– Soyez sans crainte.
– Ils sont venus bouder ici depuis les journées de Juillet. Ils veulent, disent-ils, affamer le peuple de Paris, en le privant de travail ; mais, quoique ça, ce marquis n’est pas malin. C’est le docteur Du Poirier, le premier médecin du pays, qui est son bras droit. M. Du Poirier, qui est une fine mouche, mène par le nez tant M. de Pontlevé que M. de Puylaurens, l’autre commissaire de Charles X ; car l’on conspire ouvertement ici. Il y a aussi l’abbé Olive qui est un espion…
– Mais, mon cher monsieur, dit Lucien en riant, je ne m’oppose pas à ce que M. l’abbé Olive soit un espion ; tant d’autres le sont bien ! mais parlez-moi encore un peu, je vous prie, de cette jolie femme, madame de Chasteller.
– Ah ! cette jolie femme qui a ri quand vous êtes tombé de cheval ? Elle en a vu bien d’autres descendre de cheval ! Elle est veuve d’un des généraux de brigade attachés à la personne de Charles X, et qui était, de plus, grand chambellan ou aide de camp ; un grand seigneur, enfin, qui après les journées, est venu mourir ici de peur. Il croyait toujours que le peuple était dans les rues, comme il me l’a dit plus de vingt fois ; mais bon enfant quoique ça, point insolent, au contraire, fort doux. Quand il leur arrivait certains courriers de Paris, il voulait qu’il y eut toujours une paire de chevaux réservée pour lui à la poste et qu’il payait bien, da. Car, monsieur il faut que vous sachiez qu’il n’y a que dix-neuf lieues d’ici au Rhin, par la traverse. C’était un grand homme sec et pâle ; il avait de fières peurs, toujours.
– Et sa veuve ? dit Lucien, en riant.
– Elle avait un hôtel dans le faubourg Saint-Germain, dans une rue qu’on appelle de Babylone, quel nom ! Vous devez connaître cela, monsieur. Elle a bonne envie de retourner à Paris ; mais le père s’y oppose cherche à la brouiller avec tous ses amis ; il veut la circonvenir, quoi ! C’est que, pendant le règne des jésuites et de Charles X, M. de Chasteller, qui était fort dévot, a gagné des millions dans un emprunt, et sa veuve possède tout cet argent-là en rentes, et M. de Pontlevé veut mettre la main sur tout cela, en cas de révolution.
Chaque matin M. de Chasteller faisait atteler sa voiture pour aller à la messe, à cinquante pas de chez lui ; une voiture anglaise de dix mille francs au moins qui, sur le pavé, ne faisait aucun bruit ; il disait qu’il fallait ça pour le peuple. Il était très fier de ce côté-là, toujours en grand uni forme le dimanche, à la grand-messe, avec cordon rouge par-dessus l’habit, et quatre laquais en grande livrée et en gants jaunes. Et avec cela, en mourant, il n’a rien laissé à ses gens, parce que, a-t-il dit au vicaire qui l’assistait, ce sont des jacobins. Mais madame, qui est restée en ce monde et qui a peur, a prétendu que c’était un oubli dans le testament ; elle leur fait de petites pensions, ou bien les a gardés à son service, et quelquefois pour un rien, elle leur donne quarante francs. Elle occupe tout le premier étage de l’hôtel de Pontlevé ; c’est là que vous l’avez vue ; mais son père exige qu’elle paye le loyer. Elle en a pour quatre mille francs, tandis que jamais le marquis n’aurait pu louer ce premier étage plus de cent louis. C’est un avare enragé ; quoique ça, il parle à tout le monde et fort poliment ; il dit qu’il va y avoir la république, une nouvelle émigration ; que l’on coupera la tête aux nobles et aux prêtres, etc. Et M. de Pontlevé a été misérable pendant la première émigration ; on dit qu’à Hambourg il travaillait du métier de relieur ; mais il se fâche tout rouge, si l’on parle de livres aujourd’hui devant lui. Le fait est qu’il compte, en cas de besoin, sur les rentes de sa fille ; c’est pourquoi il ne veut pas la perdre de vue ; il l’a dit à un de mes amis…
– Mais, monsieur, dit Lucien, que me font les ridicules de ce vieillard ? Parlez-moi de madame de Chasteller.
– Elle rassemble le monde chez elle le vendredi, pour prêcher ni plus ni moins qu’un prêtre. Elle parle comme un ange, disent les domestiques ; tout le monde la comprend ; il y a des jours qu’elle les fait pleurer. Fichues bêtes, que je leur dis ; elle est enragée contre le peuple ; si elle pouvait, elle nous mettrait tous au mont Saint-Michel. Mais, quoique ça, elle les enjôle, ils l’aiment.
Elle blâme fort son père, dit le valet de chambre, de ce qu’il ne veut plus voir son frère cadet, président à la cour royale de Metz, parce qu’il a prêté serment ; il appelle cela se salir. Aucun juste-milieu n’est reçu dans la société ici. Ce préfet si muscadin, qui vous a vendu son cheval, boit les affronts comme de l’eau ; il n’ose se présenter chez madame de Chasteller, qui lui dirait son fait. Quand il va voir madame d’Hocquincourt, la plus pimpante de nos dames, elle se met à la fenêtre sur la rue, et lui fait dire par son portier qu’elle n’y est pas… Mais pardon, monsieur est juste-milieu, je m’oubliais.
