LETTRE XV
Delphine à mademoiselle d’AlbémarParis, ce 22 mai.
J’ai trouvé ce soir plus de charmes que jamais dans l’entretien de madame de Vernon, et cependant, pour la première fois, mon cœur lui a fait un véritable reproche. Quand je vous parle d’elle avec tant de franchise, ma chère Louise, je vous donne la plus grande marque possible de confiance ; n’en concluez, je ; vous prie, rien de défavorable à mon amie. Je puis me tromper sur un tort que mille motifs doivent excuser ; mais j’ai sûrement raison, quand je crois que les qualités les plus intimes de l’âme peuvent seules inspirer cette délicatesse parfaite dans les discours et dans les moindres paroles, qui rend la conversation de madame de Vernon si séduisante.
J’avais été douloureusement émue tout le jour : l’image de Léonce me poursuivait, je n’avais pu fermer l’œil sans le voir s******t, blessé, prêt à mourir. Je me le représentais sous les traits les plus touchants, et ce tableau m’arrachait sans cesse des larmes. J’allai, vers huit heures du soir, chez madame de Vernon : Mathilde avait passé tout le jour à l’église et s’était couchée en revenant, sans avoir témoigné le moindre désir de s’entretenir avec sa mère. Je trouvai donc Sophie seule et assez triste ; je l’étais bien plus encore. Nous nous assîmes sur un banc de son jardin, d’abord sans parler ; mais bientôt elle s’anima, et elle me fit passer une heure dans une situation d’âme beaucoup meilleure que je ne pouvais m’y attendre. La douceur, et, pour ainsi dire, la mollesse même de sa conversation ont je ne sais quelle grâce qui suspendit ma peine. Elle suivait mes impressions pour les adoucir ; elle ne combattait aucun de mes sentiments, mais elle savait les modifier à mon insu ; j’étais moins triste sans en savoir la cause, mais enfin auprès d’elle je l’étais moins.
Je dirigeai notre conversation sur ces grandes pensées vers lesquelles la mélancolie nous ramène invinciblement : l’incertitude de la destinée humaine, l’ambition de nos désirs, l’amertume de nos regrets, l’effroi de la mort, la fatigue de la vie ; tout ce vague du cœur, enfin, dans lequel les âmes sensibles aiment tant à s’égarer, fut l’objet de notre entretien. Elle se plaisait à m’entendre, et, m’excitant à parler, elle mêlait des mots précis et justes à mes discours, et soutenait et ranimait mes pensées toutes les fois que j’en avais besoin. Lorsque j’arrivai chez elle, j’étais abattue et mécontente de mes sentiments sans vouloir me l’avouer. Je crois qu’elle devina tout ce qui m’occupait, car elle me dit exactement ce que j’avais besoin d’entendre. Elle me releva par degrés dans ma propre estime ; j’étais mieux avec moi-même, et je ne m’apercevais qu’à la réflexion, que c’était elle qui modifiait ainsi mes pensées les plus secrètes. Enfin j’éprouvais au fond de l’âme un grand soulagement, et je sentais bien en même temps qu’en m’éloignant de Sophie, le chagrin et l’inquiétude me ressaisiraient de nouveau.
Je m’écriai donc dans une sorte d’enthousiasme : « Ah ! mon amie, ne me, quittez pas ; passons de longues heures à causer ensemble ; je serai si mal quand vous ne me parlerez plus ! »
Comme je prononçais ces mots, un domestique entra, et dit à madame de Vernon que M. de Fierville demandait à la voir, quoiqu’on lui eût déclaré à sa porte qu’elle ne recevait personne. « Refusez-le, je vous en conjure, ma chère Sophie ! dis-je avec instance. – Savez-vous, interrompit madame de Vernon, si le neveu de madame du Marset a gagné ou perdu ce grand procès dont dépendait toute sa fortune ? – Mon Dieu ! Interrompis-je, on m’a dit hier qu’il l’avait gagné ; ainsi, vous n’avez point à consoler M. de Fierville des chagrins de son amie ; refusez-le. – Il faut que je le voie, dit alors madame de Vernon. » Et elle fit signe à son domestique de le faire monter. Je me sentis blessée, je l’avoue, et ma physionomie l’exprima. Madame de Vernon s’en aperçut et me dit : « Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma fille… – Quoi ! M’écriai-je assez vivement, vous songez déjà à remplacer Léonce ? Pauvre jeune homme ! vous n’êtes pas longtemps regretté par l’amie de votre mère. » Je me reprochai ces paroles à l’instant même, car madame de Vernon rougit en les entendant ; et comme elle me laissait partir sans essayer de me retenir, je restai quelques minutes après l’arrivée de M. de Fierville, la main appuyée sur la clef de la porte du salon, et tardant à l’ouvrir. Madame de Vernon enfin le remarqua ; elle vint à moi, et, sans me faire aucun reproche, elle insista beaucoup sur le prix qu’elle incitait à l’union de sa fille avec Léonce, sur toutes les circonstances qui lui rendaient ce mariage mille fois préférable à tout autre ; elle reprit par degrés sa grâce accoutumée, et je partis après l’avoir embrassée ; mais je conservai cependant quelques nuages de ce qui venait de se passer.
Concevez-vous ma folie, ma chère Louise ? Ce qui m’a blessée peut-être si vivement, c’est un témoignage d’indifférence pour Léonce ! Pourquoi vouloir que madame de Vernon le regrette profondément, qu’elle ne cherche, point un autre époux pour sa fille ? elle ne l’a jamais vu. Cependant n’est-il pas vrai, ma chère Louise, que c’est se consoler trop tôt de la perte d’un jeune, homme si distingué ? Ah ! s’il était possible qu’on le sauvât ! ce serait Mathilde qui goûterait le bonheur d’en être aimée ; elle n’aurait pas souffert de son danger ; il renaîtrait pour elle : le calme de son imagination et de son âme la préserve des peines les plus amères de la vie. Louise, votre Delphine ne lui ressemble pas.