Chapitre V

3449 Words
Chapitre VM. Bouchard avait plus raison de rire qu’il ne pensait ; quand l’absence de ce personnage au regard perçant eut rendu Lucien à ses pensées, il se trouva beaucoup d’humeur. Son début par une chute dans une ville de province et dans un régiment de cavalerie lui semblait du dernier malheur. « Cela ne sera jamais oublié ; toutes les fois que je passerai dans la rue, quand je monterais comme le plus vieux lancier : Ah ! dira-t-on, c’est ce jeune homme de Paris qui est tombé d’une façon si plaisante le jour de l’arrivée du régiment. » Notre héros subissait les conséquences de cette éducation de Paris, qui ne sait que développer la vanité, triste partage des fils de gens riches. Toute cette vanité avait été sous les armes pour débuter dans un régiment ; Lucien s’était attendu à quelque coup d’épée ; il s’agissait de prendre la chose avec légèreté et décision ; il fallait montrer de la hardiesse sous les armes, etc., etc. Loin de là, le ridicule et l’humiliation tombaient sur lui du haut de la fenêtre d’une jeune femme, la plus noble de l’endroit, et une ultra enragée et bavarde, qui saurait draper un serviteur du juste milieu. Que n’allait-elle pas dire de lui ? Le sourire qu’il avait vu errer sur ses lèvres au moment où il se relevait couvert de boue et donnait avec colère un coup de fourreau de sabre à son cheval, ne pouvait sortir de son esprit. « Quelle sotte idée de donner un coup de fourreau de sabre à cette rosse ! et surtout avec colère ! Voilà ce qui prête réellement à la plaisanterie ! Tout le monde peut tomber avec son cheval, mais le frapper avec colère ! mais se montrer si malheureux d’une chute ! Il fallait être impassible ; il fallait voir le contraire de ce qu’on s’attendait que je serais, comme dit mon père…Si jamais je rencontre cette madame de Chasteller, quelle envie de rire va la saisir en me reconnaissant ! Et que va-t-on dire au régiment ? Ah ! de ce côté-là, messieurs les mauvais plaisants, je vous conseille de plaisanter à voix basse. » Agité par ces idées désagréables, Lucien, qui avait trouvé son domestique dans le plus bel appartement des Trois-Empereurs, employa deux grandes heures à faire la toilette militaire la plus soignée : « Tout dépend du début, et j’ai beaucoup à réparer. » « Mon habit est fort bien, se dit-il en se regardant dans deux miroirs qu’il avait fait placer de façon à se voir des pieds à la tête ; mais toujours les yeux riants de madame de Chasteller, ces yeux scintillant de malice, verront de la boue sur cette manche gauche » ; et il regardait piteusement son uniforme de voyage, qui, jeté sur une chaise, gardait, en dépit des efforts de la brosse, des traces trop évidentes de son accident. Après cette longue toilette, qui fut, sans qu’il s’en doutât, un spectacle pour les gens de l’hôtel et la maîtresse de la maison qui avait prêté sa Psyché, Lucien descendit dans la cour et examina d’un œil non moins critique la toilette de Lara. Il la trouva convenable, à l’exception d’un sabot de derrière hors du montoir, qu’il fit cirer de nouveau en sa présence. Enfin, il se plaça en selle avec la légèreté de la voltige, et non avec la précision et la gravité militaires. Il voulait trop montrer aux domestiques de l’hôtel, réunis dans la cour, qu’il était parfaitement à cheval. Il demanda où était la rue de la Pompe, et partit au grand trot. » Heureusement, se disait-il, madame de Chasteller, veuve d’un officier général, doit être un bon juge. » Mais les persiennes vert-perroquet étaient hermétiquement fermées, et ce fut en vain que Lucien passa et repassa. Il alla remercier le lieutenant-colonel Filloteau et s’informer des petits devoirs de convenance qui doivent occuper la première journée d’un