II
Mademoiselle de Clare
Ce qui surtout me faisait douter du témoignage de mes sens, poursuivit Clotilde, c’était le calme extraordinaire qui entourait cette scène de mort.
Tout le monde était tranquille auprès de ces deux débris humains dont l’un répandait encore des flots de sang par sa hideuse blessure.
On causait paisiblement du travail accompli et de ce qui restait encore à faire comme s’il se fut agi de la chose la plus simple.
Le programme avait été réglé d’avance point par point.
Les gens qui étaient là n’avaient ni inquiétude ni hâte.
Au début, j’avais été frappé par ce nom : Clément, qui est le tien et qui était porté par un homme, privé comme toi de son bras droit, mais l’aspect repoussant du misérable avait rejeté si loin toute idée de comparaison que je ne m’occupai même pas de cette singulière similitude.
– C’est le moment de prendre l’air, dit cet homme qu’on appelait le Manchot, après avoir consulté la pendule. Le commissaire va être averti dans trois minutes, juste !
– Quatre, rectifia tante Adèle qui regarda sa montre. La pendule avance. Où est M. le duc ?
Je compris qu’il s’agissait d’Albert. Le Manchot répondit :
– Entre les deux portes. On lui ouvrira, quand il en sera temps, pour qu’il rencontre les agents dans la petite cour de service.
– Et la bichette ?
C’était moi dont on parlait.
Le Manchot lâcha un juron.
– Je n’ai plus pensé à celle-là, dit-il ; est-ce que j’avais oublié de mettre le verrou ?
Il creva la porte vitrée d’un coup de pied et bondit dans la pièce d’où j’avais tout vu.
Mais je n’y étais déjà plus.
Aux derniers mots prononcés, j’avais tout deviné : Albert, retenu dans le piège, était destiné à porter le poids du crime devant la justice.
Pour employer leur langage, c’était lui qui devait payer la loi.
La pensée que j’eus de tenter un dernier effort pour le prévenir ou le dégager me sauva, car si le Manchot m’eût trouvée derrière la porte vitrée, je ne serais pas ici pour vous raconter l’histoire de cette terrible nuit.
Au contraire, le Manchot me trouva juste à l’endroit où, selon lui, je devais être.
Quand il entra dans la chambre, j’essayais d’ouvrir la porte qui me séparait d’Albert.
– Il y a eu du dégât un petit peu, me dit-il sans se creuser la tête pour trouver une explication, des voleurs, quoi, Paris est plein d’assassins, maintenant. En route, jeunesse !
Il me saisit par le bras ; mais avant de me pousser dans la chambre d’où je sortais, il demanda à haute voix :
– Est-ce vidé, la boîte ?
Personne ne répondit.
Il me fit traverser les deux chambres en courant, et au cri d’horreur qui m’échappa en passant auprès des deux cadavres, il grommela :
– Oui, oui ! c’est malheureux, mais ça arrive, et les deux vieilles béguines ont monté tout droit en paradis.
Nous descendions déjà l’escalier. Les voisins ne se doutaient encore de rien, la maison dormait.
Au premier étage seulement, je commençai à entendre des bruits confus qui venaient de la rue, et le Manchot me dit encore.
– C’est bête de commettre des mauvaises actions, on n’échappe jamais à l’œil vigilant de l’Être suprême et de la rousse. Voilà bien sûr les braves messieurs de la police qui arrivent, et ça se pourrait que nous verrions dans la cour l’arrestation de l’individu sanguinaire qui a fait la fin des pauvres vieilles demoiselles.
Il était alors onze heures du soir environ.
La fille du concierge jouait des études de piano dans l’arrière-loge.
Au moment où nous arrivions dans la cour, plusieurs hommes montaient en courant l’allée qui mène à la rue de la Victoire.
Une voiture y était engagée. Les hommes la dépassèrent. Une grande rumeur s’éleva en même temps de l’intérieur de la maison, et le concierge sortit effaré du couloir communiquant à la cour de derrière.
