Tout bas, je demandai à Andy, le cocher :
– De qui veulent-ils parler ?
– Chut ! répondit-il, mais sans bouger les lèvres, mais n’racontez pas qu’j’vous l’ai dit ! Pour sûr que c’est Murdock le Noir qu’ils ont en tête.
– Qui est Murdock, ou qu’est-ce que c’est ?
– Certain qu’c’est le Gombeen Man.
– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’un gombeen man ?
– Écoutez-moi, dit Andy, d’mandez à des autres. Il vous l’apprendront bien plus mieux que moi.
– Qu’est-ce qu’un gombeen man ? demandai-je à la compagnie en général.
– Ce que c’est qu’un gombeen man ? Eh bien je vais vous le dire, dit un vieil homme à l’air matois de l’autre côté de l’âtre. C’est un homme qui vous prête quelques shillings ou quelques livres quand vous en avez vraiment b’soin, et ensuite qui n’vous lâche pas tant qu’il ne vous a pas pris tout c’que vous aviez, vot’terre et vot’baraque et vot’ferme et vot’argent et vos quat’sous, et il vous tirerait le sang du corps s’il pouvait le vendre ou l’utiliser d’une manière ou de l’autre !
– Oh, je vois, une sorte d’usurier.
– Usurier ? Oui, c’est ça ; mais un usurier vit en ville, et il y a des lois pour le tenir. Mais le Gombeen n’a ni loi ni peur des lois. Il est comme celui qui, dans les Écritures, « broie le visage des pauvres »4. Pardieu, c’en est un qui ferait peu de chose pour l’amour de Dieu si le diable était mort !
– Alors je suppose que cet homme, ce Murdock, est à l’aise, un homme riche à sa façon ?
– S’il est riche ? Sûr que lui, il a tout c’qui faut. S’il voulait, il pourrait quitter sa maison et s’installer à Galway, oui, et même à Dublin s’il préférait, et prêter de l’argent à des hommes importants, des propriétaires ou des gens comme ça, au lieu d’s’amuser avec des pauv’gens ici et de d’les avaler un à un ! Mais il ne peut pas s’en aller ! Il ne peut pas s’en aller ! En disant cela, il avait dans les yeux une lueur vindicative ; je me tournai vers Andy pour qu’il m’explique.
– Il ne peut pas s’en aller ? Qu’est-ce que ça signifie ? Que veut-il dire ?
– Chut ! Ne m’demandez pas. D’mandez à Dan, là-bas. Lui, ne lui doit pas d’argent !
– Lequel est Dan ?
– Le vieux, là-bas, près du banc, c’ui qui vient de parler, Dan Moriarty. Il a d’quoi, d’l’argent en banque et il possède sa propre ferme ; et il n’a pas peur de dire c’qui pense de Murdock.
– L’un d’entre vous peut-il me dire pourquoi Murdock ne peut pas quitter la Colline ? demandai-je à haute voix.
– Parbleu, moi, dit vivement Dan. Il ne peut pas la quitter parce que la Colline le tient bon.
– Que diable voulez-vous dire ? Comment la Colline peut-elle le tenir ?
– Elle peut tenir rudement fort ! Un type peut bien donner des raisons, parfois une chose, parfois une autre, mais c’est la Colline qui le tient, et le tient bien quand même !
Là-dessus la porte s’ouvrit soudainement et, sous la poussée du vent qui s’engouffrait dans la pièce, des flammes jaillirent du foyer. Tout le monde se leva d’un coup, car le nouvel arrivant était un prêtre. C’était un homme vigoureux d’âge moyen, de mine enjouée. Il avait beau être vigoureux, il lui fallut toute sa force pour refermer la porte, mais il y réussit avant qu’aucun des hommes ne pût s’approcher assez pour l’aider. Puis il se retourna et salua la compagnie.
– Que Dieu vous garde tous !
Tout le monde s’efforça de lui rendre service. L’un prit son manteau trempé, un autre son chapeau dégoulinant, et un troisième l’installa sur le siège le plus chaud dans le coin de la cheminée où, en quelques secondes, Mrs Kelligan lui tendit un verre de punch fumant en disant : « Buvez ça, mon rév’rend. C’est bon pour vous empêcher d’attraper froid. »
– Merci pour votre bonté, répondit-il en le prenant.
Après en avoir bu la moitié, il dit :
– Qu’est-ce que j’ai entendu en entrant, à propos de la Colline qui tenait quelqu’un ?
Dan répondit :
– C’est moi, mon rév’rend. J’ai dit que la Colline elle tenait Murdock le Noir, et qu’elle pouvait le tenir rudement bien.