sous-lieutenant arrivant au régiment. Il fit deux ou trois visites de dix minutes chacune avec la froideur chaîne de puits qui convient, surtout à un jeune homme de vingt ans, et ce signe d’une éducation parfaite eut tout le succès désirable. À peine libre, il revint visiter la place où le matin il était tombé. Il arriva devant l’hôtel de Pontlevé au très grand trot, et là précisément fit prendre à son cheval un petit galop arrondi et charmant. Quelques appels de brides, invisibles pour les profanes, donnèrent au cheval du préfet, étonné de l’insolence de son cavalier, de petits mouvements d’impatience charmants pour les connaisseurs. Mais en vain Lucien se tenait immobile en selle et même un peu raide : les persiennes vertes restèrent fermées. Il reconnut militairement la fenêtre d’où l’on avait ri ; elle avait un encadrement gothique et était plus petite que les autres ; elle appartenait au premier étage d’une grande maison, apparemment fort ancienne, mais nouvellement badigeonnée, suivant le bon goût de la province. On avait percé de belles fenêtres au premier étage, mais celles du second étaient encore en croisillons. Cette maison, demi-gothique, avait une grille de fer toute moderne et magnifique sur la rue du Reposoir, qui venait couper à angle droit la rue de la Pompe. Au-dessus de la porte, Lucien lut en lettres d’or sur un marbre noirâtre : Hôtel de Pontlevé. Ce quartier avait l’air triste, et la rue du Reposoir paraissait une des plus belles, mais des plus solitaires de la ville ; l’herbe y croissait de toutes parts. « Que de mépris j’aurais pour cette triste maison, se dit Lucien, si elle ne renfermait pas une jeune femme qui s’est moquée de moi et avec raison ! Mais au diable la provinciale ! Où est la promenade de cette sotte ville ? Cherchons. » En moins de trois quarts d’heure, grâce à la légèreté de son cheval, Lucien eut fait le tour de Nancy, triste bicoque, hérissée de fortifications. Il eut beau chercher, il n’aperçut d’autre promenade qu’une place longue, traversée aux deux bouts par des fossés puants charriant les immondices de la ville ; à l’en tour végétaient pauvrement un millier de petits tilleuls rabougris, soigneusement taillés en éventail. « Peut-on se figurer rien au monde de plus maussade que cette ville ! » se répétait notre héros à chaque nouvelle découverte ; et son cœur se serrait. Il y avait de l’ingratitude dans ce sentiment de dégoût si profond ; car, pendant ces tours et détours sur les remparts et dans les rues, il avait été remarqué par madame d’Hocquincourt, par madame de Puylaurens et même par mademoiselle Berchu, la reine des beautés bourgeoises. Cette dernière avait même dit : « Voilà un très joli cavalier. » Habituellement Lucien eût fort bien pu se promener incognito dans Nancy ; mais, ce jour-là, toute la société haute, basse et mitoyenne, était en émoi ; c’est un évènement immense, en province, que l’arrivée d’un régiment ; Paris n’a aucune idée de cette sensation, ni de bien d’autres. À l’arrivée d’un régiment, le marchand rêve la fortune de son établissement, et la respectable mère de famille l’établissement d’une de ses filles ; il ne s’agit que de plaire aux chalands. La noblesse se dit : « Ce régiment a-t-il des noms ? » Les prêtres : « Tous les soldats ont-ils fait leur première communion ? » Une première communion de cent sujets ferait un bel effet auprès de monseigneur l’évêque. Le peuple des grisettes est agité de sensations moins profondes que celles des ministres du Seigneur, mais peut-être plus vives. Pendant cette première promenade de Lucien, à la recherche d’une promenade, la hardiesse un peu affectée avec laquelle il maniait le cheval fort connu et fort dangereux de M. le préfet, hardiesse qui