– Misère de Dieu ! criait-il, un meurtre dans ma maison ! On va avoir des désagréments. Ils tiennent déjà l’assassin. Tais ton piano, toi, mademoiselle Arthémise ! À la garde ! au feu ! une porte si tranquille !
Il ne s’occupait pas du tout des mortes.
Mais comme sa femme accourait sur le pas de la loge, il ajouta :
– C’est les deux vieilles millionnaires du second. N’y a rien de plus dangereux pour les maisons que d’avoir des femmes seules qui passent pour cacher tout l’or du monde dans leur paillasse. J’avais prédit ça.
Je ne saurais dire comment la cour s’était remplie en un clin d’œil. À la portière ouverte de la voiture arrêtée maintenant devant la loge, je vis les lunettes de tante Adèle, qui avait ses cheveux gris frisés et son grand chapeau à plumes.
Elle demanda d’un air inquiet :
– Qu’y a-t-il donc, mes amis ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ?
Par l’autre portière qui s’ouvrit aussi je fus lancée dans la voiture et le Manchot disparut.
Dans la voiture, je me trouvai entre le bon Jaffret et la comtesse Marguerite qui demandaient également d’un air étonné :
– Qu’est-ce que c’est que tout cela ?
– L’assassin ! l’assassin ! crièrent ensemble cinquante voix, car la cour regorgeait.
Malgré M. Jaffret qui me tenait à bras-le-corps, je m’élançai à la portière. Je voyais déjà par la pensée la pâle figure d’Albert au milieu des hommes de police qui le tenaient garrotté comme un criminel, et je rassemblais mes forces pour crier : « Il est innocent ! » au risque de tout ce qui pouvait advenir.
Mais les voix de la foule ajoutèrent avant que j’eusse parlé :
– C’est le Manchot ! Clément le Manchot ! Il n’en est pas à son coup d’essai, celui-là !
Je fus presque joyeuse.
La police avait donc tombé juste cette fois.
Je me retournai vers tante Adèle, pensant la trouver terrifiée, mais je me trompais : il y avait un méchant sourire derrière son inquiétude affectée, elle disait à pleine voix :
– Il a la tête d’un redoutable coquin, ce malheureux ! Mais qui donc a-t-on assassiné ?
Sur ma conscience, en l’entendant parler ainsi, le doute me venait. Je ne pouvais plus croire à ce que j’avais vu de mes yeux tout à l’heure.
Un grand mouvement se fit derrière la voiture, et un éblouissement passa devant mes yeux.
C’était le meurtrier, conduit ou plutôt porté par une demi-douzaine d’agents qui le rudoyaient.
Une véritable cohue suivait en le couvrant d’injures, et dans cette foule, je reconnus la servante qui criait plus haut que les autres, en se frottant les yeux avec son mouchoir.
En la fouillant, on eût trouvé le prix du sang dans sa poche.
Je ne vous ai pas revu depuis lors, prince, m’expliquerez-vous cela ? Ce n’était pas Albert, il est vrai, que les agents tenaient prisonnier, mais ce n’était pas non plus le hideux compagnon de ma fuite.
Par quel mystère étiez-vous là, vous, à la place de l’un ou de l’autre, car c’était bien vous, n’est-ce pas ?
Vous, déguisé en ouvrier et n’ayant plus ce bras, miracle de l’art, qui dissimule si complètement votre malheur ? Je vous en prie, répondez.
– C’était moi, dit Georges après un silence : je le nierais que vous ne me croiriez pas.
– Certes, je ne pourrais vous croire… mais les motifs de votre présence en ce lieu ?…
Georges avait les yeux baissés ; il ne répondit pas.
Clotilde attendait. Son sein battait avec violence.
Plusieurs fois, pendant que durait le silence, son charmant visage changea de couleur.
Il était bien manifeste que cette grande émotion ne se rapportait point aux tragiques souvenirs qu’elle venait d’évoquer. Il n’y avait qu’une pensée pour faire vibrer ainsi son cœur.
– Tu ne m’aimes pas ! tu ne m’aimes pas ! dit-elle, et sa voix avait des larmes, tandis que ses yeux secs interrogeaient ardemment le regard de son fiancé.
