LETTRE II - Réponse de Mathilde de Vernon à madame d’Albémar

905 Words
LETTRE II Réponse de Mathilde de Vernon à madame d’AlbémarParis, ce 14 avril 1790. Puisque vous croyez, ma chère cousine, qu’il est de votre délicatesse de faire jouir les parents de M. d’Albémar d’une partie de la fortune qu’il vous a laissée, je consens, avec l’autorisation de ma mère, à la donation que vous me proposez, et je considère avec raison cette conduite de votre part comme satisfaisant à beaucoup plus que l’équité, et vous donnant des droits à ma reconnaissance ; je m’engage donc à tout ce que la religion et la vertu exigent d’une personne qui a contracté, de son libre aveu, l’obligation qui me lie à vous. Ma mère désire que le service que vous me rendez reste secret entre nous ; elle croit que la fierté de madame de Mondoville pourrait être blessée en apprenant que c’est par un bienfait que sa belle-fille est dotée. Je vous dis ce que pense ma mère, mais je serai toujours prête à publier ce que vous faites pour moi si vous le désirez ; dût la publicité de vos bienfaits m’humilier selon l’opinion du monde, elle me relèverait à mes propres yeux : tel est l’esprit de la religion sainte que je professe. Je sais que ce langage vous a paru quelquefois ridicule, et que, malgré la douceur de votre caractère, douceur à laquelle je rends justice, vous n’avez pu me cacher que vous ne partagiez pas mes opinions sur tout ce qui tient à l’observance de la religion catholique. Je m’en afflige pour vous, ma chère cousine, et plus vous resserrez par votre excellente conduite les liens qui nous attachent l’une à l’autre, plus je voudrais qu’il me fût possible de vous convaincre que vous prenez une mauvaise route, soit pour votre bonheur intérieur, soit pour votre considération dans le monde. Vos opinions en tout genre sont singulièrement indépendantes : vous vous croyez, et avec raison, un esprit très remarquable ; cependant, qu’est-ce que cet esprit, ma cousine, pour diriger sagement, non seulement les hommes en général, mais les femmes en particulier ? Vous êtes charmante, on vous le répète sans cesse ; mais combien vos succès ne vous font-ils pas d’ennemis ! Vous êtes jeune, vous aurez sans doute le désir de vous remarier ; pensez-vous qu’un homme sage puisse être empressé de s’unir à une personne qui voit tout par ses propres lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent les maximes reçues ? Je sais que vous avez une simplicité tout à fait aimable dans le caractère, que vous ne cherchez point à dominer, que vous n’avez de hardiesse ni dans les manières ni dans les discours ; mais dans le fond, et vous en convenez vous-même, ce n’est point à la foi catholique, ce n’est point aux hommes respectables chargés de nous l’enseigner, que vous soumettez votre conduite, c’est à votre manière de sentir et de concevoir les idées religieuses. Ma cousine, où en serions-nous si toutes les femmes prenaient ainsi pour guide ce qu’elles appelleraient leurs lumières ? Croyez-moi, ce n’est pas seulement par les fidèles qu’une telle indépendance est blâmée ; les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de préjugés dans la langue actuelle veulent que leurs femmes ne se dégagent d’aucun lien ; ils sont bien aises qu’elles soient dévotes, et se croient plus sûrs ainsi qu’elles respecteront et leurs devoirs et jusqu’aux moindres nuances de ces devoirs. Je ne fais rien pour l’opinion, vous le savez ; j’ai de bonne foi les sentiments religieux que je professe : si mon caractère a quelquefois de la roideur, il a toujours de la vérité ; mais si j’étais capable de concevoir l’hypocrisie, je crois tellement essentiel pour une femme de ménager en tout point l’opinion, que je lui conseillerais de ne rien braver en aucun genre, ni superstitions (pour me conformer à votre langage), ni convenances, quelque puériles qu’elles puissent être. Combien toutefois il vaut mieux n’avoir point à penser aux suffrages du monde, et se trouver disposée par la religion même à tous les sacrifices que l’opinion peut exiger de nous ! Si vous pouviez consentir avoir l’évêque de L. qui, malgré tous les maux que nous éprouvons depuis dix mois, est resté en France, je suis sûre qu’il prendrait de l’ascendant sur vous. Mon zèle est peut-être indiscret ; la religion ne nous oblige point à nous mêler de la conduite des autres : mais la reconnaissance que je vais vous devoir m’inspire un nouveau désir de vous appeler au salut. Vous le dites vous-même, vous n’êtes pas heureuse : c’est un avertissement du ciel. Pourquoi n’êtes-vous pas heureuse ? Vous êtes jeune, riche, jolie ; vous avez un esprit dont la supériorité et le charme ne sont pas contestés ; vous êtes bonne et généreuse : savez-vous ce qui vous afflige ? c’est l’incertitude de votre croyance ; et, s’il faut tout vous dire, c’est que vous sentez aussi que cette indépendance d’opinion et de conduite, qui donne à votre conversation peut-être plus de grâce et de piquant, commence déjà à faire dire du mal de vous, et nuira sûrement tût ou tard à votre existence dans le monde. Ne prenez pas mal les avis que je vous donne ; ils tiennent, je vous l’atteste, à mon attachement pour vous : vous savez que je ne suis point jalouse, vous m’avez rendu plusieurs fois cette justice ; je ne prétends point aux succès du monde, je n’ai pas l’esprit qu’il faudrait pour les obtenir, et je me ferais scrupule de m’en occuper. Je vous parle donc en conscience, sans aucun autre motif que ceux qui doivent inspirer une âme chrétienne ; j’aurais fait pour vous bien plus que vous ne faites pour moi, si j’avais pu vous engager à sacrifier vos opinions particulières pour vous soumettre aux décisions de l’Église. Adieu, ma chère cousine ; je ne vous plais pas, je ne dois pas vous plaire ; cependant vous êtes certaine, j’en suis sûre, que je ne manquerai jamais aux sentiments que vous méritez. MATHILDE DE VERNON.
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