semblait indiquer qu’il l’avait acheté, l’avait rendu fort considérable auprès de bien des gens. « Quel est ce sous-lieutenant, disaient-ils, qui, pour son début dans notre ville, se donne un cheval de mille écus ? » Parmi les personnes qu’avait le plus frappé l’opulence probable du sous-lieutenant nouveau venu, il est de toute justice de faire remarquer d’abord mademoiselle Sylviane Berchu. – Maman, maman, s’était-elle écriée en apercevant le cheval du préfet, célèbre dans toute la ville : c’est Lara de M. le préfet ; mais cette fois le cavalier n’a pas peur. – Il faut que ce soit un jeune homme bien riche, avait dit madame Berchu. Et cette idée avait bientôt absorbé l’attention de la mère et de la fille. Ce même jour, toute la société noble de Nancy se trouvait à dîner chez M. d’Hocquincourt, jeune homme fort riche, et qui a déjà eu l’honneur d’être présenté au lecteur. On célébrait la fête d’une des princesses exilées. À côté d’une douzaine d’imbéciles, amoureux du passé et craignant l’avenir, il est juste de distinguer sept ou huit anciens officiers, jeunes, pleins de feu, désirant la guerre par-dessus tout [qui] ne savaient pas se soumettre de bonne grâce aux chances d’une révolution. Démissionnaires après les journées de Juillet, ils ne travaillaient à rien et se croyaient malheureux par état. Ils ne s’amusaient guère de l’oisiveté forcée où ils languissaient ; et cette vie maussade ne les rendait pas fort indulgents pour les jeunes officiers de l’armée actuelle. La mauvaise humeur gâtait des esprits d’ailleurs assez distingués et se trahissait par un mépris affecté. Dans le cours de sa reconnaissance des lieux, Lucien passa trois fois devant l’hôtel de Sauve-d’Hocquincourt, dont le jardin intercepte la promenade sur le rempart ; on sortait de table ; il fut examiné par tout ce qu’il y a de plus pur, soit pour la naissance, soit du côté des bons principes. Les meilleurs juges, MM. de Vassigny, lieutenant-colonel, les trois frères Roller, M. de Blancet, M. d’Antin, capitaines de cavalerie ; MM. de Goello, Murcé, de Lanfort, tous dirent leur mot. Ces pauvres jeunes gens s’ennuyèrent moins ce jour-là que de coutume ; le matin, l’arrivée d’un régiment leur avait donné lieu de parler guerre et cheval, les deux seules choses, avec la peinture à l’aquarelle, sur lesquelles la province permette à un bon gentilhomme d’avoir quelque instruction ; le soir, ils eurent la volupté de voir de près et de critiquer à fond un officier de la nouvelle armée. – Le cheval de ce pauvre préfet doit être bien étonné de se sentir mené avec hardiesse, dit M. d’Antin, l’ami de madame d’Hocquincourt. – Ce petit monsieur n’est pas ancien à cheval, quoiqu’il monte bien, dit M. de Vassigny. C’était un fort bel homme de quarante ans, qui avait de grands traits et l’air de mourir d’ennui, même quand il plaisantait. – C’est apparemment un de ces garçons tapissiers ou fabricants de chandelles qui s’intitulent héros de Juillet, dit M. de Goello, grand jeune homme blond, sec et pincé, et déjà couvert des rides de l’envie. – Que vous êtes arriéré, mon pauvre Goello ! dit madame de Puylaurens, l’esprit du pays. Les pauvres Juillets ne sont plus à la mode depuis longtemps ; ce sera le fils de quelque député ventru et vendu. – D’un de ces éloquents personnages qui, placés en droite ligne derrière le dos des ministres, crient chut ou éclatent de rire à propos d’un amendement sur les vivres des forçats, au signal que leur donne le dos du ministre. C’était l’élégant M. de Lanfort, l’ami de madame de Puylaurens, qui, par cette belle phrase, prononcée lentement, développait et illustrait la pensée de sa spirituelle amie. – Il aura loué pour quinze jours le cheval du préfet avec la haute paye que papa