LETTRE XIV - Delphine à mademoiselle d’Albémar

1696 Words
LETTRE XIV Delphine à mademoiselle d’AlbémarCe 19 mai. Ah ! ma chère sœur, quelle nouvelle vous m’apprenez ! Je suis dans une angoisse inexprimable, craignant de perdre, une minute pour avertir M. Barton, et frémissant de la douleur que je suis condamnée à lui causer. Il faut aussi prévenir madame de Vernon et Mathilde. Combien je sens vivement leurs peines ! Ma pauvre Sophie ! le fils de son amie ! l’époux de sa fille ! et Mathilde ! Ah ! que je me reproche d’avoir blâmé l’excès de sa dévotion ! elle ne sera peut-être jamais heureuse. Si elle avait livré son cœur à l’espérance d’être aimée, que deviendrait-elle à présent ? Néanmoins elle ne l’a jamais vu. Mais moi aussi je ne l’ai jamais vu, et les larmes m’oppressent, et la force me manque pour remplir mon triste devoir ! Allons, je m’y soumets, je sors ; adieu. Ce soir je vous rendrai compte de cette journée. Minuit. M. Barton est parti depuis une heure, ma chère Louise. Excellent homme, qu’il est malheureux ! Ah ! que les peines de l’âge avancé portent un caractère déchirant ! Hélas ! la vieillesse elle-même est une douleur habituelle, dont l’amertume aigrit tous les chagrins que l’on éprouve. J’ai été chez madame de Vernon à six heures ; j’ai fait demander M. Barton à sa porte : il est venu à l’instant même avec un air d’empressement et de gaieté qui m’a fait bien mal. Rien n’est plus touchant que l’ignorance d’un malheur déjà arrivé, et le calme qui se peint sur un visage qu’un seul mot va bouleverser. M. Barton monta dans ma voiture, et je donnai l’ordre de nous conduire loin de Paris : j’avais imaginé plusieurs moyens de lui annoncer cet affreux évènement ; mais il remarqua bientôt l’altération de mes traits, et me demanda avec sensibilité s’il m’était arrivé quelque malheur. L’intérêt même qu’il prenait à moi l’éloignait entièrement de l’idée que la peine dont il s’agissait pût le concerner. J’hésitais encore sur ce que je lui dirais ; mais enfin je pensai qu’il n’y avait point de préparation possible pour une telle douleur, et je lui remis la fatale lettre. « Lisez, lui dis-je, avec courage, avec résignation, et sans oublier les amis qui vous restent et que votre malheur attache à vous pour jamais. » À peine cet excellent homme eut-il vu le nom de Léonce, qu’il pâlit ; il lut cette lettre deux fois, comme s’il ne pouvait le croire. Enfin, il la laissa tomber, couvrit son visage de ses deux mains, et pleura amèrement sans dire un seul mot. Je versais des larmes à côte de lui, effrayée de son silence, attendant que ses premières paroles m’indiquassent dans quel sens il cherchait des consolations. Je demandais au ciel la voix qui peut adoucir les blessures du cœur. « Ô Léonce ! s’écria-t-il enfin, gloire de ma vie, seul intérêt d’un homme sans carrière, sans nom, sans destinée, était-ce à moi de vous survivre ? Que fait ce vieux sang dans mes veines, quand le vôtre a coulé ? Quelle fin de vie m’est réservée ! Ah ! Madame, me dit-il, vous êtes jeune, belle, vous avez pitié d’un vieillard ; mais vous ne pouvez pas vous faire une idée des dernières douleurs d’une existence sans avenir, sans espoir ? Vous ne le connaissiez pas, mon ami, mon noble ami, que des monstres ont assassiné. Pourquoi ne veut-il pas les nommer ? Je les connais, je les ferai connaître ; ils ne vivront point après avoir fait périr ce que le ciel avait formé de meilleur. » Alors il se rappelait les traits les plus aimables de l’enfance et de la jeunesse de son élève ; ce n’était plus le beau, le fier, le spirituel Léonce qu’il me peignait ; il ne se retraçait plus les grâces et les talents qui devaient plaire dans le monde : il ne parlait