III - Fin du tête-à-tête

1746 Words
III Fin du tête-à-tête Clotilde avait pris les deux mains de Georges et le regardait dans les yeux. – Tu l’as dit tout à l’heure, murmura-t-il, je suis incapable de te tromper. Tu viens d’exprimer le vœu le plus cher de toute ma vie, tu as donné un corps à mon rêve. Vivre avec toi, tout à toi, ce serait le bonheur… – Eh bien ! fit Clotilde, qui frappa du pied. – Je ne veux pas… Je ne peux pas abandonner ma mère… La jeune fille dégagea ses mains et dit avec dureté. – Tu n’as pas de mère ! Georges recula comme si on l’eût frappé au visage, et Clotilde s’arrêta effrayée. – Je t’ai fâché, dit-elle, déjà repentante. – Non, répliqua Georges ; le tort vient de moi ; j’ai manqué de confiance en toi, je ne t’ai pas dit la vérité, la voici : je suis bien réellement le fils de Mme la duchesse de Clare… – Et Albert, alors ?… – De notre secret, murmura Georges, ne me demande que la portion qui est à moi. Le regard de la jeune fille exprimait un étonnement profond. – Et elle t’envoie ici ? balbutia-t-elle, toi, son fils ? – Ce n’est pas Mme la duchesse de Clare qui m’a envoyé ici ; j’y suis peut-être contre sa volonté. Il y eut un silence, après lequel Clotilde reprit : – Clément, je te crois, je te croirai toujours. Je respecte et j’aime désormais du plus profond de mon cœur celle qui est ta mère. J’espérais t’entraîner avec moi vers le bonheur ; je n’ai pas pu, je reste avec toi dans le malheur. Ton combat est le mien. Mais il faut que tu saches où tu vas, Clément ; il faut que tu saches où tu conduis celle à qui tu viens de dire : je t’aime. Je le sais, moi, je vais te le dire. Elle se recueillit un instant. Ils étaient graves tous deux, et si quelqu’un les épiait maintenant du regard sans pouvoir écouter leurs paroles, c’était bien, selon les apparences, le froid entretien de deux fiancés qui se tâtent prudemment avant la lutte définitive du ménage. – Tu connais, reprit la jeune fille, d’un ton de résignation glacée, les gens chez qui nous sommes. Avant même d’avoir entendu les révélations que je viens de te faire, tu les connaissais peut-être aussi bien que moi. Ce sont des malfaiteurs résolus, qui opèrent à l’abri d’un mécanisme dont l’efficacité est pour eux éprouvée, non pas une fois, mais cent fois. Ils méprisent les combinaisons subtiles et vont droit leur chemin dans une voie qui ne tourne pas. La naïveté des moyens est pour eux le comble de la science. Ils tuent tout uniment, sans précaution, presque sans mystère, sûrs qu’ils sont d’égarer la poursuite – après le meurtre commis, – et j’entendais encore hier, car ma vie n’est qu’un long espionnage, le docteur Samuel railler les malhabiles qui se servent du poison pour augmenter leurs chances d’impunité. Le poison laisse des traces un peu moins voyantes que le couteau, c’est vrai ; mais qu’importe la trace laissée si elle égare certainement la vengeance de la loi sur une fausse piste ? Les demoiselles Fitz-Roy ont été frappées à coup de hache, voilà des traces, j’espère ! Et les assassins vivent en paix cependant ; pourquoi ? Parce que c’est toi qui as été condamné. Écoute maintenant le programme de notre mariage : On l’a dressé ce programme, avec autant de soin que le contrat de maître Souëf, signé par M. Buin et d’autres gens hautement honnêtes que la diplomatie des coquins a su englober dans une complicité involontaire, la meilleure de leurs sécurités. C’est grossier, c’est enfantin comme combinaison : c’est absolument certain comme résultat. Et quant à l’authenticité du plan, je puis la garantir, car l’exposé en est encore dans mes oreilles. Depuis la mort de mes tantes Fitz-Roy, nous sommes, toi et moi, les derniers de Clare… – Avec mon frère Albert, à tout le moins, interrompit Georges, et Mme la duchesse ! Clotilde sourit avec pitié. – Pour la réussite du plan, répliqua-t-elle, il