II
De l’entrevue du docteur et du jeune homme et de ce qui s’ensuivitLe docteur Varçon passa une partie de la journée à se promener, en observant l’allure et les habitudes de ce monde parisien qui conne le ton au monde. Il visita quelques monuments, rentra pour souper à l’Hôtel de la Boule-d’Or et fut au Palais-Royal à l’heure exacte.
Le jeune homme s’y trouvait déjà ; ils se saluèrent et entrèrent dans un café.
Après quelques banalités sur la pluie et le beau temps, ils s’occupèrent de leur protégé. On résolut de l’aller voir et de lui prodiguer tous les encouragements et toutes les facilités qui lui seraient nécessaires pour acquérir une bonne instruction primaire. La physionomie franche de l’enfant, son air intelligent les avaient frappés.
M. Georges de Selves, ainsi s’était présenté le jeune homme, esquissait même quelques projets d’avenir.
– Peut-être, dit-il, deviendra-t-il un savant ? Qui sait !
– Que Dieu l’en préserve ! répondit Varçon avec un accent d’amertume, oui, que Dieu l’en préserve ! La science nous ôte le bonheur, à nous autres savants. Le philosophe, le romancier, le médecin, à force de creuser cette montagne qui s’appelle l’homme, à force de la sonder et de la perforer dans tous les sens, y découvrent des couches de vices et de misères qui en forment les bases. Dans ces volcans qu’on appelle Richelieu, Napoléon, dont la cime superbe se dresse orgueilleuse au-dessus du monde, on trouve des abîmes où bouillonnent des flots d’une lave impure. C’est un triste métier que de sonder le cœur humain ; on y trouve tant d’horreurs, que bien des fois on est tenté de fermer la porte sur ce cloaque, de la barricader avec des barres de fer, d’y accumuler toutes les pierres de ses illusions et de s’en éloigner.
Mais une force secrète, invincible vous y ramène et vous contraint à plonger les deux mains dans ce bourbier pour y chercher si une pierre précieuse n’est pas cachée au fond et l’en ramener. Ce langage imagé, un peu déclamatoire, trahissait l’ancien professeur. M. de Selves ne s’y trompa nullement.
– Mais, Monsieur, tout ce que vous dites est vrai si vous considérez seulement les cœurs pervertis. Qui vous force à n’examiner que ceux-là ? À côté s’en trouvent d’autres ; beaux comme le cristal le plus pur, dont toutes les facettes réfléchissent l’honnêteté, la droiture, la vertu. Ils sont rares, et comme perdus dans la foule des autres : ils existent pourtant.
– Et dans quelle serre, Monsieur, croissent ces plantes de choix ? J’avoue n’en avoir jamais rencontrées. À quel soleil différent du nôtre se chauffent-elles ?
– Ces plantes croissent dans l’Église et se chauffent au soleil de la foi.
– Ah ! ah ! dit le docteur, c’est donc là que vous vouliez en venir. Vieilles illusions dont on est revenu ! L’Église, dites-vous, produit, élève et conserve des cœurs aussi précieux, aussi purs, aussi bons ? Allons donc ! l’Église, qu’est-ce donc ? Une invention philanthropique, mais non une institution divine !
Voyons, si l’Église venait de Dieu, existerait-il des mauvais prêtres ?
– Monsieur, répondit Georges avec beaucoup de calme, on augmente, on grossit à plaisir le nombre des mauvais prêtres, parce qu’on est bien aise, pour excuser ses propres fautes, de trouver des vices à ceux qui vous prêchent la vertu.
Je connais les prêtres, je les fréquente, je les juge avec impartialité, et je puis vous affirmer qu’il y en a très peu de mauvais.
Mais quand même ils seraient si nombreux, cela n’affaiblit pas la réalité de l’Église comme une institution divine ! Bien plus, plus leur nombre est grand, plus ils affirment l’origine du temple qu’ils souillent !
Je vous fais juge et je vous demande quelle institution humaine, si fortement conçue qu’elle soit, fût-elle l’œuvre d’un génie extraordinaire, tout à fait supérieur, quelle institution d’origine humaine eût résisté aux tempêtes soulevées par les mauvais prêtres, par ceux-là mêmes qui auraient dû défendre l’Église !
Rappelez-vous Arius, Eutychès, Nestorius, Luther, Calvin, les faux papes du grand schisme. Une barque, conduite par un homme, se fût brisée à traders tant d’orages, surtout quand les matelots, ceux-là qui auraient dû veiller à la sûreté du vaisseau, se révoltaient, y mettaient le feu, y pratiquaient des voies d’eau !
La main de Dieu façonna ce navire, et le conduit encore malgré ses mauvais serviteurs.
