LETTRE I
Madame d’Albémar à Mathilde de VernonBellerive, ce 12 avril 1790.
Je serai trop heureuse, ma chère cousine, si je puis contribuer à votre mariage avec M. de Mondoville ; les tiens du sang qui nous unissent me donnent le droit de vous servir, et je le réclame avec instance. Si je mourais, vous succéderiez naturellement à la moitié de ma fortune : me serait-il refusé de disposer d’une portion de mes biens pendant ma vie, comme les lois en disposeraient après ma mort ? À vingt et un ans, convenez qu’il serait ridicule d’offrir mon héritage à vous qui en avez dix-huit ! Je vous parle donc des droits de succession, seulement pour vous faire sentir que vous ne pouvez considérer le don de la terre d’Andelys comme un service embarrassant à recevoir et dont votre délicatesse doive s’alarmer.
M. d’Albémar m’a comblée de tant de biens en mourant, que j’éprouverais le besoin d’y associer une personne de sa famille, quand cette personne, ma compagne depuis trois ans, ne serait pas la fille de madame de Vernon, de la femme du monde dont l’esprit et les manières m’attachent et me captivent le plus. Vous savez que la sœur de mon mari, Louise d’Albémar, est mon amie intime ; elle a confirmé avec joie les dons que M. d’Albémar m’avait faits. Retirée dans un couvent à Montpellier, ses goûts sont plus que satisfaits par la fortune qu’elle possède ; je suis donc libre et parfaitement libre de vous assurer vingt mille livres déroute, et je le fais avec un sentiment de bonheur que vous ne voudrez pas me ravir.
En vous donnant la terre d’Andelys, il me restera encore cinquante mille livres de revenu ; j’ai presque honte d’avoir l’air de la générosité quand je ne dérange en rien les habitudes de ma vie. Ce sont ces habitudes qui rendent la fortune nécessaire : dès que l’on n’est pas obligé d’éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de leur sort sur notre bienveillance, ou d’exciter la pitié des supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d’exister, l’on est à l’abri de toutes les peines que peut faire éprouver la diminution de la fortune. D’ailleurs je ne crois pas que je me fixe à Paris ; depuis près d’un an que j’y habite, je n’y ai pas formé une seule relation qui puisse me faire oublier les amis de mon enfance : ces véritables amis sont gravés dans mon cœur avec des traits si chers et si sacrés, que toutes les nouvelles connaissances que je fais laissent à peine des traces à côté de ces profonds souvenirs. Je n’aime ici que votre mère : sans elle je ne serais point venue à Paris, et je n’aspire qu’à la ramener en Languedoc avec moi : j’ai pris, depuis que j’existe, l’habitude d’être aimée, et les louanges qu’on veut bien m’accorder ici laissent au fond de mon cœur un sentiment de froideur et d’indifférence qu’aucune jouissance de l’amour-propre n’a pu changer entièrement ; je crois donc que, malgré mon goût pour la société de Paris, je retirerai ma vie et mon cœur de ce tumulte où l’on finit toujours par recevoir quelques blessures, qui vous l’ont mal ensuite dans la retraite.
J’entre dans ces détails avec vous, ma chère cousine, pour que vous soyez bien convaincue que j’ai beaucoup plus de fortune qu’il n’en faut pour la vie que je veux mener. C’est à regret que je me condamne à rechercher tous les arguments imaginables pour vous faire accepter un don qui devrait s’offrir et se recevoir avec le même mouvement ; mais les différences de caractère et d’opinion qui peuvent exister entre nous m’ont fait craindre de rencontrer quelques obstacles aux projets que nous avons arrêtés votre mère et moi : j’ai donc voulu que vous sussiez tout ce qui peut vous tranquilliser sur un service auquel vous paraissiez attacher beaucoup trop d’importance ; il n’entraîne point avec lui une reconnaissance qui doive vous imposer de la gêne ; et si tout ce que je viens de vous dire ne suffit pas pour vous le prouver, je vous répéterai que mon amitié pour votre mère est si vive, si dévouée, qu’il vous suffirait d’être sa fille pour que je fisse pour vous, quand même je ne vous connaîtrais pas, tout ce qui est en mon pouvoir. Mais c’est assez parler de ce service ; assurément je ne vous en aurais pas entretenue si longtemps si je n’avais aperçu que vous aviez une répugnance secrète pour la proposition que je vous faisais.
Il se peut aussi que vous soyez blessée des conditions que madame de Mondoville a mises à votre mariage avec son fils. N’oubliez pas cependant, ma chère Mathilde, qu’elle ne vous a connue que pendant votre enfance, puisqu’elle n’a pas quitté l’Espagne depuis dix ans ; et songez surtout que son fils ne vous a jamais vue. Madame de Mondoville aime votre mère, et désire s’allier avec votre famille ; mais vous savez combien elle met d’importance à tout ce qui peut ajouter à la considération des siens ; elle veut que sa belle-fille ait de la fortune, comme un moyen d’établir une distance de plus entre son fils et les autres hommes. Elle a de la générosité et de l’élévation, mais aussi de la hauteur et de l’orgueil ; ses manières, dit-on, sont très simples et son caractère très arrogant. Née en Espagne, d’une famille attachée aux antiques mœurs de ce pays, elle a vécu longtemps en France avec son mari, et elle y a appris l’art de revêtir ses défauts de formes aimables qui subjuguent ceux qui l’entourent. Tout ce que l’on raconte de Léonce de Mondoville me persuade que vous serez parfaitement heureuse avec lui ; mais je crois que madame de Mondoville, malgré les inconvénients de son caractère, a beaucoup d’ascendant sur son fils. J’ai souvent remarqué que c’est par ses défauts que l’on gouverne ceux dont on est aimé ; ils veulent les ménager, ils craignent de les irriter, ils finissent par s’y soumettre, tandis que les qualités dont le principal avantage est de rendre la vie facile sont souvent oubliées, et ne donnent point de pouvoir sur les autres.
Ces diverses réflexions ne doivent en rien vous détourner du mariage le plus brillant et le plus avantageux ; mais elles ont pour but de vous faire sentir la nécessité de remplir toutes les Conditions que demande ou que désire madame de Mondoville. Il ho faut pas que vous entriez dans une telle famille avec une infériorité quelconque ; il faut que madame de Mondoville soit convaincue qu’elle a fait pour son fils un mariage très convenable, afin que tous les égards que vous aurez pour elle la flattent davantage encore. Plus vous serez indépendante par votre fortune, plus il vous sera doux d’être asservie par vos sentiments et vos devoirs.
Oubliez donc, ma chère Mathilde, les petites altercations que nous avons eues quelquefois ensemble, et réunissons nos cœurs par les affections qui nous sont communes, par l’attachement que nous ressentons toutes les deux pour votre aimable mère.
DELPHINE D’ALBÉMAR.