LETTRE XII
Delphine à mademoiselle d’AlbémarParis, ce 8 mai.
Je suis mécontente de moi, ma chère Louise, et pour me punir, je me condamne à vous faire le récit d’un mouvement blâmable que j’ai à me reprocher. Il a été si passager, que je pourrais me le nier à moi-même ; mais, pour conserver son cœur dans toute sa pureté, il ne faut pas repousser l’examen de soi ; il faut triompher de la répugnance qu’on éprouve à s’avouer les mauvais sentiments qui se cachent longtemps au fond de notre cœur avant d’en usurper l’empire.
Depuis quelques jours, M. Barton me parlait sans cesse de Léonce ; il me racontait des traits de sa vie qui le caractérisent comme la plus noble des créatures. Il m’avait une fois montré un portrait de lui, que Mathilde avait refusé de voir, avec une exagération de pruderie qui n’était en vérité que ridicule ; et ce portrait, je l’avoue, m’avait frappée. Enfin M. Barton se plaisant tous les jours plus avec moi, me laissa entrevoir avant-hier, à la fin de notre conversation, qu’il ne croyait pas le caractère de Mathilde propre à rendre Léonce heureux, et que j’étais la seule femme qui lui eût paru digne de son élève. De quelques détours qu’il enveloppât cette insinuation, je l’entendis très vite ; elle m’émut profondément ; je quittai M. Barton à l’instant même, et je revins chez moi inquiète de l’impression que j’en avais reçue. Il me suffit cependant d’un moment de réflexion pour rejeter loin de moi des sentiments confus que je devais bannir dès que j’avais pu les reconnaître. Je résolus de ne plus m’entretenir en particulier avec M. Barton, et je crus que cette décision avait fait entièrement disparaître l’image qui m’occupait. Mais hier, au moment où j’arrivai chez madame de Vernon, M. Barton s’approcha de moi, et me dit : « Je viens de recevoir une lettre de M. de Mondoville, qui m’annonce son départ d’Espagne ; ayez la bonté de la lire. » En achevant ces mots, il me tendit cette lettre. Quel prétexte pour la refuser ? D’ailleurs ma curiosité précéda ma réflexion ; mes yeux tombèrent sur les premières lignes de la lettre, et il me fut impossible de ne pas l’achever. En effet, ma chère Louise, jamais on n’a réuni dans un stylo si simple tant de charmes différents ! de la noblesse et de la bonté, des expressions toujours naturelles, mais qui toutes appartenaient à une affection vraie et à une idée originale ; aucune de ces phrases usées qui ne peignent rien que le vide de l’âme ; de la mesure sans froideur, une confiance sérieuse, telle qu’elle peut exister entre un jeune homme et son instituteur ; mille nuances qui semblent de peu de valeur, et qui caractérisent cependant les habitudes de la vie entière, et cette élévation de sentiments, la première des qualités, celle qui agit comme par magie sur les âmes de la même nature. Cette lettre était terminée par une phrase douce et mélancolique sur l’avenir qui l’attendait, sur ce mariage décidé sans qu’il eût jamais vu Mathilde : la volonté de sa mère, disait-il, avait pu seule le contraindre à s’y résigner. Je relus ce peu de mots plusieurs fois. Je crois que M. Barton le remarqua, car il me dit : « Madame, croyez-vous que la froideur de mademoiselle de Vernon puisse rendre heureux un homme d’une sensibilité si véritable ? » Je ne sais ce que j’allais lui répondre, lorsque M. de Serbellane, se donnant à peine le temps de saluer madame de Vernon, me pria d’aller avec lui dans le jardin. Il y a tant de réserve et de calme dans les manières habituelles de M. de Serbellane, que je fus troublée par cet empressement inusité, comme s’il devait annoncer un évènement extraordinaire ; et craignant quelque malheur pour Thérèse, je suivis son ami en quittant précipitamment M. Barton. « Elle arrive dans huit jours, me dit M. de Serbellane ; vous n’avez plus le temps de lui écrire ; il faut s’occuper uniquement d’écarter d’elle, s’il est possible, les dangers de cette démarche. – Ah ! mon Dieu, que m’apprenez-vous ? lui répondis-je. Comment ! vous n’avez pu réussir… – J’en ai peut-être trop fait, interrompit-il, car je crois entrevoir que l’inquiétude qu’elle éprouve sur mes sentiments est la principale cause de ce voyage. Je la rassurerai sur cette inquiétude, ajouta-t-il, car je lui suis dévoué pour ma vie ; mais quand vous verrez M. d’Ervins, vous comprendrez combien je dois être effrayé. Le despotisme et la violence de son caractère me font tout craindre pour Thérèse, s’il découvre ses sentiments ; et quoiqu’il ait peu d’esprit, son amour-propre est toujours si éveillé, que dans beaucoup de circonstances il peut lui tenir lieu de