LETTRE XI - Delphine à mademoiselle d’Albémar

745 Words
LETTRE XI Delphine à mademoiselle d’AlbémarParis, ce 4 mai. M. Barton est arrivé hier. En entrant dans le salon de madame de Vernon, j’ai deviné tout de suite que c’était lui. L’on jouait et l’on causait : il était seul au coin de la cheminée ; Mathilde, de l’autre côté, ne se permettait pas de lui adresser une seule parole ; il paraissait embarrassé de sa contenance au milieu de tant de gens qui ne le connaissaient pas. La société de Paris est peut-être la société du monde où un étranger cause d’abord le plus de gêne ; on est accoutumé à se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d’idées reçues, à tant d’usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l’on craint d’être obligé de recourir à un commentaire pour chaque parole, dès qu’un homme nouveau est introduit dans le cercle. J’éprouvai de l’intérêt pour la situation embarrassante de M. Barton et j’allai à lui sans hésiter : il me semble qu’on fait un bien réel à celui qu’on soulage des peines de ce genre, de quelque peu d’importance qu’elles soient en elles-mêmes. M. Barton est un homme d’une physionomie respectable, vêtu de brun, coiffé sans poudre ; son extérieur est imposant ; on croit voir un Anglais ou un Américain, plutôt qu’un Français. N’avez-vous pas remarqué combien il est facile de reconnaître au premier coup d’œil le rang qu’un Français occupe dans le monde ? ses prétentions et ses inquiétudes le trahissent presque toujours, dès qu’il peut craindre d’être considéré comme inférieur ; tandis que les Anglais et les Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de les juger, ni de les classer légèrement. Je, parlai d’abord à M. Barton de sujets indifférents ; il me répondit avec politesse, mais brièvement. J’aperçus très vite qu’il n’avait point le désir de faire remarquer son esprit, et qu’on ne pouvait pas l’intéresser par son amour-propre : je cédai donc à l’envie que j’avais de l’interroger sur M. de Mondoville, et son visage prit alors une expression nouvelle ; je vis bien que depuis longtemps il ne s’animait qu’à ce nom. Comme M. Barton me savait proche parente de Mathilde, il se livra presque de lui-même à me parler sur tous les détails qui concernaient Léonce ; il m’apprit qu’il avait passé son enfance alternativement en Espagne, la patrie de sa mère, et en France, celle de son père ; qu’il parlait également bien les deux langues, et s’exprimait toujours avec grâce et facilité. Je compris, dans la conversation, que madame de Mondoville avait dans les manières une hauteur très pénible à supporter, et que Léonce, adoucissant par une bonté attentive et délicate ce qui pouvait blesser son précepteur, lui avait inspiré autant d’affection que, d’enthousiasme. J’essayai de faire parler M. Barton sur ce qui nous avait été dit par le duc de Mendoce ; il évita de me répondre : je crus remarquer cependant qu’il était vrai qu’à travers toutes les rares qualités de Léonce on pouvait lui reprocher trop de véhémence dans le caractère, et surtout une crainte du blâme portée si loin, qu’il ne lui suffisait pas de son propre témoignage pour être heureux et tranquille ; mais je le devinai plutôt que M. Barton ne me le dit. Il s’abandonnait à louer l’esprit et l’âme de M. de Mondoville avec une conviction tout à fait persuasive ; je me plus presque tout le soir à causer avec lui. Sa simplicité me faisait remarquer dans les grâces un peu recherchées du cercle le plus brillant de Paris une sorte de ridicule qui ne m’avait point encore frappée. On s’habitue à ces grâces, qui s’accordent assez bien avec l’élégance des grandes sociétés ; mais quand un caractère naturel se trouve au milieu d’elles, il fait ressortir, par le contraste, les plus légères nuances d’affectation. Je causai presque tout le soir avec M. Barton ; il parlait de M. de Mondoville avec tant de chaleur et d’intérêt, que j’étais captivée par le plaisir même que je lui faisais en l’écoutant ; d’ailleurs, un homme simple et vrai parlant du sentiment qui l’a occupé toute sa vie excite toujours l’attention d’une âme capable de l’entendre. M. de Serbellane et M. de Fierville vinrent cependant auprès de moi me reprocher de n’être pas, selon ma coutume, ce qu’ils appellent brillante : je m’impatientai contre eux de leurs persécutions, et je m’en délivrai en rentrant chez moi de bonne heure. Que la destinée de ma cousine sera belle, ma chère Louise, si Léonce est tel que M. Barton me l’a peint ! Elle ne souffrira pas même du seul défaut qu’il soit possible de lui supposer, et que peut-être on exagère beaucoup. Mathilde ne hasarde rien ; elle ne s’expose jamais au blâme ; elle conviendra donc parfaitement à Léonce : moi, je ne saurais pas… Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit, c’est de Mathilde : elle sera bien plus heureuse que je ne puis jamais l’être. Adieu, ma chère Louise, je vous quitte ; j’éprouve ce soir un sentiment vague de tristesse que le jour dissipera sans doute. Encore une fois, adieu.
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