reçoit du château, dit M. de Sanréal. – Halte-là ! connaissez mieux les gens, puisque vous en parlez, reprit le colonel marquis de Vassigny. – La fourmi n’est pas prêteuse, C’est là son moindre défaut, s’écria d’un ton tragique le sombre Ludwig Roller. – Enfin, messieurs, mettez-vous donc d’accord ; où aura-t-il pris l’argent que coûte ce cheval ? dit madame de Sauve-d’Hocquincourt ; car en fin votre prévention contre ce jeune fabricant de chandelles n’ira point jusqu’à dire qu’il n’est pas actuellement sur un cheval. – L’argent, l’argent, dit M. d’Antin ; rien de plus facile ; le papa aura défendu à la tribune, ou dans les comités du budget, le marché des fusils Gisquet, ou quelqu’un des marchés de la guerre. – Il faut vivre et laisser vivre, dit M. de Vassigny d’un air politiquement profond ; voilà ce que nos pauvres Bourbons n’entendirent jamais ! Il fallait gorger tous les jeunes plébéiens bavards et effrontés, ce qu’on appelle aujourd’hui avoir du talent. Qui doute que MM. N ***, ne se fussent vendus à Charles X, comme ils se vendent à celui-ci ? Et à meilleur marché encore, car ils auraient été moins honnis. La bonne compagnie les eût acceptés et reçus dans ses salons, ce qui est toujours le grand objet d’un bourgeois, dès que le dîner est assuré. – Grâce à Dieu ! nous voici dans la haute politique, dit madame de Puylaurens. – Héros de juillet, ouvrier ébéniste, fils d’un ventru, tout ce que vous voudrez, reprit madame de Sauve-d’Hocquincourt, il monte à cheval avec grâce. Et celui-là, puisque son père s’est vendu, évitera de parler politique, et sera de meilleure compagnie que le Vassigny que voilà, qui attriste toujours ses amis avec ses regrets et ses prévisions éternelles. Gémir devrait être défendu, du moins après dîner. – Homme aimable, fabricant de chandelles, ouvrier ébéniste, tout ce qui vous plaira, dit le puritain Ludwig Roller, grand jeune homme aux cheveux noirs et plats, qui encadraient une figure pâle et sombre. Depuis cinq minutes j’ai l’œil sur ce petit monsieur, et je parie tout ce que vous voudrez qu’il n’y a pas longtemps qu’il est au service. – Donc, il n’est pas héros de Juillet ni fabricant de chandelles, reprit avec vivacité madame d’Hocquincourt ; car il s’est passé trois années depuis les Glorieuses, et il eût eu le temps de prendre de l’aplomb. Ce sera le fils d’un bon ventru, comme les Trois cents de M. de Villèle ; et il est même possible qu’il ait appris à lire et à écrire, et qu’il sache se présenter dans un salon tout comme un autre. – Il n’a point l’air commun, dit madame de Commercy. – Mais son aplomb à cheval n’est pas si parfait qu’il vous plaît de le croire, madame, reprit Ludwig Roller piqué. Il est raide et affecté ; que son cheval fasse une pointe un peu sèche, et il est par terre. – Et ce serait pour la seconde fois de la journée, cria M. de Sanréal, de l’air triomphant d’un s*t peu accoutumé à être écouté et qui a un fait curieux à dire. Ce M. de Sanréal était le gentilhomme le plus riche et le plus épais du pays ; il eut le plaisir, rare pour lui, de voir tous les yeux se tourner de son côté, et il en jouit longtemps avant de se décider à raconter intelligiblement l’histoire de la chute de Lucien. Comme il embrouillait beaucoup un si beau récit, en voulant y mettre de l’esprit, on prit le parti de lui faire des questions, et il eut le plaisir de recommencer son histoire ; mais il cherchait toujours à faire le héros plus ridicule qu’il n’était. – Vous avez beau dire, s’écria madame de Sauve-d’Hocquincourt, comme Lucien passait pour la troisième fois sous les croisées de son hôtel, c’est un homme charmant : et, si je n’étais en puissance de mari, je l’enverrais inviter à prendre du café chez moi, ne fût-ce que