– Vous raisonnez fort bien, Monsieur, reprit Varçon avec une légère pointe d’ironie, et qui plus est en beau style ! Mais, j’ai vu trop de choses, j’ai trop vécu, j’ai trop appris les ruses et les mensonges de l’homme pour y croire. Avant même que d’entendre affirmer, fût-ce en termes aussi éloquents que vous l’avez fait tout à l’heure, une thèse quelconque, regardée comme une vérité, j’en doute. Je me dis que mon esprit ne perçoit pas tout de suite les raisons qu’il y a d’en douter, mais qu’il doit en exister. Je ne puis plus être persuadé.
– Je vous plains, Monsieur, dit Georges d’une voix triste, car vous devez être bien malheureux. Pour le bonheur de l’homme, il vaut mieux trop croire que ne plus croire. Un esprit fanatique, emporté par sa fougue, passe par-dessus les misères de cette vie ; un esprit désabusé les ressent toutes les unes après les autres, il les approfondit et se trouve bien malheureux.
– Mais vous, reprit Varçon, vous qui semblez si bien me comprendre, pourquoi n’êtes-vous pas comme moi ?
– Parce que je crois. Je crois à la compensation de tous les maux que nous souffrons ici-bas ; je crois aux châtiments et aux récompenses d’une autre vie, voilà pourquoi je suis consolé quand je souffre !
Varçon et Georges se séparèrent.
Le lendemain, poussé par une force inconnue, et presque sans s’en rendre compte, le docteur alla visiter Notre-Dame.
Et lorsqu’il eut franchi la porte ogivale dont les soixante saints, portés sur des démons grimaçants, regardent de leurs yeux de pierre ceux qui entrent, il fut saisi d’un sentiment étrange.
L’obscurité presque complète où l’on se trouve en passant sans transition de la rue éclairée sous ces voûtes sombres ; le grand silence qui règne dans l’édifice comme dans une ville endormie au milieu de Paris, agité de mouvements fébriles, ces longues et robustes colonnes se profilant depuis la porte jusqu’au chœur, supportant bien haut les voûtes ogivales, les verrières tout au fond, aux tons crus, un rayon de soleil passant à travers les vitraux et semant sa clarté moirée de couleurs ardentes sur l’autel ; en haut, les tribunes avec leurs ogives accouplées trois par trois, les grandes rosaces du Midi et du Nord, cette terreur religieuse qui tombe des voûtes, le charme mystérieux qui s’enroule aux piliers et s’épand dans l’air, tout cela le prit, le secoua, le tordit malgré les roidissements de son esprit, l’émut, et il tomba à deux genoux, pleurant et sanglotant, et demandant pardon à ce Dieu, qu’il ne croyait point, de ne pas le croire.
Oh ! c’est un sentiment étrange et qu’il faut avoir sinon ressenti, au moins perçu pour s’en rendre compte, et pourtant rien de plus humain que ces retours à la foi de la jeunesse. Car, tout au fond du cœur, on croit toujours. Les lèvres peuvent mentir, l’esprit errer ; à de certains moments ces sentiments se réveillent et courbent l’orgueil de l’incrédule devant le Dieu qu’il voudrait renier et ne peut !
Varçon resta ainsi une heure entière, la tête dans ses deux mains, pleurant de son cœur desséché des larmes de sang, et pourtant son esprit pendant ce temps, comme écrasé sous le rocher retombé de ses souvenirs de foi, s’agitait en spasmes violents et tentait de se dégager de ce poids qui l’opprimait, de le renverser et de se dresser, glorieux, sur ce roc vaincu.
Mais, pour un moment, il se retrouvait homme. Son cœur bondissait dans sa poitrine à la briser et dominait tout en lui. La foi, qui est du cœur, dominait le raisonnement, qui est de l’esprit.
Mais enfin celui-ci, par un horrible effort, rejeta loin de lui tous ces souvenirs qui l’oppressaient, et railleur, se drapant dans ses guenilles, éclata en un long rire méphistophélique.
Varçon se redressa ; il eut honte, le malheureux, d’avoir prié ; il considéra cela comme une lâcheté, et il éclata d’un rire qui fut un sacrilège.
Les anges qui habitent nos temples, surtout à l’heure où nous les laissons déserts, durent se voiler la face et pleurer.
Lui riait, et il riait si fort que quelques visiteurs se retournèrent pour le regarder, mais de ce rire sardonique, qui pince les lèvres, creuse les joues, fait briller des éclats jaunes de pierres fausses dans l’œil, de ce rire qui ricane, de ce rire qui n’exprime pas la joie, mais la force affectée couvrant la douleur intime, le fard à l’odeur de rose qu’on étend sur un ulcère pour le cacher.
Il se mit alors à examiner dans tous ses détails, mais moqueur, quand il rencontrait quelque naïveté, le superbe monument qui grave en traits de pierre l’histoire de nos siècles de foi.
