IV
Primavera, gioventu de l’anno ! Gioventu, primavera della vita !Printemps, jeunesse de l’année,
Jeunesse, printemps de la vie
Dieu ! qu’ils étaient bruyants ces charmants adolescents, espoir de la patrie ! Quel tumulte ! quels cris ! quel assaut d’agilité !… quel assaut de bêtise !… Ah ! l’on s’amusait !… Ces bons jeunes gens occupaient ainsi leurs loisirs, entre midi et deux heures ; ils rentraient alors qui à l’atelier, qui au bureau, qui au collège. Toutes les distinctions sociales, au café, disparaissaient. La blouse coudoyait fraternellement la redingote ; la veste d’uniforme s’accrochait au veston du petit-crevé. Car il y avait un petit-crevé ! Blond, blême, avec une charpente d’Hercule, des grâces mourantes et des favoris taillés en côtelettes… Innocent Delphin jouait naïvement son personnage, sans se douter qu’il se couvrait de ridicule. Veston court, gilet à la Robespierre, binocle et col cassé lui seyaient comme un casque de pompier au front d’un âne, ce qui ne l’empêchait nullement de se croire très beau, suivant l’avis de son coiffeur. Tout en jouant au billard, il se donnait des grâces, prenait des poses à effet, suait, soufflait, parlait en mâchonnant ses mots. L’on pourrait ici multiplier les portraits, en tracer de plus grotesques encore ; mais s’il fallait faire passer leur collection bariolée sous les yeux de notre lecteur, ce serait à n’en point finir et nous épuiserions notre vocabulaire. Laissons à ces gamins leurs billes, leurs cannes et leur tapis vert ; ils s’évertuent à gagner trois sous et y mettent deux heures. Plus tard, ils connaîtront mieux le prix du temps.
Claude Egault, la tête appuyée sur la main, regardait et écoutait. Chaque fois qu’une interpellation baroque, ou un mot à effet, tirés l’une et l’autre des petites feuilles parisiennes, se faisaient entendre, il levait les épaules sans prendre la peine de cacher une moue dédaigneuse.
Gaétan de Lestourges lisait un journal, sans plus se préoccuper de ses jeunes concitoyens que s’ils n’avaient jamais existé. L’un d’eux, pourtant, s’approcha et lui cria dans l’oreille :
– Eh ! fils des croisés, pourquoi ne joues-tu pas avec nous ?
Lestourges répondit paisiblement.
– Parce que ça m’ennuie.
– Voyez-vous ça ! reprit l’autre, on fait l’aristocrate, paraît ?
Une voix s’éleva dans le fond de la salle, en disant :
– Laisse-le donc tranquille, Miligoud ; tu vois bien qu’il n’a pas le sou dans sa poche.
À cette brutale insulte, que nulle agression ne motivait, il se fit autour du billard un grand silence. Les plus écervelés comprenaient fort bien qu’Innocent Delphin était allé trop loin. L’élégant petit-crevé lui-même s’arrêta, interdit, en voyant l’effet de ses odieuses paroles.
Gaétan voulut s’élancer ; mais Claude le saisit par le bras et le força de se rasseoir en lui disant à voix haute de façon à ce que tous l’entendirent :
– Ne faites donc pas attention à ce marmouset, Gaétan ; ne voyez-vous pas qu’il est ivre de rhum ? Croyez-vous que ses injures puissent vous atteindre ?
Il se retourna vers Delphin, ajoutant :
– Je vous préviens, vous, que si vous avez le malheur d’ajouter un mot, je vous fais mettre à la porte.
La partie de billard se continua comme si de rien n’était. Ces sortes de scènes se répétaient trop fréquemment pour attirer l’attention de madame veuve Nicrabeau ; quant aux joueurs, ils étaient blasés sur les émotions de ce genre : Delphin, ayant l’habitude de quereller ses meilleurs amis, lorsqu’il perdait au jeu. Or il perdait neuf fois sur dix.
