LETTRE XVIII - Léonce à M. Barton

1419 Words
LETTRE XVIII Léonce à M. BartonBayonne, 17 mai 1790. Je crains, mon cher ami, que vous ne soyez déjà parti sur la nouvelle de mon accident et lorsque, vous aurez su que j’avais témoigné le désir de vous voir. J’aurais dû vous épargner la fatigue d’un tel voyage ; mais vous pardonnerez à votre élève le besoin qu’il avait de vous dire adieu au moment de mourir. Si vous êtes encore à Paris, attendez-moi ; je serai en état de voyager sous peu de jours. On me défend de parler, de peur que mes blessures à la poitrine ne se rouvrent ; j’ai du temps au moins pour vous écrire tout ce qui tient à l’évènement dont vous devez seul connaître le secret. Je sais quel est le furieux qui a voulu m’assassiner et qui m’a attaqué, ayant pour second son domestique, sans me laisser aucun moyen de me défendre. Il m’a dit avec fureur en me poignardant : Je venge ma sœur déshonorée. J’aurais nommé l’auteur de cette action infâme, si les motifs qui l’ont irrité contre moi ne méritaient une sorte d’indulgence : vous les savez, ces motifs, et vous devinez mon assassin. Mon cousin, en se soumettant à mes conseils, les a suivis néanmoins de la manière du monde la plus faible et la plus inconséquente ; il m’a prouvé qu’il ne faut jamais faire agir un homme dans un sens différent de son caractère. La nature place des remèdes à côté de tous les maux : l’homme faible ne hasarde rien ; l’homme fort soutient tout ce qu’il avance ; mais l’homme faible, conseillé par l’homme fort, marche pour ainsi dire par saccades, entreprend plus qu’il ne peut, se donne des défis à lui-même, exagère ce qu’il ne sait pas imiter, et tombe dans les fautes les plus disparates : il réunit les inconvénients des caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers avantages. Charles de Mondoville a laissé pénétrer à la famille de mademoiselle de Sorane qu’il suivait mes avis presque malgré lui : c’est ainsi qu’il a dirigé sur moi toute, leur haine. M. de Sorane a été obligé de faire faire un très mauvais mariage à sa sœur, pour étouffer le plus promptement possible l’éclat de son aventure. La crainte de ce même éclat l’a empêché de se battre avec moi ; il a regardé l’assassinat comme une vengeance plus obscure et plus certaine, et il avait imaginé sans doute que si j’étais tué dans les montagnes des Pyrénées, on attribuerait ma mort à des voleurs français ou espagnols qui sont en assez grand nombre sur les frontières des deux pays. Si je ne savais pas que M. de Sorane a été réellement très malheureux de la honte de sa sœur, s’il n’avait pas raison de m’accuser de la résistance de mon cousin à ses désirs, je livrais son crime à Injustice des lois. Mais, m’étant vu forcé, par un concours funeste de circonstances, à sacrifier la réputation de mademoiselle de Sorane à l’honneur de ma famille, j’ai cru devoir taire le nom d’un homme qui n’était devenu mon assassin que pour venger sa sœur. Sa haine contre moi était naturelle ; le mal que je lui avais fait tenait peut-être à un défaut de mon caractère : vous m’avez souvent dit que l’opinion avait trop d’empire sur moi. S’il est vrai que M. de Sorane ait réellement à se plaindre de ma conduite, je lui dois le secret sur un crime que j’ai provoqué : je le lui ai gardé ; il vous sera sacre ; comme à moi-même. Mais je le prévois, mon cher Barton, tremblant encore du danger que j’ai couru, vous aurez une aimable colère contre votre élève, pour avoir exposé si légèrement cette vie dont vous et ma mère daignez avoir besoin. Cette pensée m’est venue, non sans quelques regrets, lorsque je me croyais près de mourir. Peut-être aurais-je pu laisser mon parent à lui-même, quoiqu’il fût de mon sang, quoiqu’il portât mon nom ; mais, je vous le demande, à vous qui avez bien plus de modération que moi dans votre manière de juger, et qui n’attachez pas autant d’importance à ce qu’on peut dire dans le monde, si je m’étais trouvé dans la même position que Charles de Mondoville, n’auriez-vous pas été le premier à me détourner d’épouser une femme généralement mésestimée, quand même je l’aurais aimée ? Pendant les jours que je viens de passer entre la vie et la mort, j’ai réfléchi beaucoup à ce que vous m’avez constamment dit sur la nécessité de ne soumettre sa conduite qu’au témoignage de sa conscience et de sa raison. Vous êtes chrétien et philosophe tout à la fois ; vous vous confiez en Dieu, et vous comptez pour rien les injustices des hommes. J’ai peu de disposition, vous le savez, à aucun genre de croyance religieuse, et moins encore à la patience