux connaître plus tard. Son partenaire, vieillard d’une soixantaine d’années, Me Ouzaux (François), s’intitulait, non sans une légitime fierté, notaire impérial.
Il faudrait un volume pour tracer un portrait bien exact du quatrième personnage : le capitaine baron Crépinat. On ne rencontrait jamais cet homme autrement que vêtu d’un habillement complet de drap gris-rougeâtre, coiffé d’un chapeau flambard ; une canne à la main ; une pipe à la bouche. Ce n’était pas un vieux grognard. Il avait tout au plus quarante ans. Seulement l’eau-de-vie, l’absinthe, le vin blanc, le tabac, toutes choses dont il abusait, doublaient son âge. Rien ne pouvait plus l’enivrer, quoiqu’il semblât perpétuellement en état d’ivresse. Ses yeux ternes, sa langue pâteuse, ses jambes tremblantes, son visage blême en faisaient un objet de dégoût. Il avait gagné son grade pendant la campagne d’Italie ; son titre lui venait de son père, ancien maître d’hôtel du vice-roi de Sardaigne, lequel père avait un secret pour l’apprêt du canard aux navets. En récompense de ses talents culinaires, il fut baronifié.
Que de titres ont une origine plus ridicule, voire moins honorable.
Le capitaine conservait une profonde reconnaissance à la maison de Savoie. On le disait à son aise, non sans raison, car feu le premier baron Crépinat eût inventé la danse du panier, si cet exercice chorégraphique n’eût été déjà connu de son temps.
Hâtons-nous de crayonner rapidement le troisième groupe que formaient une douzaine de jeunes hommes, très simples, très bruyants, très altérés, qui se livraient avec passion au culte du carambolage.
Deux autres garçonnets se tenaient à l’écart et savouraient leur café en causant. Ils avaient tous les deux bonne mine ; leurs manières discrètes les faisaient reconnaître pour des gens de bonne compagnie. L’un, Claude Egault, fils du drapier retiré, venait de terminer à Paris les cours de l’École des Chartes. Son compagnon, avec son veston de gros drap bleu, ses bottes fortes, sa casquette à carreaux noirs et rouges, avait l’apparence d’un fils de riche paysan. C’était pourtant le vicomte Gaétan de Lestourges, héritier de la plus noble famille de la province. Les Lestourges remontaient à l’an 1050. Ils avaient eu trois cent mille livres de rente. Mais leur fortune actuelle se composait du mince revenu d’un petit domaine échappé aux griffes des créanciers.