Georges lui prit la main et la porta à lèvres.
– Je te jure que je t’aime ! dit-il.
Ils avaient oublié cette pauvre comédie qu’ils jouaient naguère de si bonne foi pour tromper la surveillance des espions invisibles. Clotilde surtout avait tout oublié. Elle s’écria en appuyant la main de Georges contre son cœur :
– Moi, je t’aime tant ! Qu’ai-je besoin de ta réponse ? Est-ce que je ne sais pas tout ? Est-ce que je ne lis pas au-dedans de toi aussi bien et mieux que toi-même ? Tu étais là-bas comme tu es ici pour obéir à cette volonté qui sera éternellement entre nous ! Tu ne m’appartiens pas ! Je ne viens qu’après ta mère !
Elle était si belle et tant d’amour s’exhalait de sa beauté que Georges ferma les yeux et pâlit. Son cœur lui faisait mal.
– Je te jure que je t’aime ! répéta-t-il d’une voix que la passion faisait trembler maintenant, la vraie passion. Je n’ai jamais aimé que toi, jamais je n’aimerai que toi !
Elle bondit vers lui, et leurs lèvres se touchèrent, mais ce fut rapide comme l’éclair.
Quand elle retomba sur son siège, un voile de farouche tristesse était au-devant de son regard.
– Tu mens, dit-elle à voix basse, ou du moins tu te trompes, Clément, mon pauvre Clément, car tu es bien trop noble pour abuser volontairement ta petite sœur. Tu es esclave, on se sert de toi sans mesure ni pitié…
– Ne parle pas contre ma mère, murmura Georges d’un accent qui implorait, mais où se montrait déjà une nuance de sévérité.
– Oh ! comme je l’adorerais ! s’écria Clotilde ardemment, si je ne la sentais contre moi ! Y aurait-il au monde un amour comparable à celui dont j’entourerais notre mère !
– Mais c’est de la folie, dit Georges, qui détourna les yeux, si ma mère était contre toi, serais-je ici de son contentement ?
– Tu es ici, répliqua la jeune fille, parce que Mme la duchesse de Clare te place au-devant de son fils chéri comme un vivant bouclier.
Georges était très pâle, il dit :
– Tais-toi, je t’en prie !
– Tu es ici, continua Clotilde, parce qu’ici est le danger. Elle a entamé une lutte redoutable, madame la duchesse, mais elle est là-bas, dans son hôtel avec le duc Albert de Clare, pendant que tu restes nuit et jour, toi, sur le champ de bataille. Elle ne sait pas même comme je le sais, moi, que tu n’as rien à craindre ce soir.
Georges ne put retenir un mouvement de surprise.
Clotilde continua :
– Ce matin, tu étais condamné, mais le vent a tourné, ils ont besoin de toi, ils se sont faits, ce soir, les complices de ta fuite. Oserais-tu dire que Mme la duchesse de Clare savait cela quand elle t’a laissé partir ?…
– Elle voulait me retenir, balbutia Georges : sur mon honneur, c’est la vérité ! Elle voulait même venir avec moi…
Aux lèvres de Clotilde il y avait un sourire plein d’amertume.
– Écoute, dit-elle, tout à l’heure, tu m’as juré que tu m’aimais, veux-tu que je sois ta femme ?
– Mais, répondit Georges, qui essaya de sourire, n’est-ce pas convenu ?
– N’essaye pas d’éluder ma question ! fit-elle presque durement. Tu sais bien ce que signifient mes paroles. Je suis seule au monde, toi aussi. Tu es jeune et fort, je suis brave. Loin d’ici, loin de ces luttes ténébreuses où nous n’avons toi ni moi aucun intérêt véritable, nous pouvons vivre heureux, tranquilles et fonder la famille qui ne manque pas plus aux pauvres gens qu’aux grands seigneurs. Tu es un faux prince de Souzay, comme je suis, moi, une fausse héritière de Clare. Ne nie pas, ce serait indigne de toi. Brisons ce double mensonge. Partons cette nuit même. Où tu voudras m’emmener, j’irai. Je m’offre à toi, veux-tu me prendre ?