suffit que la duchesse et Albert meurent avant nous : c’est la moindre des choses. De la tête aux pieds Georges fut secoué par un frisson. – La peur que tu es incapable de ressentir pour toi-même, dit la jeune fille, tu l’éprouves pour eux. C’est bien, tu es un grand cœur… Mais si tu les aimes de toute ton âme, que peut-il rester pour moi ? – S’ils quittaient Paris, la France, pensa tout haut le prince Georges, au lieu de répondre ; s’ils allaient loin, bien loin… – Peut-on aller plus loin que l’Australie ? repartit Clotilde. André Maynotte et la veuve de J-B, Schwartz avaient été en Australie, d’où leurs actes mortuaires sont revenus. Le mari de la princesse d’Eppstein, celui qui porta en dernier lieu le nom de duc de Clare, s’était caché au plus profond de Paris, dans l’atelier de cet obscur barbouilleur Cœur-d’Acier, qui fabriquait les enseignes pour les baraques de la foire ; quand il eut épousé sa noble et malheureuse cousine, ils partirent, car ils savaient leur sort, eux aussi. Ils allèrent tant que la terre et la mer purent les porter. Ces deux-là seraient encore tout jeunes. Et pourtant tu as vu leurs noms dans le contrat parmi ceux dont nous sommes appelés, toi et moi, à recueillir les héritages. Ils sont morts. Paris n’a pas de retraite assez noire, et le vaste univers est trop petit, Clément, mon pauvre Clément, tu auras beau les entraîner au bout du monde : quand ceux dont je te parle ont condamné, il faut mourir. La tête de Georges découragé pendait sur sa poitrine. – Mais je n’ai pas fini, poursuivit Mlle de Clare, de tirer l’horoscope de notre union. Ne crois pas que je parle au hasard, je suis malheureusement trop bon prophète. Je te disais tout à l’heure : – Le vent a tourné, ils ont besoin de nous. C’est l’exacte vérité. Que nos droits soient authentiques, ou qu’il y ait eu, comme je le crois, manœuvres frauduleuses, nous réunissons sur nos têtes la totalité des biens de Clare. Nous sommes sacrés : l’héritier unique de cette immense fortune doit naître de nous et ne peut naître que de nous. Quand l’enfant sera né… – J’entends bien, dit Georges, qui ne put s’empêcher de sourire : fille ou garçon, peu importe… – Peu importe, répéta Clotilde, fille ou garçon. Elle souriait aussi, mais non point à la manière incrédule du prince. Son sourire était celui des vaillants qui se résignent. – On nous fera disparaître ? continua Georges : est-ce cela que tu veux dire ? La charmante tête de Clotilde s’inclina en signe d’affirmation. – Et ces grands inventeurs, demanda Georges, n’ont rien su trouver de plus adroit que cela ? – À quoi bon ? répliqua Clotilde. Le mieux est l’ennemi du bien. L’adresse n’est pas la subtilité, mais bien la science d’atteindre le but à coup sûr. J’ai ouï traiter cette question une fois – très sérieusement – par le docteur Samuel qui réfutait Marguerite. Elle a de l’imagination, celle-là, et le docteur lui en faisait reproche. Il lui citait l’exemple du théâtre où les idées nouvelles ne réussissent jamais. Elle riait, mais il tenait bon. Il mettait en avant M. Scribe et sa sentence : « Faites toujours ce qui a été fait. » Quelque chose de plus ingénieux que cela, pour parler comme toi, ne le vaudrait pas, parce que cela est un moyen éprouvé qui a déjà servi ; et qui a déjà réussi. Notre famille et les Habits-Noirs ont leurs annales où l’on peut puiser comme dans l’Histoire universelle. Quand nous serons morts, l’honnête M. Jaffret sera nommé tuteur de l’enfant, absolument comme la comtesse Marguerite de Clare ou plutôt le comte du Bréhut, son mari, fut nommé tuteur de la princesse d’Eppstein, et, pendant vingt ans, l’association aura un demi-million de revenus. Commences-tu à croire et à comprendre ? – Je ne puis penser… voulut objecter Georges. – Crois ou ne crois pas, interrompit la jeune fille, peu importe. C’est établi