– Bah ! bah ! mon ami ; pas de sottises de cette sorte. Le fait est, monsieur, dit-il en se tournant vers moi après avoir parcouru la compagnie d’un regard scrutateur, les gens d’ici ont toutes sortes d’histoires concernant cette malheureuse Colline, pourquoi, Dieu le sait. Et cet homme, Murdock, qu’ils appellent Murdock le Noir, est prêteur sur gages en même temps que fermier, et aucun d’entre eux ne l’aime, car il est impitoyable et il a fait des choses cruelles parmi eux. Quand ils disent que la Colline le tient, ils veulent dire qu’il refuse de la quitter parce qu’il espère trouver un trésor qui, dit-on, y est enterré. Je ne suis pas sûr que la faute n’en revient pas aux différents noms donné à la Colline. Le plus commun est Knockcalltercrore, qui est une corruption de l’expression irlandaise Knock-na-callte-cróin-óir, qui signifie « La Colline de la Couronne d’Or Perdue », mais on l’a parfois appelée Knockcalltore, abréviation des mots irlandais Knock-na-callte-óir, ou « La Colline de l’Or Perdu ». On dit que dans quelque temps reculé elle était appelée Knocknanaher, ou « La Colline du Serpent » et, en vérité, il y a un endroit qu’on appelle Shleenahaher, ce qui signifie « le Défilé du Serpent ». Bon, ils vous ont sans doute parlé des légendes et des histoires et de toutes les bêtises de cette espèce. Monsieur, vous savez, je suppose, que dans la plupart des régions, l’imagination locale s’est déchaînée à un moment donné et a laissé derrière elle un bonne moisson d’absurdités et d’impossibilités.
J’acquiesçai chaleureusement, car je me sentais touché par le désir du bon prêtre d’éclaircir cette affaire et de disculper ses ouailles d’entretenir des idées frustes qu’il ne partageait pas. Il continua :
– Chose curieuse, il faut toujours que les hommes donnent forme concrète à des idées abstraites. Nul doute qu’il y a eu des choses étranges concernant cette montagne dont ils parlent : la Tourbière Mouvante, par exemple, et comme les gens ne pouvaient pas l’expliquer d’une manière qui leur soit compréhensible, ils ont fabriqué une légende à son sujet. À dire vrai, pour être juste à leur égard, la légende est très ancienne, et elle est mentionnée dans un manuscrit du XIIe siècle. Mais, d’une façon ou d’une autre, elle a été perdue de vue jusqu’à il y a un siècle environ, quand la perte du coffre au trésor de l’invasion française à Killala a mis en branle l’imagination de tous les gens, de Donegal à Cork, et qu’ils ont fait choix de la Colline de l’Or Perdu comme lieu où devait se trouver l’argent. Il n’y a pas un mot de vrai dans cette histoire du début à la fin — ici il parcourut la pièce d’un regard assez sévère —, je suis un peu honteux d’entendre autant de bavardage et de sottise prodigués à un gentilhomme étranger comme si tout était parole d’évangile. Cependant, il ne vous faut pas être trop sévère dans votre jugement de ces pauvres gens, monsieur, car ce sont de braves gens, il n’y en a pas de meilleurs en Irlande, dans le monde entier à coup sûr, mais ils ont la langue trop bien pendue pour se rendre justice à eux-mêmes.
Toutes les personnes présentes gardèrent le silence un moment. Le vieux Moynahan fut le premier à parler.
– Bon, Père Peter, j’dis rien moi-même de saint Patrick et des serpents, parce que j’sais rien d’eux ; mais je sais qu’mon père m’a dit qu’il avait vu d’ses yeux vu les Français traverser la rivière en bas, face à la montagne. La lune se levait à l’ouest, et la colline j’tait une grande ombre. Il y avait deux hommes et deux chevaux, et ils avaient une grosse malle sur un affût de canon. Mon père les a vus traverser la rivière. La charge était si lourde que les roues s’enfonçaient dans la glaise, et les hommes ont dû tirer d’sus pour les r’sortir. Et puis, est-ce qu’il n’a pas vu les marques des roues dans le sol le lendemain même ?
– Bartholomé Moynahan, dis-tu la vérité ? l’interrompit le prêtre d’une voix sévère.
– Sûr que j’la dis, Père Peter, que le diable m’emporte s’il y a un mensonge dans tout c’que j’ai dit.
– Alors, comment se fait-il que tu n’aies jamais dit un mot de ça auparavant ?
– Mais je l’ai dit, Père Peter. Il y en a plus d’un ici qui m’a entendu le raconter ; mais c’que je leur ai raconté, c’était s’cret !
– C’est tout à fait vrai ! s’exclamèrent en chœur presque toutes les personnes dans la pièce. Cette unanimité était assez comique et provoqua parmi eux un silence penaud qui dura bien plusieurs secondes. La pause ne fut pas perdue car Mrs Kelligan venait de préparer une autre cruche de punch, et les verres furent remplis à nouveau. Cela retint l’intérêt de la petite troupe, puis on en revint au même sujet. En ce qui me concerne, cependant, je me sentais étrangement mal à l’aise. Je ne pouvais pas raisonnablement me l’expliquer.