Mettons maintenant de côté cette compagnie désagréable que nous avons désiré faire entrevoir au lecteur, pour son édification, mais que nous laisserons désormais à l’infime place qu’elle s’est choisie.
Gaétan de Lestourges et Claude Egault s’étaient retranchés dans l’embrasure d’une fenêtre, et, tournant le dos à leurs bons petits camarades, ils causaient avec beaucoup d’animation.
– Je me demande, dit Gaétan, ce qui a pu m’attirer l’inimitié de ce monsieur Delphin.
– Mon cher Gaétan, vous apprendrez à connaître à vos dépens tout ce petit monde-là.
– Je n’y tiens nullement.
– Je fus comme vous, mon cher Gaétan, et cela m’a passé. À Paris, j’étais accoutumé à voir, à fréquenter un grand nombre de jeunes gens ; d’abord mes camarades d’école, les membres de mon cercle, puis des journalistes, des peintres, des musiciens, en un mot cette classe qu’on appelle la gent artiste. Cela me faisait une société comme on en trouve guère : intelligente, spirituelle, savante, gaie, exubérante de vie, de jeunesse, de force… Ah ! quelles belles soirées nous passions, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, à causer, à discuter, à pérorer, en fumant de bons cigares, au coin du feu !
Gaétan de Lestourges sourit à l’enthousiasme de son ami. L’expression de son visage laissait bien voir qu’une telle vie eût été de son goût. Claude continua :
– Eh bien ! il y a trois mois que je revins ici. Mon cours est terminé, je suis en expectative ; j’ai ma licence-ès-lettre et mon diplôme d’archiviste paléographe dans ma poche. Que faire ? vers quelle carrière me tourner ? J’attends.
Donc, pour en revenir à ce que je vous disais tout à l’heure, il m’a fallu dégringoler joliment… au point de vue des relations sociales. Qui voir, ici ? avec qui me lier ? Vous, vous étiez à Turin, chez monsieur votre oncle et vous n’êtes ici que d’hier. Je cherchai donc à me faire un cercle, sinon d’amis, sinon de camarades, du moins de ce qu’on appelle bêtement des connaissances.
– Réussites-vous ? demanda Lestourges en souriant.
– Vous allez en juger. Tout d’abord, je me liai avec mes ex-amis de collège, dont la plupart sont de beaucoup plus âgés que moi. Malheureusement, pour plaire à ces messieurs et s’en faire bien venir, il faut parler, aux avocats, jurisprudence ; aux médecins, thérapeutique et clinique ; aux professeurs, pédagogie. Ce n’est pas mon fort. En outre, ils ont leurs intérêts, leur vie de famille… Je me borne aux visites indispensables… Bien ! De là, je voulus pénétrer dans la bourgeoisie aisée… ceux qui ne font rien ou pas grand-chose… Oh ! mon ami ! bœufs, cochons, f****r, semailles, vignes, tel est l’invariable canevas de toutes leurs conversations ! Lestourges éclata de rire :
– Allons ! dit-il, vous n’avez pas de chance.
– Pas plus qu’il ne faut, reprit Claude. Je tentai alors de me mêler à ces aimables jeunes gens qui font tant de bruit à côté de nous. C’était tomber de Charybde en Sylla, ou, pour mieux dire, jeter le fruit pour en manger l’épluchure ! Je vous fais grâce du sujet de leurs conversations. Si vous avez jamais jeté un coup d’œil sur une appréciation des œuvres de monsieur de Kock, vous vous en ferez une idée suffisante.
– Je comprends.
– Il n’y a plus chez la plupart d’entre eux ni foi, ni sentiments, ni réserve, ni délicatesse. Ils ne craignent pas d’employer l’ignoble argot de ces mannequins de Paris, que les boulevards ont le privilège d’exhiber aux yeux de l’étranger. Ils ne vont pas à la messe ; ils ne saluent pas les prêtres. En un mot, ils cherchent à imiter les mœurs, les travers et les ridicules de leurs congénères du boulevard. Ils sont à la fois odieux et bêtes.