Et il rentra chez lui.
Le soir, après dîner, on vint frapper à la porte. Étonné, il ouvrit.
Un homme entra. C’était un petit vieillard dont les lèvres minces se plissaient, dont le regard de fouine perçant, acéré, brillait derrière des lunettes et dardait deux traits de feu, comme les serpents font vibrer leur langue fourchue.
Il portait une redingote assez fanée, et s’appuyait sur une canne ; en deux mots, avait l’air d’un pauvre hère. Son chapeau défraîchi cachait à demi une figure qui n’avait plus d’âge. De toute sa personne se dégageait quelque chose de louche et d’explorateur qui s’émanait par tous les fils de ses habits. Il semblait un ancien policier en retraite.
Varçon, qui possédait le coup d’œil du médecin, le dévisagea du haut en bas et de long en large en un seul regard. Il vit aussi les joues ridées et jaunies, la peau rouge relevée haut sur ses yeux qui clignaient, les tempes dégarnies.
– À qui ai-je l’avantage de parler, Monsieur, et quelle affaire me vaut l’honneur de votre visite ? interrogea Varçon.
Le petit vieillard, sans répondre, s’assit, puisa dans une tabatière enchâssée sur le pommeau de sa canne, se fourra tranquillement son tabac dans le nez, posa ensuite les deux mains sur ses genoux, et, fixant attentivement le docteur, commença :
– C’est au docteur Varçon que j’ai le plaisir de parler ?
– Oui, Monsieur.
– Au docteur Priam-Hermogène Varçon ? continua le vieillard, qui fut docteur en médecine et en chirurgie à vingt-sept ans, docteur ès-science trois ans plus tard, qui occupa une chaire de professeur à l’Université de Turin.
– Mais, Monsieur… comment !… d’où vient… que vous savez tout cela ?… Qui êtes-vous ?
– Je me nomme actuellement Richard Aubépin, un nom qui vous est inconnu, n’est-ce pas ?
– Peu importe !
– Cela vous étonne que je fasse ainsi votre histoire. Laissez-moi continuer.
En 1843, sur la recommandation et les pressantes instances de gens qui vous sont restés complètement inconnus jusqu’à présent, le roi Charles-Albert vous créa chevalier des SS. Maurice et Lazare.
Peu après, un ouvrage qui fut trouvé remarquable et qui traitait de la botanique et de la faune du duché de Savoie, vous valut la médaille du Mérite civil.
Jusque-là vous ne sûtes ni trouver ni remercier ceux qui vous protégeaient.
Aussi furent-ils forcés de vous rappeler que vous étiez leur obligé d’une autre façon.
– Ah ! fit Varçon lentement… Ah ! je comprends, c’est vous qui me fîtes perdre ce fameux procès en captation de testament, qui fûtes cause de ma disgrâce, qui fîtes persuader au roi de me forcer à me démettre !
C’est que vous vouliez me mettre en cet état-là, de n’être plus rien, de fuir de ma patrie. C’était pour enchaîner ma volonté, me posséder, dicter mes actes, mes paroles.
Qui donc êtes-vous ? s’écria-t-il avec un élan superbe, pour tenter de me commander ?
– Qui nous sommes ?… Rien et tout… Insaisissables et présents partout.
Mais, dites-moi, ne songez-vous point quelquefois à votre belle position perdue, à tout ce que vous laissez là-bas, ne regrettez-vous donc rien ?
– Si je ne regrette rien ! s’écria Varçon avec un éclat terrible. Je ne regrette qu’une chose, de ne pas m’être vengé !
Il se tenait debout, superbe de colère, la veine de son front gonflée, les yeux brillants, ses narines frémissantes, sa poitrine haletante, sa taille redressée, les traits du visage agités, les sourcils froncés le menton tenace, les dents serrées, la mâchoire saillante, la taille redressée, le corps nerveux, tendu comme une flèche sur la corde de l’arc, et il redit d’une voix qui frémissait :
– Je veux me venger !
– Peut-être est-ce à cela que vous pensiez tantôt à Notre-Dame, le front penché devant ce Dieu que vous ne croyez pas ? dit le vieillard d’une voix cauteleuse.
– Un moment de folie !… Les têtes les plus fermes en éprouvent bien quelquefois.
– Je suis sûr que c’est ce projet que vous agitiez avec ce jeune homme, hier, au Palais-Royal, avec ce jeune abbé manqué qui parlait si bien et si gentiment théologie.
Le petit vieillard martelait ses phrases lentement, avec soin, et les enfonçait comme un coin dans l’esprit du docteur.
– Ne me parlez pas de cela.
– Ma foi, vous avez raison. Parlons d’autre chose, des histoires du temps passé. J’en connais entre autres une fort intéressante.
