II
L’hôtel Wellinster
Les deux jeunes gens se connaissaient en effet depuis leur plus tendre enfance. Le presbytère du père de Jenny et le château des Mac Allan étaient voisins, le père du jeune homme et celui de la jeune fille avaient passé toute leur vie côte à côte, se fréquentant assidûment, s’aimant de tout leur cœur.
Edward et Jenny avaient ainsi grandi l’un près de l’autre, partageant les mêmes jeux et persuadés qu’ils ne se quitteraient jamais dans la vie. Ils avaient couru par les mêmes chemins, avec cette innocence insouciante et cette amitié sans calcul ni réserve de l’enfance, et leur première douleur avait été celle que leur causa leur séparation.
Le père de Mac Allan mourut en effet. Edward avait douze ans au moment où ce malheur vint le frapper, et son tuteur, un parent éloigné, domicilié à Dublin, l’appela auprès de lui et le contraignit à venir.
Jenny, qui touchait à sa huitième année, donna les marques d’un véritable désespoir, quand son ami lui confia, qu’obligé de partir, ils ne se verraient plus jamais. Le père de la jeune fille dut intervenir sérieusement, calmer d’un côté la profonde douleur de son enfant, relever de l’autre le courage d’Edward. Car, si celui-ci moins ardent et moins expansif que son amie ne jetait pas les mêmes cris de douleur, ne versait pas les mêmes pleurs amers, il n’en était pas moins profondément atteint par le coup qui les frappait tous deux.
Les adieux de ces enfants, ainsi séparés par les hasards cruels de la vie furent déchirants. Ils se promirent de correspondre souvent par lettres, et pendant longtemps ils se tinrent parole.
Puis l’âcreté de leurs regrets s’étant un peu calmée, leur correspondance devint moins régulière, moins suivie ; enfin la mobilité de sentiments inhérente à leur âge, de nouvelles amitiés qui se nouèrent autour d’eux, les exigences des travaux de leur éducation, les amenèrent à cesser complètement de s’écrire.
Mais ils songeaient encore et souvent l’un à l’autre ; car les impressions du premier âge ont une puissance telle qu’elles ne s’effacent jamais de l’esprit, et qu’à la moindre occasion favorable on est fort surpris de les retrouver avec toute leur vigueur d’autrefois, doublée de ce charme inexprimable que donne le souvenir.
Ainsi Mac Allan et Jenny, en se retrouvant chez lord Wellinster, firent-ils sans le moindre effort, et avec une délicieuse émotion un retour de huit ans en arrière. Ils se retrouvaient jeunes gens et se voyaient encore enfants, tels qu’ils s’étaient quittés, après la mort de Mac Allan, le père.
Un instant ils s’oublièrent dans ces ravissants souvenirs. Puis le sentiment de leur situation présente leur revenant tout à coup, leurs mains se séparèrent, ils s’éloignèrent l’un de l’autre en rougissant, sans cesser de se sourire encore.
Sur les instances d’Edward, Jenny lui raconta les années écoulées depuis leur séparation.
Le docteur O’Pearl, dont l’instruction s’étendait à toutes les branches de la science, n’avait voulu confier à personne qu’à lui-même le soin d’élever son unique enfant. Déjà veuf, se sentant malade, sachant qu’il ne laisserait à sa fille aucune fortune, il résolut du moins de la rendre forte pour la lutte, c’est-à-dire instruite, c’est-à-dire en état de pourvoir à son éducation par ses propres ressources.
C’est ainsi que Jenny put devenir une grande musicienne, un dessinateur habile, qu’elle apprit le français, l’allemand, l’italien, et qu’on la citait déjà, malgré son extrême jeunesse, pour le parti qu’elle avait retiré des leçons paternelles.
À cette époque, la maladie qui minait le docteur s’aggrava tout à coup ; en quelques semaines il fut enlevé à l’amour de sa fille, non sans avoir eu le temps d’assurer son avenir, car le jour même où son âme allait retourner au foyer qui l’avait produite, une lettre de lord Wellinster, autrefois son ami le plus intime, lui proposait d’attacher Jenny comme institutrice à la personne de sa petite-fille, miss Oratia, alors âgée de sept ou huit ans.
Voilà pourquoi l’enfant partit pour la France, et pourquoi depuis plus d’un an elle habitait l’hôtel de son noble protecteur.
À partir de ce moment aussi, Mac Allan, qui pensait, au début de ses rapports avec le riche Anglais, ne lui rendre qu’une de ces visites que la politesse impose à de communes relations, devint un des habitués les plus fervents de l’hôtel du faubourg Saint-Honoré.
Lord Wellinster, malgré quelques travers inhérents à son âge plus qu’à son caractère, était un aimable vieillard et il se plaisait beaucoup dans la société de son jeune compatriote. Il avait appris l’histoire des vieilles amitiés d’Edward et de Jenny, et avec cette liberté qu’autorisent les mœurs anglaises, il voyait, sans en être autrement préoccupé, leur liaison s’établir sur des bases nouvelles.
La famille de lord Wellinster se composait d’un fils unique que nous appellerons sir Patrice pour le distinguer de son père. C’était un grand seigneur anglais, dans toute l’acception du mot, plein de morgue et de roideur, voyageur intrépide, viveur émérite et même débauché, mais plein de cette loyauté et de ce courage inaltérables qui distinguent à un si haut degré les membres des grandes familles d’Angleterre.
Resté veuf de très bonne heure, il venait d’atteindre la trentaine, et c’était de son enfant que la jeune Irlandaise avait à former le cœur, à développer les sentiments.