Ce dernier mot fut dit avec bonheur ; il y en eut aussi dans la réponse de Lucien.
– Mon cher, vous me donnez des renseignements, et je les écoute comme un rapport sur la position occupée par l’ennemi. Du reste, adieu, au revoir. Quel est le plus renommé des hôtels garnis ?
– L’hôtel des Trois-Empereurs, rue des Vieux-Jésuites, n° 13 ; mais c’est difficile à trouver, mon chemin m’y conduit, et j’aurai l’honneur de vous indiquer moi-même cet hôtel. « Je l’ai blagué trop fort, se disait le maître de poste ; il faut parler de nos dames à ce jeune freluquet. »
– Madame de Chasteller est la plus braque de ces dames de la noblesse, reprit Bouchard de l’air aisé d’un homme du peuple qui veut cacher son embarras. C’est-à-dire, madame d’Hocquincourt est bien aussi jolie qu’elle ; mais madame de Chasteller n’a eu qu’un amant, M. Thomas de Busant de Sicile, lieutenant-colonel des hussards que vous remplacez. Elle est toujours triste et singulière, excepté quand elle prend feu en faveur de Henri V. Ses gens disent qu’elle fait mettre les chevaux à sa voiture, et puis, au bout d’une heure, ordonne de dételer, sans être sortie. Elle a les plus beaux yeux, comme vous avez vu, et des yeux qui disent tout ce qu’ils veulent ; mais madame d’Hocquincourt est bien plus gaie et a bien plus d’esprit ; elle a toujours quelque chose de drôle à dire. Madame d’Hocquincourt mène son mari, qui est un ancien capitaine, blessé dans les journées de Juillet, un fort brave homme, ma foi ! D’ailleurs, ils sont tous braves dans ce pays-ci. Mais elle en fait tout ce qu’elle veut et change d’amant sans se gêner, tous les ans. Maintenant, c’est M. d’Antin qui se ruine avec elle. Sans cesse, je lui fournis des chevaux pour des parties de plaisir dans les bois de Burelviller, que vous voyez là-bas, au bout de la plaine ; et Dieu sait ce qu’on fait dans ces bois ! L’on enivre toujours mes postillons, pour les empêcher de voir et d’entendre. Du diable si, en rentrant, ils peuvent me dire un mot.
– Mais où voyez-vous des bois ? dit Lucien en regardant le plus triste pays du monde.
– À une lieue d’ici, au bout de la plaine, des bois noirs magnifiques ; c’est un bel endroit. Là, se trouve le café du Chasseur vert, tenu par des Allemands qui ont toujours de la musique ; c’est le Tivoli du pays…
Lucien fit faire un mouvement à son cheval, qui alarma le bavard ; il lui sembla voir échapper sa victime, et quelle victime encore ! un beau jeune homme de Paris, nouveau débarqué et obligé de l’écouter !
– Chaque semaine cette jolie femme, aux cheveux blonds, madame de Chasteller, reprit-il avec empressement, qui a ri un peu en vous voyant tomber, ou plutôt quand votre cheval est tombé, c’est bien différent ; mais, pour en revenir, chaque semaine, pour ainsi dire, elle refuse une proposition de mariage. M. de Blancet, son cousin, qui est toujours avec elle ; M. de Goello, le plus grand intrigant, un vrai jésuite, quoi ! le comte Ludwig Roller, le plus crâne de tous ces nobles, s’y sont cassé le nez. Mais pas si bête que de se marier en province ! Pour se désennuyer, elle a pris bravement, comme je vous le disais, en mariage en détrempe le lieutenant-colonel du 20e de hussards, M. Thomas de Busant de Sicile. Il était bien un peu maillé pour elle ; mais n’importe, il n’en bougeait, et c’est un des plus grands nobles de France, dit-on. Il y a aussi madame la marquise de Puylaurens et madame de Saint-Vincent, qui ne s’oublient pas ; mais les dames de notre ville répugnent à déroger. Elles sont sévères en diable sur ce point, et il faut que je vous le dise, mon cher monsieur, avec tout le respect que je vous dois, moi qui n’ai été que sous-officier de cuirassiers (à la vérité, j’ai fait dix campagnes en dix ans) ; je doute que cette veuve de M. de Chasteller, un général de brigade, et qui vient d’avoir pour amant un lieutenant-colonel, voulût agréer les hommages d’un simple sous-lieutenant, si aimable qu’il fût. Car, ajouta le maître de poste, en prenant un air piteux, le mérite n’est pas grand-chose en ce pays-ci, c’est le rang qu’on a et la noblesse qui font tout.
« En ce cas je suis frais, » pensa Lucien.
– Adieu, monsieur, dit-il à Bouchard en mettant son cheval au trot ; j’enverrai un lancier prendre le cheval laissé dans votre écurie, et bien le bonsoir.
Il avait aperçu dans le lointain l’immense enseigne des Trois-Empereurs.
« Tout de même en voilà un que j’ai solidement blagué, lui et son juste milieu, se dit Bouchard en riant dans sa barbe. Et de plus, quarante francs de pourboire à donner à mes postillons : le plus souvent ! »