pour vous jouer un mauvais tour. M. d’Hocquincourt crut cette idée sérieuse, et sa figure douce et pieuse en pâlit d’effroi. – Mais, ma chère, un inconnu ! un homme sans naissance, un ouvrier peut-être ! dit-il d’un air suppliant à sa belle moitié. – Allons, je vous en fais le sacrifice, ajouta-t-elle en se moquant de lui. Et M. d’Hocquincourt lui serra la main tendrement. – Et vous, homme puissant et savant, dit-elle en se tournant vers Sanréal, de qui tenez-vous cette calomnie, d’une chute de ce pauvre petit jeune homme, si mince et si joli ? – Bien que du docteur Du Poirier, répondit Sanréal, fort piqué de la plaisanterie sur l’épaisseur de sa taille ; rien que du docteur Du Poirier, qui se trouvait chez madame de Chasteller précisément à l’instant où ce héros de votre imagination a pris par terre la mesure d’un s*t. – Héros ou non, ce jeune officier a déjà des envieux, c’est bien commencer ; et, dans tous les cas, j’aimerais mieux être l’envié que l’envieux. Est-ce sa faute s’il n’est pas fait sur le modèle du Bacchus revenant des Indes, ou de ses compagnons ? Attendez qu’il ait vingt ans de plus, et alors il pourra lutter d’aplomb avec qui que ce soit. D’ici là je ne vous écoute plus, dit madame d’Hocquincourt, en allant ouvrir une fenêtre à l’autre extrémité du salon. Le bruit de la fenêtre fit que Lucien tourna la tête, et son cheval eut un accès de gaieté qui retint cheval et cavalier, une ou deux minutes, sous les yeux de cette bienveillante réunion. Comme il avait un peu dépassé la fenêtre, au moment où elle s’était ouverte, son cheval eût l’air de reculer rapidement, un peu malgré le cavalier. « Ce n’est pas la jeune femme de ce matin, » se dit-il un peu désappointé. Et il força son cheval, fort animé en ce moment, à s’éloigner au plus petit pas. – Le fat ! dit Ludwig Roller en quittant la fenêtre de colère ; ce sera quelque écuyer de la troupe de Franconi, que Juillet aura transformé en héros. – Mais est-ce bien l’uniforme du 27e qu’il porte là ? dit Sanréal d’un air capable. Le 27e doit avoir un autre passepoil. À ce mot intéressant et savant, tout le monde parla à la fois ; la discussion sur le passepoil dura une grande demi-heure. Chacun de ces messieurs voulut montrer cette partie de la science militaire qui se rapproche infiniment de l’art du tailleur, et qui faisait jadis les délices d’un grand roi, notre contemporain. Du passepoil on avait passé au principe monarchique, et les femmes s’ennuyaient, quand M. de Sanréal, qui avait disparu un instant, revint tout haletant. – Je sais du nouveau ! s’écria-t-il de la porte, pouvant à peine respirer. À l’instant, le principe monarchique se vit misérablement abandonné ; mais Sanréal devint muet tout à coup ; il avait découvert de la curiosité dans les yeux de madame d’Hocquincourt, et ce ne fut que mot par mot, pour ainsi dire, que l’on eut son histoire. Le valet d’écurie du préfet avait été domestique de Sanréal, et le zèle pour la vérité historique avait conduit ce noble marquis jusqu’à l’écurie de la préfecture ; là, son ancien domestique lui avait appris toutes les circonstances du marché. Mais, tout à coup, il avait su de cet homme que, suivant toutes les apparences, les avoines allaient augmenter. Car le sous-chef de la préfecture, chargé des mercuriales, avait ordonné que l’on fit à l’instant la provision de M. le préfet ; et lui-même, riche propriétaire, avait déclaré qu’il ne vendrait plus ses avoines. À ce mot, il se fit chez le noble marquis un changement complet de préoccupation ; il se sut bon gré d’être allé jusqu’à la préfecture ; il fut à peu près comme un acteur qui, en jouant un rôle au théâtre, apprend que le feu est à sa maison. Sanréal avait de l’avoine à vendre, et, en province