LETTRE III - Delphine à Mathilde

1359 Words
LETTRE III Delphine à MathildeJ’ai bien de la peine à contenir, ma cousine, le sentiment que votre lettre me fait éprouver ; je devrais ne pas y céder, puisque j’attends de vous une marque précieuse d’amitié ; mais il m’est impossible de ne pas m’expliquer une fois franchement avec vous ; je veux mettre un terme aux insinuations continuelles que vous me faites sur mes opinions et sur mes goûts : vous estimez la vérité, vous savez l’entendre ; j’espère donc que vous ne serez point blessée des expressions vives qui pourront m’échapper dans ma propre justification. D’abord vous attribuez à la délicatesse le don que j’ai le bonheur de vous offrir, et c’est l’amitié seule qui en est la cause. S’il était vrai que je vous dusse de quelque manière une partie de ma fortune, parce que votre mère est parente de M. d’Albémar, j’aurais eu tort de la conserver jusqu’à présent : la délicatesse est pour les âmes élevées un devoir plus impérieux encore que la justice ; elles s’inquiètent bien plus des actions qui dépendent d’elles seules que de celles qui sont soumises à la puissance des lois. Mais pouvez-vous ignorer quelle malheureuse prévention éloignait M. d’Albémar de votre mère ? C’est le seul sujet de discussion que nous ayons jamais eu ensemble ; cette prévention était telle, que j’ai eu beaucoup de peine à éviter l’engagement qu’il voulait me faire prendre de rompre entièrement avec elle : connaissant les dispositions de M. d’Albémar, comme je le fais, si je puis me permettre de disposer de sa fortune en votre faveur, c’est parce qu’il m’a ordonné de la considérer comme appartenant à moi seule. Mais pourquoi donc éprouvez-vous le besoin de diminuer le faible mérite du service que je veux vous rendre ? Est-ce parce que vous êtes effrayée de tous les devoirs que vous croyez attachés à la reconnaissance ? Pourquoi mettez-vous tant d’importance à une action qui ne peut être comptée que comme l’expression de l’amitié que j’éprouve ? Je n’ai qu’un but, je n’ai qu’un désir, c’est d’être aimée des personnes avec qui je vis ; il faut que vous vous sentiez tout à fait incapable de m’accorder ce que je demande, puisque vous craignez tant de me rien devoir : mais encore une fois soyez tranquille ; votre mère peut tout pour mon bonheur ; son esprit plein de grâce, sa douceur et sa gaieté, répandent tant de charmes sur ma vie ! Quelquefois l’inégalité, la froideur de ses manières, m’inquiètent ; je voudrais qu’elle répondit sans cesse à la vivacité de mon attachement pour elle. Ne suis-je donc pas trop heureuse si je trouve une occasion de lui inspirer un sentiment de plus pour moi ? Ma cousine, je ne cherche point à me faire valoir auprès de vous ; vous ne me devez rien : je serai mille fois récompensée de mon zèle pour vos intérêts, si votre mère me témoigne plus souvent cette amitié tendre qui calme et remplit mon cœur. Maintenant passons aux reproches ou aux conseils que vous croyez nécessaire de m’adresser. Je n’ai pas les mêmes opinions que vous ; mais je ne pense pas, je vous l’avoue, que ma considération en souffre le moins du monde. Si je songeais à me remarier, j’ose croire que mon cœur est un assez noble présent pour n’être pas dédaigné par celui qui m’en paraîtrait digne. Vous avez cru, dites-vous, démêler de la tristesse dans ma lettre, vous vous êtes trompée ; je n’ai, dans ce moment, aucun sujet de peine : mais le bonheur même des âmes sensibles n’est jamais sans quelque mélange de mélancolie ; et comment n’éprouverais-je pas cette disposition, moi qui ai perdu dans M. d’Albémar un ami si bon et si tendre ? Il n’a pris le nom de mon époux, lorsque j’avais atteint ma seizième année, que pour m’assurer sa fortune ; il mettait dans ses relations avec moi tant de bonté protectrice et de galanterie délicate, que son sentiment pour moi réunissait tout ce qu’il y a d’aimable dans les affections d’un père et dans les soins d’un jeune homme. M. d’Albémar, uniquement occupé d’assurer le bonheur du reste de ma vie, dont son âge ne lui permettait pas d’être le témoin, m’avait inspiré cette confiance si douce à ressentir, cette confiance qui remet, pour ainsi dire, à un autre la responsabilité de notre sort, et nous dispense de nous inquiéter de nous-mêmes ! Je le regretterai toujours, et les souvenirs de mon enfance et les premiers jours de ma jeunesse ne peuvent jamais cesser de m’attendrir ; mais quel autre chagrin pourrais-je éprouver en ce moment ? Qu’ai-je à redouter du monde ? je n’y porte