LETTRE XIX - Delphine à mademoiselle d’Albémar

804 Words
LETTRE XIX Delphine à mademoiselle d’AlbémarCe 27 mai. J’ai relu plusieurs fois la lettre où Léonce peint son propre caractère avec la vérité la plus parfaite ; vous n’avez pas conclu, je l’espère, de quelques lignes que je vous écrivis dans le premier moment, que mon estime pour M. de Mondoville fût le moins du monde altérée ? Non, assurément, rien de pareil n’est vrai ; sa lettre à M. Barton indique, au contraire, des qualités rares et une grande supériorité d’esprit : mais ce qui m’a frappée comme une lumière subite, c’est l’étonnant contraste de nos caractères. Il soumet les actions les plus importantes de sa vie à l’opinion ; moi, je pourrais à peine consentir à ce qu’elle influât sur ma décision dans les plus petites circonstances : les idées religieuses ne sont rien pour lui ; cela doit être ainsi, puisque l’honneur du monde est tout. Quant à moi, vous le savez, grâce à l’heureuse, éducation que, vous et votre frère m’avez donnée, c’est de mon Dieu et de mon propre cœur que je fais dépendre ma conduite. Loin de chercher les suffrages du plus grand nombre, par les ménagements nécessaires pour se les concilier, je serais presque tentée de croire que l’approbation des hommes flétrit un peu ce qu’il y a de plus pur dans la vertu, et que le plaisir qu’on pourrait prendre à cette approbation finirait par gâter les mouvements simples et irréfléchis d’une bonne nature. Sans doute, à travers l’irritabilité de Léonce sur tout ce qui tient à l’opinion, il est impossible de ne pas reconnaître, en lui une âme vraiment sensible : néanmoins ne regrettez plus, ma sœur, ses engagements avec Mathilde ; réjouissez-vous au contraire de ce qu’il ne sera jamais rien pour moi : les oppositions qui existent dans nos manières d’être sont précisément celles qui rendraient profondément malheureux deux êtres qui s’aimeraient, sans les détacher l’un de l’autre. Il me serait impossible, quelle que lut ma résolution à cet égard, de veiller assez sur toutes mes actions pour qu’elles ne prêtassent point aux fausses interprétations de la société ; et que ne souffrirais-je pas si celui que j’aimerais ne supportait pas sans douleur le mal que l’on pourrait dire de moi ; si j’étais obligée de redouter le jugement des indifférents, à cause de leur influence sur l’objet qui me serait cher ; de craindre toutes les calomnies parce qu’il souffrirait de toutes, et de me courber devant l’opinion parce que j’aimerais un homme qui serait son premier esclave ! Non, Léonce, ma chère Louise, ne convient pas à votre Delphine ; ah ! combien les sentiments de votre généreux frère, mon noble protecteur, répondaient mieux à mon cœur ! Il me répétait souvent qu’une âme bien née n’avait qu’un seul principe à observer dans le monde : faire toujours du bien aux autres et jamais de mal. Qu’importe à celle qui croit à la protection de l’Être suprême et vit en sa présence, à celle qui possède un caractère élevé et jouit en elle-même du sentiment de la vertu ; que lui importent, me disait M. d’Albémar, les discours des hommes ? elle obtient leur estime tôt ou tard, car c’est de la vérité que l’opinion publique relève en dernier ressort ; mais il faut savoir mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise et l’envie excitent contre les êtres distingués. Il ajoutait, j’en conviens, que cette indépendance, cette philosophie de principes, convenait peut-être mieux encore à un homme qu’à une femme ; mais il croyait aussi que les femmes étant bien plus exposées que les hommes à se voir mal jugées, il fallait d’avance fortifier leur âme contre ce malheur. La crainte de l’opinion rend tant de femmes dissimulées, que, pour ne point exposer la sincérité de mon caractère, M. d’Albémar travaillait de tout son pouvoir à m’affranchir de ce joug. Il y a réussi ; je ne redoute rien sur la terre que le reproche juste de mon cœur, ou le reproche injuste de mes amis ; mais que l’opinion publique me recherche ou m’abandonne, elle ne pourra jamais rien sur ces jouissances de l’âme et de la pensée, qui m’occupent et m’absorbent tout entière. Je porte en moi-même un espoir consolateur qui se renouvellera toujours tant que je pourrai regarder le ciel et sentir mon cœur battre pour la véritable gloire et la parfaite bonté. Ce bonheur ou ce calme dont je jouis, que deviendraient-ils néanmoins, si, par un renversement bizarre, c’était moi, faible femme, moi dont la destinée réclame un soutien, qui savait mépriser l’opinion des hommes, tandis que l’être fort, celui qui doit me guider, celui qui doit me servir d’appui, aurait horreur du moindre blâme ? Vainement je tâcherais de me conformer à tous ses désirs ; en adoptant une conduite qui ne me serait point naturelle, je n’éviterais pas d’y commettre des fautes, et notre vie, bientôt troublée, aurait peut-être un jour une funeste fin. Non, je ne veux point aimer Léonce ; quand il serait libre, je ne le voudrais point. J’ai eu besoin de me le répéter, de relire sa lettre, de détruire par de longues réflexions l’impression que m’avait faite le danger qu’il vient de courir ; mais j’y suis parvenue : mon âme s’est affermie, et je puis le revoir maintenant avec le plus grand calme et la plus ferme résolution de ne considérer désormais en lui que l’époux de Mathilde.
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