Gaëtan de Lestourges ne put s’empêcher de rire une seconde fois, en entendant cette peinture faite sur le vif. C’était et c’est encore la triste vérité. Nous avons comme une foule d’enfants de dix-huit à trente ans qui ne valent pas mieux que cela. Des fanfarons de vices, de pauvres têtes fêlées, des cœurs à demi-corrompus et qui se font gloire de n’être rien de bon. Ils rougissent d’ignorer le mal et si, par hasard, un écart leur est inconnu, ils n’ont pas de cesse qu’ils n’en aient approfondi l’abîme. C’est, disent les uns, la faute de notre époque ; c’est, disent les autres, la conséquence absolu du manque de principes religieux. Ces malheureux jeunes hommes dont la dépravation produit un si grand mal dans nos petites villes, ils lisent, ils dévorent les œuvres infâmes dont les prostitués de la presse inondent le pays ; ils apprennent de bonne heure à se délivrer du joug pesant de la famille et du devoir.
En un mot, comme le disent avec orgueil les auteurs de cette perversion morale, comme nous le répétons avec tristesse, notre génération est précoce…
Et ceux qui l’auront perdue auront, un jour, de terribles comptes à rendre.
– De quoi riez-vous ? demanda Claude au vicomte.
– Parbleu ! je ris du portrait peu flatté que vous venez de tracer de nos jeunes compatriotes.
– Mon cher, il est au moins exact, s’il est peu flatté et moins encore flatteur.
– De telle façon que vous n’avez maintenant aucune société ?
– Sauf la vôtre et celle de mon frère Louis. Du reste, je sors le moins possible. Je me suis arrangé chez moi un petit nid où je passe mes heures les plus agréables. Je consacre ma matinée au travail, mon après-midi à la lecture et aux arts – je dessine, vous savez, un peu – et je tapote mon piano tout aussi bien que n’importe qui. Je jouis de mes soirées en famille. Quand le temps est beau, nous sortons tous ensemble. De telle sorte que ma vie, ainsi réglée, ne m’est plus monotone.
– Oh ! je sais que vous avez la passion du travail, Claude.
– Vous vous trompez. Je travaille parce que je n’ai rien de mieux à faire. De ma nature, je suis prodigieusement flâneur, si bien que, au collège, les professeurs me donnaient comme un modèle de paresse… à ne pas imiter.
– Permettez-moi de n’en rien croire. Claude s’inclina modestement et changea le sujet de la conversation.
– Que dit-on de nouveau en ville ? demanda-t-il. – Rien que je sache. Buvez-vous de la bière ?
– Jamais. Ce breuvage amer, acre, froid, m’est antipathique. Si vous le voulez bien, je prendrai une seconde tasse de café.
– Mais vous allez vous exciter…
– Du tout. C’est un préjugé. Le café n’excite pas plus que le vin ou tout autre boisson alcoolique. Voltaire n’en buvait-il pas soixante-douze tasses par jour ! Aux colonies, on en use, m’a-t-on dit, comme ici de la bière. Évidemment, entre deux garçons d’esprit comme l’étaient Egault et Lestourges, la conversation ne devait pas durer bien longtemps sur un pareil ton. Aussi, Claude, avec un air indifférent qui déguisait médiocrement une assez vive curiosité, interrogea-t-il monsieur de Lestourges au sujet d’un étranger récemment arrivé à Garocelle. Gaétan ne fut pas dupe de l’apparente indifférence de son ami. Il eut aux lèvres un sourire malicieux et répondit, en affectant lui-même un égal dédain pour la nouvelle du jour, qu’il ne savait rien à cet égard.
– Vous ignorez même son nom ? reprit Claude.
– On me l’a dit : il s’appelle… attendez… ma foi ! je ne me souviens pas trop… Ah ! Georges de Selves.
– C’est un noble.