que des qualités touchantes dont le souvenir s’unit avec tant d’amertume à l’idée d’une séparation éternelle. J’étais agitée avec une incertitude cruelle. Devais-je, en rappelant à M. Barton que Léonce le demandait auprès de lui, fixer son imagination sur la possibilité de le revoir encore, et de contribuer peut-être à le guérir ? M. Barton ne m’avait pas dit un seul mot qui indiquât cette pensée. La craignait-il, redoutait-il une seconde, douleur après un nouvel espoir ? Ma chère Louise, avec quel tremblement l’on parle à un homme vraiment malheureux ! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu’il faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d’un cœur déchiré ! Enfin, je dis à M. Barton qu’il devait partir, et que peut-être il pouvait encore se flatter de retrouver Léonce : ce dernier mot, dont j’attendais tant d’effet, n’en produisit aucun ; il m’entendit tout de suite, mais sans se livrer à l’espoir que je lui offrais. À l’âge de M. Barton, le cœur n’est point mobile, les impressions ne se renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun intervalle de soulagement. Néanmoins, depuis cet instant, il ne parla plus que de son départ : il me demanda de retourner chez madame de Vernon ; j’en donnai l’ordre. Je convins avec lui qu’il partirait le soir même avec ma voiture, et que l’un de mes domestiques, plus jeune que le sien, courrait devant lui pour hâter son voyage. Il était un peu ranimé par l’occupation de ces détails : tant qu’il reste une action à faire pour l’être qui nous intéresse, les forces se soutiennent et le cœur, ne succombe pas. Nous arrivâmes enfin chez ma tante : en songeant à la peine qu’elle allait éprouver, j’étais saisie moi-même de la plus vive émotion. Je laissai M. Barton entrer seul chez madame de Vernon, et je restai quelques minutes dans le salon pour reprendre mes sens ; enfin, domptant cette faiblesse qui m’empêchait de consoler mon amie, j’entrai chez elle ; je la trouvai plus calme que je ne l’espérais. M. Barton gardait le silence. Mathilde se contenait avec quelque effort. Madame de Vernon vint à moi et m’embrassa. Je voulus m’approcher de Mathilde ; je la vis rougir et pâlir ; elle me serra la main amicalement, mais elle sortit de la chambre à l’instant même, se faisant un scrupule, je crois, d’éprouver ou de montrer aucune émotion vive. Madame de Vernon me dit alors : « Imaginez que dans ce moment même je viens de recevoir une lettre de madame de Mondoville, pour m’apprendre son consentement au mariage, d’après les nouvelles propositions que je lui avais faites ! Elle m’annonce en même temps le départ de son fils. » Je serrai une seconde fois madame de Vernon dans mes bras. « Enfin, me dit-elle avec le courage qui lui est propre, occupons-nous de hâter le départ de M. Barton, et soumettons-nous aux évènements. – Il n’y a rien à faire pour mon voyage, dit M. Barton avec un accent qui exprimait, je crois, une humeur un peu injuste sur le calme apparent de madame de Vernon ; madame d’Albémar a bien voulu pourvoir à tout, et je pars. – C’est très bien, répliqua madame de Vernon, qui s’aperçut du mécontentement de M. Barton ; et, s’adressant à moi, elle me dit comme à demi-voix : – Quel zèle et quelle affection il témoigne à son élève ! » Vous avez remarqué quelquefois que madame de Vernon avait l’habitude de louer ainsi, comme par distraction et en parlant à un tiers ; mais le malheureux Barton n’y donna pas la moindre attention ; il était bien loin de penser à l’impression que sa douleur pourrait produire sur les autres. S’il lui était resté quelque présence d’esprit, c’eût été pour la cacher et non pour s’en parer. Absorbé dans son inquiétude, il sortit sans