que des sentiments doux et bienveillants. Si j’avais été dépourvue de toute espèce d’agréments, peut-être n’aurais-je pu me défendre d’un peu d’aigreur contre les femmes assez heureuses pour plaire ; mais je n’entends retentir autour de moi que des paroles flatteuses : ma position me permet de rendre quelques services, et ne m’oblige jamais à en demander ; je n’ai que des rapports de choix avec les personnes qui m’entourent ; je ne recherche que celles que j’aime ; je ne dis aucun mal des autres : pourquoi donc voudrait-on affliger une créature aussi inoffensive que moi, et dont l’esprit, s’il est vrai que l’éducation que j’ai reçue m’ait donné cet avantage, dont l’esprit, dis-je, n’a d’autre mobile que le désir d’être agréable à ceux que je vois ? Vous m’accusez de n’être pas aussi bonne catholique que vous, et de n’avoir pas assez de soumission pour les convenances arbitraires de la société. D’abord, loin de blâmer votre dévotion, ma chère cousine, n’en ai-je pas toujours parlé avec respect ? Je sais qu’elle est sincère, et quoiqu’elle n’ait pas entièrement adouci ce que vous avez peut-être de trop âpre dans le caractère, je crois qu’elle contribue à votre bonheur, et je ne me permettrai jamais de l’attaquer ni par des raisonnements ni par des plaisanteries ; mais j’ai reçu une éducation tout à fait différente de la vôtre. Mon respectable époux, en revenant de la guerre d’Amérique, s’était retiré dans la solitude, et s’y livrait à l’examen de toutes les questions morales que la réflexion peut approfondir. Il croyait en Dieu, il espérait l’immortalité de l’âme ; et la vertu fondée sur la bonté était son culte envers l’Être suprême. Orpheline dès mon enfance, je n’ai compris des idées religieuses que ce que M. d’Albémar m’en a enseigné ; et comme il remplissait tous les devoirs de la justice et de la générosité, j’ai cru que ses principes devaient suffire à tous les cœurs. M. d’Albémar connaissait peu le monde, je commence à le croire ; il n’examinait jamais dans les actions que leur rapport avec ce qui est bien en soi, et ne songeait point à l’impression que sa conduite pouvait produire sur les autres. Si c’est être philosophe que penser ainsi, je vous avoue que je pourrais me croire des droits à ce titre, car je suis absolument, à cet égard, de l’opinion de M. d’Albémar ; mais si vous entendiez par philosophie la plus légère indifférence pour les vertus pures et délicates de notre s**e ; si vous entendiez même par philosophie la force qui rend inaccessible aux peines de la vie, certes je n’aurais mérité ni cette injure ni cette louange ; et vous savez bien que je suis une femme, avec les qualités et les défauts que cette destinée faible et dépendante peut entraîner. J’entre dans le monde avec un caractère bon et vrai, de l’esprit, de la jeunesse et de la fortune ; pourquoi ces dons de la Providence ne me rendraient-ils pas heureuse ? Pourquoi me tourmenterais-je des opinions que je n’ai pas, des convenances que j’ignore ? La morale et la religion du cœur ont servi d’appui à des hommes qui avaient à parcourir une carrière bien plus difficile que la mienne : ces guides me suffiront. Quant à vous, ma chère cousine, souffrez que je vous le dise : vous aviez peut-être besoin d’une règle plus rigoureuse pour réprimer un caractère moins doux ; mais ne pouvons-nous donc nous aimer, malgré la différence de nos goûts et de nos opinions ? Vous savez combien je considère vos vertus ; ce sera pour moi un vif plaisir de contribuer à rendre votre destinée heureuse ; mais laissez chacun en paix chercher au fond de son cœur le soutien qui convient le mieux à son caractère et à sa conscience. Imitez votre mère, qui n’a jamais de discussion avec vous, quoique vos idées diffèrent souvent des siennes. Nous aimons toutes deux un être bienfaisant, vers lequel nos âmes s’élèvent ; c’est assez de ce rapport, c’est assez de ce lien qui réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande et la plus fraternelle de toutes. Je retournerai dans deux jours à Paris ; nous ne parlerons plus du sujet de nos lettres, et vous m’accorderez le bonheur de vous être utile, sans le troubler par des réflexions qui blessent toujours un peu, quelques efforts qu’on fasse sur soi-même pour ne pas s’en offenser. Je vous embrasse, ma chère ! cousine, et je vous assure qu’à la fin de ma lettre je ne sens plus la moindre trace de la disposition pénible qui m’avait inspiré les premières lignes. DELPHINE D’ALBÉMAR.
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