Je suppose qu’il doit y avoir un instinct chez les hommes, comme dans les ordres inférieurs de la création animale, j’avais l’impression d’une présence étrangère à mes côtés.
Je regardai calmement autour de moi. Tout près de l’endroit où j’étais assis, du côté abrité de la maison, il y avait une petite fenêtre construite dans une profond renfoncement du mur et, plus loin, presque occulté par l’ombre du prêtre assis tout près du feu, pressé contre le treillis vide, là où il avait jadis eu une vitre, je vis le visage d’un homme, visage sombre et menaçant me sembla-t-il, durant le court instant où je l’aperçus. Je le voyais de profil, car il était à l’évidence en train d’écouter attentivement, et il ne me voyait pas. Le vieux Moynahan continua son histoire.
– Mon père s’est caché derrière un p’tit buisson et y est resté blotti comme un lièvre au gîte. Les hommes semblaient se méfier d’être vus et ils ont regardé soigneusement tout alentour s’il y avait trace de quelqu’un. Alors ils ont commencé à grimper le flanc de la Colline, et un nuage est passé sur la lune, si bien que pendant un instant mon père n’a rien pu voir. Mais bientôt, il a vu les deux hommes en haut du côté sud de la Colline près d’la clôture de Joyce. Puis, ils ont de nouveau disparu, et bientôt il a vu les chevaux et l’affût de canon et tout, là-haut au même endroit, et la lumière de la lune est tombée sur eux quand ils sortaient d’l’ombre, et les hommes, et les chevaux, et l’affût de canon, et l’coffre, tous sont passés à l’arrière de la colline vers l’ouest et ont disparu. Mon père a attendu une minute ou deux pour être sûr, et puis il a tourné la colline en courant aussi vite qu’il pouvait, et s’est caché derrière le rocher qui avance à l’entrée du Shleenanaher, et là, en face de lui, en plein sur le haut de la pente, il a vu deux hommes qui portaient le coffre, et l’poids les faisait presque tomber. Mais on ne voyait plus nulle part les chevaux ou l’affût de canon. Bon, alors, mon père sortait tout doucement pour les suivre quand il a ébranlé une pierre qu’a descendu à travers les rochers du Défilé du Serpent en résonnant avec un bruit de tambour, et les deux hommes ont posé l’coffre, se sont retournés, et quand ils ont vu mon père, l’un d’eux a foncé sur lui, et alors il a fait demi-tour et s’est enfui à toute allure. Et puis un autre nuage noir a traversé la lune ; mais mon père connaissait chaque pied de la pente et il a couru dans le noir. Il a entendu les pas derrière lui pendant un instant, mais ils ont paru s’affaiblir, mais il n’a pas arrêté de courir tant qu’il n’est pas arrivé à sa cabane. Et c’est la toute dernière fois qu’il a vu les hommes, les chevaux ou le coffre. Peut-être qu’ils sont partis dans l’air, dans la mer, ou dans la montagne, mais, de toute façon, ils ont disparu et, depuis ce jour-là jusqu’à aujourd’hui, on n’a jamais rien vu, rien entendu, et pas un mot à leur propos !
Un « Oh ! » de soulagement général accueillit cette conclusion alors qu’il terminait son verre.
Je me retournai à nouveau pour regarder la petite fenêtre, mais le visage sombre avait disparu.
S’éleva alors un véritable brouhaha. Tout le monde y allait de son commentaire sur cette histoire, qui en irlandais, qui en anglais, et d’autres en un langage qui était de l’anglais en vérité, mais d’une espèce purement locale si idiomatique que je ne pouvais que deviner ce qu’on voulait exprimer. Ressortait généralement des commentaires l’idée que deux hommes excitaient l’envie : l’un d’eux Murdock, le Gombeen Man, qui possédait une partie du côté ouest de la colline, l’autre, Joyce, qui possédait une autre partie de même orientation.
Au milieu du bourdonnement de la conversation, un fracas de sabots de cheval se fit entendre. Il y eut un cri, la porte s’ouvrit à nouveau pour admettre un étranger robuste, de quelque cinquante ans d’âge, aux traits vigoureux et décidés, bien vêtu, mais trempé à tordre, hagard et apparemment perturbé. Un de ses bras pendait, inerte, à son côté.
– Voici l’un d’eux ! dit le Père Peter.
1. Acushla : cher, chéri (de l’expression irlandaise a chuisle mo chroí, littéralement « un battement de mon cœur »).
2. Le Mont Brandon se situe dans la péninsule de Dingle. Il tire son nom de saint Brendan, abbé-évêque de Clonfert au VIe siècle, qui en aurait fait l’ascension avant de partir vers l’ouest (l’Amérique, les Canaries… le Paradis ?).
3. Keen : lamentation en irlandais ; keener : pleureuse.
4. « De quel droit écrasez-vous mon peuple / et osez-vous broyer le visage des pauvres », Isaïe, 3 : 15.