Quand Jenny fut venue d’Irlande à Paris, sir Patrice, nouvellement arrivé d’un voyage en Russie, se préparait à partir pour les Indes, car son immense désir des aventures, tenu en bride par la riche alliance qu’on l’avait à peu près forcé à contracter très jeune, se donnait un libre cours depuis la mort de sa femme. Il avait fort détesté celle-ci, à cause de la contrainte que lui imposait un mariage qu’il n’avait point souhaité, et il n’aimait guère mieux l’enfant qui en était issue.
Aussi laissait-il lord Wellinster agir comme il l’entendait à l’égard d’Oratia. On lui parla de l’institutrice irlandaise qui allait prendre en main la direction de son cerveau, il la vit et ne parut plus s’en occuper, jusqu’au jour, au moins, où la merveilleuse beauté de Jenny, son élégance et le charme qu’elle répandait autour d’elle, frappèrent à la fois sa pensée et ses yeux du même effet magique.
Une profonde passion pour la jeune fille se glissa dans son cœur ; sous divers prétextes, il retarda son départ pour les Indes. Lord Wellinster, heureux de sentir son fils auprès de lui, ne chercha pas ailleurs que dans son profond amour filial la raison de tant d’esprit casanier succédant à tant d’humeur voyageuse.
Que se passa-t-il entre Patrice et la jeune Irlandaise ? Nous l’apprendrons plus tard, sans doute ; mais après avoir paru renoncer complètement à son voyage aux Indes, après être resté pendant une dizaine de mois le modèle des fils et l’exemple des pères, toujours près du vieillard et de la jeune fille, les entourant d’affection, ne les quittant jamais, surtout quand la jeune institutrice comptait comme partie intégrale du cercle de la famille, il fut atteint de nouveau de sa manie des voyages.
Un soir, il déclara très nettement à son père que son départ aux Indes allait s’accomplir sans délai.
Il s’embarquait le surlendemain au Havre, gagnait Liverpool, et voguait trois jours après de cette ville vers Calcutta.
Mac Allan apprit de ces détails tout ce que lord Wellinster en savait lui-même et tout ce que Jenny consentit à lui en apprendre ; peu de chose en réalité. Son amitié pour la jeune fille s’était d’ailleurs rapidement et profondément transformée en un ardent amour, et Jenny semblait, sans essayer de s’en défendre, près de glisser sur la même pente. Elle avait même, au milieu de ses demi-confidences, appris à son compatriote qu’elle ne se trouvait point heureuse dans l’hôtel de son vieux bienfaiteur :
– Maintenant que vous voici près de moi, disait-elle un jour à Mac Allan, il me semble que je n’ai plus rien à souhaiter, que je n’ai point quitté la maison de mon père. Je respire et j’existe parce que je sens à mes côtés un cœur qui m’aime, une volonté qui saurait me défendre au besoin.
Et un éclair, dont la signification semblait inexplicable, passa dans les yeux noirs de l’institutrice.
– Chère Jenny ! répondit le jeune homme en prenant ses mains dans les siennes, est-ce que, de loin ou de près, vous ne pouvez pas toujours compter sur moi, sur mon dévouement, sur mon…
Mac Allan s’arrêta. Cet amour dont il allait dévoiler l’étendue, qu’il s’avouait à peine à lui-même, son amie d’enfance le comprendrait-elle ? Et, si elle le comprenait, serait-elle disposée à le partager !
– Oui, Edward, reprit Jenny, je sais combien vous m’êtes dévoué, combien vous m’aimez. Mais vous ne resterez pas constamment à Paris ; vous partirez, vous irez où vous appellent aujourd’hui vos goûts et votre volonté, où vous appelleront plus tard vos devoirs d’homme et l’intérêt de votre avenir. Oh ! que je voudrais pouvoir ne plus vous quitter !
Ces paroles, qui pouvaient sembler à la fois les plus innocentes, aussi bien que les plus audacieuses du monde, enflammaient, en l’irritant, l’amour du jeune Irlandais :
– Dites un mot, Jenny, répondit-il en cédant tout à coup à un premier mouvement dont il ne put maîtriser l’impétuosité, dites un mot et nous vivrons toujours, toujours ensemble !
Avec un charme inexprimable où se cachait la plus astucieuse des habiletés, la jeune fille regarda Mac Allan, en souriant tristement :
– Quel mot voulez-vous que je dise, Edward ? murmura-t-elle.
Des scènes de ce genre se renouvelaient chaque jour. Mac Allan sentait sa passion grandir et graduellement envahir tout son être ; il était d’ailleurs revenu sur ses premiers doutes et croyait s’apercevoir qu’un amour, aussi ardent que le sien, s’allumait peu à peu dans le cœur de la jeune fille.
– Est-elle à même d’apprécier ce qui se passe en elle ? se demandait-il. L’ennui qu’elle éprouve chez lord Wellinster, la crainte qu’elle ressent de me voir partir et de la laisser seule chez ces étrangers, tout cela ne vient-il de sa passion peut-être inconsciente pour ma propre personne.
Et après avoir réfléchi quelques instants, Mac Allan ajoutait en lui-même :
– Après tout, nous sommes libres, elle et moi ; seuls au monde ; sa passion repose sur ma foi d’honnête homme. Qu’ai-je à craindre pour elle ? qu’ai-je à craindre pour moi ? Ne serais-je pas insensé de repousser le bonheur qui s’offre à nous ? Je veux lui communiquer mes sentiments, l’éclairer sur les siens. Dieu nous a certainement créés l’un pour l’autre, et le cri de mon amour, celui de ma conscience, se trouvent unanimes à me tracer ma conduite.
Puis, comme pour se donner un nouveau courage ou se procurer une excitation nouvelle, le jeune et amoureux irlandais se répétait encore :
– Son père et le mien, qui sont réunis, qui nous voient, m’approuveraient, j’en suis certain, et béniraient notre union.