– Il paraît, je ne l’ai point vu encore. Sans doute, il sera logé à l’hôtel du Chamois des Alpes ?
– Non pas, non pas. Une espèce d’intendant qui l’a précédé de quelques semaines a loué pour lui un appartement complet rue d’Arvan, dans la maison de Salignies. Il paraît que ses meubles sont merveilleux.
Lestourges, en qui décidément nous sommes forcés de reconnaître un garçon railleur et plein de malice, se mit à rire de plus belle.
– Décidément, Claude, mon ami, s’écria-t-il, vous voilà dûment atteint de la maladie provinciale : une véritable épidémie : la curiosité.
– Bah ! il faut bien s’occuper de quelque chose. Du reste, ma curiosité est plus feinte que réelle. Tout ce que l’on dira sur monsieur de Selves ne sera pas aussi anodin.
– Vous avez raison, répliqua Gaëtan, qui redevint sérieux, il sera déchiré à belles dents. Je m’y connais : s’il est riche on l’enviera ; s’il est spirituel, on le jalousera ; s’il a une position quelconque, on cherchera à lui nuire dans l’esprit de ses chefs ; s’il n’est rien, ce sera pis encore : on prouvera clair comme le jour que des raisons graves lui ont fermé l’entrée de toutes les carrières.
L’étranger dont parlait en ce moment le jeune vicomte, faisait, en effet, les frais de toutes les conversations. Nous en aurons la preuve en écoutant, suivant notre droit d’écrivain, les deux groupes dont nous avons parlé dans le chapitre précédent.
Il était arrivé la veille et n’avait point encore paru. Seulement, le soir de son arrivée, les gens bien informés prétendaient l’avoir vu entrer à l’Église, un peu avant l’Angélus du soir. Comme il était revêtu d’une pelisse fourrée et qu’un châle épais, enroulé autour, de son cou, lui cachait les trois quarts du visage, personne ne pouvait donner son signalement.
L’on suppléait à cela par de nombreux commentaires.
– À propos, dit soudain Claude à son compagnon, quel âge avez-vous, Gaëtan ?
Monsieur de Lestourges le regarda d’un air étonné. Cette question lui paraissait assez singulière, d’autant plus qu’elle venait à la suite de la tirade rapportée plus haut. Il n’existait aucune liaison entre l’objet de leur entretien précédent, et cette demande formulée sans aucune préparation. Il y répondit cependant :
– Mais vous le savez très bien, Claude : j’ai deux ans de moins que vous. Votre « à propos » est drôlement placé, convenez-en ! Claude parut un peu embarrassé :
– Je l’avoue, dit-il. C’est qu’il me venait une idée, pendant que vous parliez de ce monsieur. – Et pourrait-on savoir ?…
– Certes, puisque cela vous concerne.
– Allez de l’avant, je suis tout oreilles.
– Mon cher Lestourges, dit Claude posément, vous êtes d’âge à devenir un homme sérieux. Comment se fait-il que vous ne soyez pas membre de l’Académie Garocelloise ?… Chut ! ne répondez pas. Votre père en est, j’en suis… tant de monde en est !… Tenez ! à vous le dire franchement, notre parti n’est pas assez puissant dans cette auguste société ; il y manque l’élément jeune, actif. Les idées libérales y sont largement représentées. En fait de catholiques de l’école de l’Univers, je n’y vois que monsieur La Mottière, monsieur Ouzaux, Brissot, votre père et moi : c’est tout. Voulez-vous que je vous présente ?
– Mais je n’ai rien fait pour être digne de cet honneur, fit de Lestourges en se récriant. Eh ! de quelle utilité puis-je…
– Mon cher, continua Claude d’un ton délibéré, pour être d’une Académie, il suffit de n’avoir rien fait et de ne mériter ni cet excès d’honneur ni cette dignité !… Hein !… vous serez académicien… bon gré, mal gré. Je veux faire une révolution, et j’ai besoin de vous.