clairement, nettement, c’est réglé à l’unanimité du conseil. Personne au monde n’y peut rien désormais, cela doit être et cela sera. – Mais alors, demanda Georges dont le scepticisme tomba tout d’un coup devant la rigueur de ces affirmations, que faire ? Elle se redressa. Une flamme héroïque brûla dans ses grands yeux. Jamais Georges ne l’avait vue si splendidement belle. – Si j’étais aimée… dit-elle. Mais elle s’interrompit aussitôt et reprit : – C’est mal et je désavoue cette parole. Même sans être aimée, je suis prête à tout entreprendre pour sauver toi et ceux qui te sont chers… – Mais tu es aimée, Clotilde, ma chérie ! s’écria Georges, cette fois avec l’accent de la véritable passion. Pourquoi es-tu injuste envers moi ? Ne vois-tu pas que je succombe sous le fardeau de mes responsabilités et de mes inquiétudes ? Dis ce qui peut être tenté, et dis-le vite ! Elle lui tendit la main. – C’est moi qui aie tort, peut-être, dit-elle doucement avec un sourire triste ; d’ailleurs, pourquoi fuir ? J’ai plaidé contre moi-même tout à l’heure en prouvant que, vis-à-vis de ces démons, la fuite est inutile. Veux-tu combattre, puisque fuir ne vaut rien ? – Oh ! oui, s’écrie Georges ; combattre bravement et jusqu’à la mort ! – Elle n’est pas loin peut-être… Mais tu as raison : mieux vaut combattre : – Ordonne, j’obéirai ; quand je devrais me ruer tout seul contre cette cohue d’assassins… – Non, interrompit Clotilde qui était redevenue pensive, nous ne serons pas seuls. Il est un homme au cœur courageux, à la volonté indomptable… – Le docteur Abel Lenoir… Elle mit un doigt sur sa bouche, d’un geste si impérieux, que le regard effrayé de Georges fit malgré lui le tour de la chambre. Tout était tranquille dans le vaste salon qui, à part le son de leurs voix contenues, ne parlait que de solitude et de silence. – Approche-toi, murmura-t-elle. Et si bas qu’il eut peine à l’entendre, elle ajouta : – Demain, je sortirai pour aller à la messe. Sais-tu où il demeure ? – Oui. – À huit heures du matin, rends-toi chez lui, tu m’y trouveras. – Et le rendez-vous de la rue des Minimes ? – Nous parlions trop haut. D’autres que nous y seront exacts… Écoute encore, nous avons des hommes et des armes. Ce n’est pas Fontenoy, ici. Nous tirerons les premiers. – Je suis prêt, interrompit Georges. À demain, huit heures. Un bruit se fit dans la chambre voisine et ils s’éloignèrent aussitôt l’un de l’autre à distance convenable. Au seuil de la porte ouverte, la beauté souriante de la comtesse Marguerite se montra. – Eh bien ! chers enfants, dit-elle vous plaignez-vous qu’οn vous ait laissés trop longtemps ensemble ? – Y a-t-il vraiment longtemps que nous sommes ensemble ? demanda Georges au hasard. Clotilde baissait les yeux et ne disait rien. Marguerite, qui donnait le bras au bon Jaffret murmura : – C’est qu’ils sont en scène comme de vieux comédiens ! Elle ajouta : – Tout le monde vous désire et je n’ai pu tarder davantage. Il faut bien que vous assistiez à l’ouverture de la corbeille. Derrière Mme la comtesse de Clare venaient M. Buin, M. de Comayrol et quelques dames. C’était bien la joyeuse expédition des « gens de la noce » qui arrivent émoustillés par je ne sais quel vent de gaillardise espiègle, pour troubler, en plaisantant, la première entrevue des amoureux. La présence de ces nouveaux venus, si tranquilles et si gais, éclaira en quelque sorte le vieux salon et en chassa les souffles lugubres que nous y laissions pénétrer tout à l’heure. Les vraisemblances de notre vie de tous les jours y reprenaient le dessus, et même après avoir entendu les confidences de Clotilde, peut-être que vous eussiez secoué le tourbillon des idées noires en faisant appel franchement à ce qu’on appelle « la raison » pour exorciser le démon de ces cauchemars absurdes et impossibles…
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