et à la résignation que la foi, dit-on, doit nous inspirer. Quoique j’aie reçu, grâce à vous, une éducation éclairée, cependant une sorte d’instinct militaire, des préjugés, si vous le voulez, mais les préjugés dénies aïeux, ceux qui conviennent si parfaitement à la fierté et à l’impétuosité de mon âme, sont les mobiles les plus puissants de toutes les actions de ma vie. Mon front se couvre de sueur quand je me figure un instant que, même à cent lieues de moi, un homme quelconque pourrait se permettre de prononcer mon nom ou celui des miens avec peu d’égards, et que je ne serais pas là pour m’en venger. La plupart des hommes, dites-vous, ne méritent pas qu’on attache le moindre prix à leurs discours. Leur haine peut n’être rien, mais leur insulte est toujours quelque chose ; ils s’égalent à vous ; ils font plus, ils se croient vos supérieurs quand ils vous calomnient : faut-il leur laisser goûter en paix cet insolent plaisir ? Avez-vous d’ailleurs réfléchi sur la rapidité avec laquelle un homme peut se déconsidérer sans retour ? S’il est indifférent aux premiers mots qu’on hasarde sur lui, si sa délicatesse supporte le plus léger nuage, quel sentiment l’avertira que c’en est trop ? D’abord de faux bruits circuleront, et ils s’établiront bientôt après comme vrais dans la tête de ceux qui ne le connaissent pas ; alors il s’en irritera, mais trop tard. Quand il se hâterait de chercher vingt occasions de duel, des traits de courage désordonnés rétabliront-ils la réputation de son caractère ? Tous ces efforts, tous ces mouvements présentent l’idée de l’agitation, et l’on ne respecte point celui qui s’agite : le calme seul est imposant. On ne peut reconquérir en un jour ce qui est l’ouvrage du temps ; et néanmoins la colère, ne vous permettant pas le repos, vous rend incapable de trouver ou d’attendre le remède à votre malheur. Je ne sais ce qui peut nous être réservé dans un autre monde ; mais l’enfer de celui-ci, pour un homme qui a de la fierté, c’est d’avoir à supporter la moindre altération de cette intacte renommée d’honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie. J’ai cessé de combattre en moi ces sentiments, je les ai reconnus pour invincibles ; toutefois, s’ils pouvaient jamais se trouver en opposition avec la véritable morale, j’en triompherais, du moins je le crois, et c’est à vos leçons, mon cher maître, que je dois cet espoir ; mais, dans toutes les résolutions, qui ne regardent que moi seul, j’aurais tort de vouloir lutter contre un défaut que je ne puis braver qu’en sacrifiant ton mon bonheur. Il vaut mieux exposer mille fois sa vie que de l’aire souffrir son caractère. J’ose croire que je ne rends pas malheureux ce qui m’entoure : pourquoi donc voudrais-je me tourmenter par des efforts peut-être inutiles, et sûrement très douloureux ? La considération que je veux obtenir dans le monde ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui m’aime ? Un homme n’est-il pas le protecteur de sa mère, de sa sœur, et surtout de sa femme ? Ne faut-il pas qu’il donne à la compagne de sa vie l’exemple de ce respect pour l’opinion qu’il doit à son tour exiger d’elle ? Savez-vous pourquoi, jusqu’à présent, je me suis défendu contre l’amour, quoique je sentisse bien avec quelle violence il pourrait s’emparer de moi ? C’est que j’ai craint d’aimer une femme qui ne fût point d’accord avec moi sur l’importance que j’attache à l’opinion, et dont le charme m’entraînât, quoique sa manière de penser me fît souffrir. J’ai peur d’être déchiré par deux puissances égales : un cœur sensible et passionné, un caractère fier et irritable. Ma mère a peut-être raison, mon cher Barton, en me faisant épouser une personne qui n’exercera pas un grand empire sur moi, mais dont la conduite est dirigée par les principes les plus sévères. Cependant, hélas ! je vais donc, à vingt-cinq ans, renoncer pour toujours à l’espoir de m’unir à la femme que j’aimerais, à celle qui comblerait le vide de mon cœur par toutes les délices d’une affection mutuelle ! Non, la vie n’est pas cet enchantement que mon imagination a rêvé quelquefois ; elle offre raille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent : il faut marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se garantir du blâme en renonçant au bonheur. Après avoir lu cette lettre, serez-vous content de moi, mon cher maître ? Songez cependant avec quelque plaisir que votre élève n’a pas une pensée secrète pour vous, et que vos conseils lui seront toujours nécessaires.
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