dire un mot à madame de Vernon. Je le suivis pour le conduire chez moi, où il devait trouver tout ce qui lui était nécessaire pour sa route. Lorsque nous fûmes en voiture, il dit en se parlant à lui-même : « Mon cher Léonce, vos seuls amis, c’est votre malheureux instituteur ; c’est aussi votre pauvre mère. » Et se retournant vers moi : « Oui, s’écria-t-il, j’irai nuit et jour pour le rejoindre ; peut-être me dira-t-il encore un dernier adieu, et je resterai près de sa tombe pour soigner ses derniers restes, et mériter ainsi d’être enseveli près de lui. » En disant ces mots, cet infortuné vieillard se livrait à un nouvel accès de désespoir. « Madame, me dit-il alors, devant vous je pleure ; tout à l’heure j’étais calme : votre bonté ne repoussera pas cette triste preuve de confiance ; j’en suis sûr, vous ne la repousserez pas. » Nous arrivâmes chez moi ; je pris toutes les précautions que je pus imaginer pour que le voyage de M. Barton fût le plus commode et le plus rapide possible ; il fut touché de ces soins, et, prêt à monter en voiture, il me dit : « Madame, s’il vient en mon absence quelques lettres de Bayonne, je n’ose pas dire de Léonce, enfin aussi de Léonce même, ouvrez-les ; vous verrez ce qu’il faut faire d’après ces lettres, et vous me l’écrirez à Bordeaux. – N’est-ce pas madame de Vernon, lui dis-je, qui devrait… – Non, me répondit-il, madame, permettez-moi de vous répéter que je veux que ce soit vous ; hélas ! dans ce dernier moment, lorsqu’il n’est que trop probable que jamais je ne vous enverrai, qu’il me, soit permis de vous dire une idée, peut-être, insensée, que j’avais conçue pour mon malheureux élève. Je ne trouvais point que mademoiselle de Vernon pût lui convenir, et j’osais remarquer en vous tout ce qui s’accordait le mieux avec son esprit et son âme. » J’allais lui répondre, mais il me serra la main avec une affection paternelle. Cette affection me rappelle M. d’Albémar, et jamais je ne l’ai retrouvée sans émotion. Il me dit alors : « Ne vous offensez pas, madame, de cette hardiesse d’un vieillard qui chérit Léonce, comme son fils, et que vos bontés oui profondément touché. Hélas ! ces douces chimères sont remplacées par la mort ! la mort ! ah Dieu ! » Il se précipita hors de ma chambre, et se jeta au fond de la voiture, dans un accablement qui redoubla ma pitié. Restée seule, je pus me livrer enfin à la douleur que moi aussi j’éprouvais. Je n’avais dû m’occuper que des peines des autres ; mais celle que je ressentais n’était pas moins vive, quoique la destinée de ce malheureux jeune homme fût étrangère à la mienne. Ma tante et ma cousine le regrettent pour elles, pour le bonheur qu’il devait leur procurer ; moi, que le sort séparait irrévocablement de lui, je pleure une âme si belle, un être si libéralement donc, périssant ainsi dans les premières années de sa vie. Oui, s’il meurt, je lui vouerai un culte dans mon cœur ; je croirai l’avoir aimé, l’avoir perdu, et je serai fidèle au souvenir que je garderai de lui : ce sera un sentiment doux, l’objet d’une mélancolie sans amertume. Je demanderai son portrait à M. Barton, et toujours je conserverai cette image comme celle d’un héros de roman dont le modèle n’existe, plus. Déjà depuis quelque temps, je perdais l’espoir de rencontrer celui qui posséderait toutes les affections de mon cœur ; j’en suis sûre maintenant, et cette certitude est tout ce qu’il faut pour vieillir en paix. Mais peut-être que Léonce vivra ; s’il vit, il sera l’époux de Mathilde, et plus de chimères alors, mais aussi plus de regrets. Adieu, ma chère Louise ; il est possible que dans peu je me réunisse à vous pour toujours.
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