finesse et de sagacité. » M. de Serbellane continua cette conversation pendant quelque temps, et j’y mettais un intérêt si vif, qu’elle se prolongea sans que j’y songeasse ; enfin je la terminai en recommandant Thérèse à la protection de M. de Serbellane. « Oui, lui dis-je, je ne craindrai point de demander à celui même qui l’a entraînée, de devenir son guide et son frère dans cette situation difficile. Thérèse est plus passionnée que vous, elle, vous aime plus que vous ne l’aimez ; c’est donc à vous à la diriger : celui des deux qui ne peut vivre sans l’autre est l’être soumis et dominé. Thérèse n’a point ici de parents ni d’amis, veillez sur elle en défenseur généreux et tendre ; réparez vos torts par ces vertus du cœur qui naissent toutes de la bonté. » Je m’animai en parlant ainsi, et je posai ma main sur le bras de M. de Serbellane ; il la prit et l’approcha de ses lèvres avec un sentiment dont Thérèse seule était l’objet. M. Barton, dans ce moment, entrait dans l’allée où nous étions ; en nous apercevant, il retourna très promptement sur ses pas, comme pour nous laisser libres. Je compris dans l’instant son idée, et je l’atteignis avant qu’il fût rentré dans le salon. « Pourquoi vous éloignez-vous de nous ? lui dis-je avec assez de vivacité. – Par discrétion, madame ; par discrétion, me répéta-t-il d’une manière un peu affectée. – Je le vois, repris-je, vous croyez que j’aime M. de Serbellane. » Concevez-vous, ma chère Louise, que j’aie manqué de mesure au point de parler ainsi à un homme que je connaissais à peine ? Mais j’avais eu trop d’émotion depuis une heure, et j’étais si agitée, que mon trouble même me faisait parler sans avoir le temps de réfléchir à ce que je disais. « Je ne crois rien, madame, me répondit M. Barton ; de quel droit… – Ah ! que je déteste ces tournures, lui dis-je, avec une personne de mon caractère ! – Mais, permettez-moi, madame, de vous faire observer, interrompit M. Barton, que je n’ai pas l’honneur de vous connaître depuis longtemps. – C’est vrai, lui dis-je ; cependant il me semble qu’il est bien facile de me juger en peu de moments ; mais, je vous le répète, je ne l’aime point, M. de Serbellane, je ne l’aime point ; s’il en était autrement, je vous le dirais. – Vous auriez tort, me répondit M. Barton ; je n’ai point encore mérité cette confiance. »
Toujours plus déconcertée par sa raison, et cependant toujours plus inquiète de l’opinion qu’il pouvait prendre de mes sentiments pour M. de Serbellane, une vivacité que je ne puis concevoir, que je ne puis me pardonner, me fit dire à M. Barton : « Ce n’est pas de moi, je vous jure, que M. de Serbellane est occupé. » Je n’achevai pas cette phrase, tout insignifiante qu’elle était, je ne l’achevai pas, ma sœur, je vous l’atteste ; elle ne pouvait rien apprendre ni rien indiquer à M. Barton ; néanmoins je fus saisie d’un remords véritable au premier mot qui m’échappa ; je cherchai l’occasion de me retirer ; et réfléchissant sur moi-même, je fus indignée du motif coupable qui m’avait causé tant d’émotion.
Je craignais, je ne puis me le cacher, je craignais que M. Barton ne dit à Léonce que mes affections étaient engagées ; je voulais donc que Léonce pût me préférer à ma cousine. C’est moi qui fais ce mariage ; c’est moi qui suis liée par un sentiment presque aussi fort que la reconnaissance, par les services que j’ai rendus, les remerciements que j’en ai recueillis, la récompense que j’en ai goûtée ; mon amie se flatte du bonheur de sa fille, elle croit me le devoir, et ce serait moi qui songerais à le lui ravir ? Quel motif m’inspire cette pensée ? un penchant de pure imagination pour un homme que je n’ai jamais vu, qui peut-être me déplairait si je le connaissais ! Que serait-ce donc si je l’aimais ! Et néanmoins les sentiments de délicatesse les plus impérieux ne devraient-ils pas imposer silence même à un attachement véritable ? Ne pensez pas cependant, ma chère Louise, autant de mal de moi que ce récit le mérite : n’avez-vous pas éprouvé vous-même qu’il existe quelquefois en nous des mouvements passagers les plus contraires à notre nature ? C’est pour expliquer ces contradictions du cœur humain qu’on s’est servi de cette expression : Ce sont des pensées du démon. Les bons sentiments prennent leur source au fond de notre cœur ; les mauvais nous semblent venir de quelque influence étrangère qui trouble l’ordre et l’ensemble de nos réflexions et de notre caractère. Je vous demande de fortifier mon cœur par vos conseils : la voix qui nous guida dans notre enfance se confond pour nous avec la voix du ciel.