surtout, le moindre intérêt d’argent éclipse à l’instant tout autre intérêt ; on oublie la discussion la plus piquante ; on n’a plus d’attention pour l’histoire scandaleuse la plus attachante. En rentrant à l’hôtel d’Hocquincourt, Sanréal était profondément préoccupé de la nécessité de ne pas laisser échapper un seul mot sur les avoines ; il y avait là plusieurs riches propriétaires qui auraient pu en tirer avantage et vendre avant lui. Pendant que Lucien avait l’honneur de réunir toutes les envies de la bonne compagnie de Nancy, car on apprenait qu’il avait acheté un cheval cent vingt louis, excédé de la laideur de la ville, il remettait tristement son cheval à l’écurie de la préfecture, dont M. Fléron lui avait fait offrir l’usage pour quelques jours. Le lendemain, le régiment se réunit, et le colonel Malher de Saint-Mégrin fit reconnaître Lucien en qualité de sous-lieutenant. Après la parade, Lucien fut d’inspection à la caserne ; à peine rentré chez lui, les trente-six trompettes vinrent sous ses fenêtres lui donner une aubade agréable. Il se tira fort bien de toutes ces cérémonies plus nécessaires qu’amusantes. Il fut froid chaîne de puits, mais pas assez complètement ; plusieurs fois, à son insu, le coin de sa lèvre indiqua une nuance d’ironie qui fut remarquée ; par exemple, le colonel Malher, en lui donnant l’accolade devant le front du régiment, mania mal son cheval qui, au moment de l’embrassade, s’éloigna un peu de celui de Lucien ; mais Lara obéit admirablement à un léger mouvement de la bride et des aides des jambes et suivit moelleusement le mouvement intempestif du cheval du colonel. Comme un chef de corps est observé d’un œil plus jaloux encore qu’un muscadin de Paris qui arrive avec une sous-lieutenance, ce mouvement adroit fut remarqué par les lanciers et fit beaucoup d’honneur à notre héros. – Et ils disent que ces anglais n’ont pas de bouche ! dit le maréchal des logis La Rose, le même qui, la veille, avait pris le parti de Lucien au moment de sa chute ; ils n’ont pas de bouche pour qui ne sait pas la trouver ; ce blanc-bec au moins sait se tenir ; on voit qu’il s’est préparé à entrer au régiment, ajouta-t-il avec importance. Cette marque de respect pour le 27e de lanciers fut généralement goûtée par les voisins du maréchal des logis. Mais, en manœuvrant pour suivre le cheval du colonel, la mine de Lucien trahit à son insu un peu d’ironie. « Fichu républicain de malheur, je le revaudrai cela, pensa le colonel ; et Lucien eut un ennemi placé de façon à lui faire beaucoup de mal. Quand enfin Lucien fut délivré des compliments des officiers, du service à la caserne, des trente-six trompettes, etc., etc., il se trouva horriblement triste. Une seule pensée surnageait dans son âme : « Tout cela est assez plat ; ils parlent de guerre, d’ennemi, d’héroïsme, d’honneur, et il n’y a plus d’ennemis depuis vingt ans ! Et mon père prétend que jamais des Chambres avares ne se détermineront à payer la guerre au-delà d’une campagne. À quoi donc sommes-nous bons ? À faire du zèle en style de député vendu. » En faisant cette réflexion profonde, Lucien s’étendait, horriblement découragé, sur un canapé de province, dont un des bras se rompit sous le poids : il se leva furieux et acheva de briser ce vieux meuble. N’eût-il pas mieux valu être fou de bonheur, comme l’eût été, dans la position de Lucien, un jeune homme de province, dont l’éducation n’eût pas coûté cent mille francs ? Il y a donc une fausse civilisation ! Nous ne sommes donc pas arrivés précisément à la perfection de la civilisation ! Et nous faisons de l’esprit toute la journée sur les désagréments infinis qui accompagnent cette perfection !
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