– Voyons !
– La voici :
« L’année dernière, dans une des maisons les plus riches et de la meilleure apparence de Turin, vivait un homme à qui son esprit et sa science donnaient une certaine célébrité. Riche et considéré, honoré de l’estime de son souverain, il avançait dans la vie d’un pas ferme. On le voyait se promener dans la ville, salué de tous ceux qui le rencontraient, et répondant à tous par un amical bonjour. Il ne se souvenait plus guère du point de départ d’où il était monté, marche par marche, jusqu’à cette position.
Le soir, rentré chez lui, assis face à face avec la plus charmante des femmes, entouré de quelques amis qui le chérissaient, non à cause de ses biens et de l’avantage qu’ils espéraient en retirer, comme cela arrive souvent, mais à cause de lui-même, de son caractère aimable, de ses vertus ; cet homme se trouvait l’être le plus heureux du genre humain.
Mais il était cupide, trop désireux d’acquérir l’argent. Il arriva qu’il se trouva appelé au chevet d’un malade riche à millions…
– Eh ! je connais cette histoire, s’écria Varçon.
– Parbleu, repartit Richard d’une voix railleuse, c’est la vôtre.
– Je n’ai pas besoin que vous me la rappeliez.
– Pardon ! vous ne vous en souvenez pas assez… Vous fûtes donc appelé auprès de ce malade, et là, ébloui par ses millions, attiré invinciblement vers eux, vous captiez peu à peu la confiance du moribond.
Vous l’enlaciez des replis savants de vos machinations, comme l’araignée entoure de ses fils la mouche qu’elle va dévorer.
Un jour, profitant d’un moment de fièvre, amenée par un remède savant, vous lui fîtes écrire, en lui tenant la main, un testament qui vous léguait tous ses biens et qui déshéritait ses héritiers légitimes.
Tout cela, le procès eût pu me l’apprendre, mais il est des détails plus secrets.
Le malade reprenait ses forces et avec, sa raison. Il se souvint de ce qu’il avait fait pendant son délire ; il s’en repentit et vous demanda le testament.
Vous refusâtes de le lui apporter. Il se leva.
Vous étiez seuls.
Alors une lutte effrayante s’engagea entre vous, l’homme bien portant, et le moribond qui râlait sous l’effort et ne se tenait debout que par la force de ses nerfs surexcités.
Et vous, vous le mainteniez enlacé sur votre poitrine, le pressant pour l’étouffer, et son haleine embrasée de mourant, courte et saccadée, vous soufflait à la face. Il posait autour de votre cou ses mains qu’il ne pouvait plus serrer.
Vous l’avez terrassé, et comme la mort le saisissait aux cheveux, vous l’avez rejeté sur le lit… Il râla, et… ce fut fini.
Ah ! quelle douleur vous fîtes éclater alors. Mais trop bruyante, car elle vous trahit.
On ne sut pas que c’était vous qui aviez achevé le vieillard. Et c’est vrai, n’est-ce pas, c’est vrai ?
La poitrine oppressée de Varçon se soulevait de longs sifflements. Il était pâle comme un mort ; ses lèvres bleues s’agitaient, sans parler, d’un tremblement convulsif : des lignes vertes sillonnaient ses joues. Droit, rigide, il écoutait encore. Il haletait.
Soudain il rit d’un rire forcé, et toisant le vieillard d’un air méprisant :
– Vous voulez de l’argent, fit-il, pour prix de votre silence ?
Richard Aubépin rendit au docteur insulte pour insulte, et l’écrasant du regard :
– Nous ne recevons pas d’argent, et nous ne composons avec personne. Nous donnons celui qu’on nous demande, et nous protégeons ceux qui nous sont dévoués.
Ce nous, revenant à chaque instant, accentué d’une façon toute spéciale, désignait évidemment une association. Varçon y songea et se demanda ce qu’on voulait de lui.
Richard suivit cette idée sur le front plissé du docteur.
– Aimez-vous le roi Charles-Albert, interrogea-t-il soudain, lui qui vous chassa de votre chaire de médecine ?
Varçon tressaillit, mais ne répondit pas : il attendait que la lumière se fît.
– Vous l’aimez, sans doute, car il est catholique, et vous aussi vous faites semblant de l’être… Voyons, que feriez-vous bien pour vous débarrasser de lui ?
– Ah ça ! où voulez-vous en venir ? Vous ne me tourmentez pas pour le plaisir de le faire. Vous poursuivez un but, expliquez-vous franchement.
Quinze jours plus tard, Richard Aubépin présentait à la Loge des Amis le docteur Varçon, qui fut reçu maçon. Trois semaines après, celui-ci partait pour Genève, qui déjà s’affichait comme la tête et le centre des sociétés secrètes.