(Didi)
Crac.
Je regarde sans émotion mon chef de Famille alors que le corps sans vie s’effondre devant moi.
Ma main, mon bras et le côté droit de mon visage ont reçu le jet de sang de ma victime au moment où j’ai retiré la lame.
Je n’ai eu besoin de planter mon couteau qu’une seule fois. Ce geste chirurgical, répété un nombre incalculable de fois depuis ma plus tendre enfance, est la raison pour laquelle je hais ce que je redeviens aussitôt que je rentre à la maison.
Tendre enfance ?
Laissez-moi rire.
L’enfance des Bonani n’a jamais rien eu de tendre.
Je suis entrée pile au moment où cet homme menaçait mon Don. Et, mon corps a réagi par pur automatisme. Lui et moi échangeons un regard où nous pouvons lire le respect l’un pour l’autre. Nous avons la même couleur de cheveux châtain foncé et les mêmes lèvres. La seule différence étant que j’ai hérité de la couleur des yeux verts de notre mère contrairement à lui.
« Tiens tiens, ma petite sœur prodige est enfin de retour à la maison », me dit-il en se levant de son fauteuil pour me prendre dans ses bras.
« Vincenzo », murmuré-je en fermant les yeux. Je prends une profonde inspiration en sentant son parfum et je sais à cet instant précis que je suis enfin de retour chez moi. « Tu m’as manqué », lui avoué-je en faisant un pas en arrière.
Vincenzo a une sorte de spasme à la commissure de sa lèvre et je sais que c’est sa manière à lui de me sourire :
« Je dois t’avouer que tu nous as tous impressionné lorsque nous avons reçu le virement bancaire, Didi », puis il fronce les sourcils et se penche pour que nos yeux se retrouvent à la même hauteur. « Tu as l’air épuisée. »
J’enroule mon bras autour du sien et je le tire vers l’extérieur de son bureau :
« Tu le serais aussi si tu avais passé les douze dernières années à racheter ta liberté. Il y avait-il suffisamment pour que Salvatore, Terzo et toi acceptiez enfin de me laisser tranquille ? »
Vincenzo se met à rire doucement avant de se tourner pour que sa main enserre fermement mon bras :
« Ne plaisante pas avec ça, Didi. On va te foutre la paix et l'on ne t’emmerdera pas avec des histoires de mariage arrangé. Mais, ça ne veut pas dire que tu n’es plus notre petite sœur. J’ai toléré ton absence, car tu continuais de travailler pour la Famille en Europe. Ça ne veut pas dire que je te laisserai faire n’importe quoi maintenant que tu es de retour. »
Je ne bouge pas d’un millimètre, parce que je sais déjà que demain matin, mon bras portera la trace des doigts de l’ainé de mes frères sur mon bras.
« Je ne ferai jamais n’importe quoi. D’ailleurs, papy a bien dû te prévenir. Je commence à la Trattoria dès demain. Il a bien entendu que je ne souhaite plus — travailler avec vous, mais il veut garder un œil sur moi. Est-ce que cela te convient aussi, Vincenzo ? »
« Ton passe-temps ridicule de pâtissière est toujours d’actualité ? », me demande-t-il sans aucune émotion.
« Oui. J’ai profité d’être en Europe pour me former. Papy a hâte que je commence. Il m’a rendu visite il y a cinq ans et a pu goûter une de mes pâtisseries. »
Mon grand frère lâche enfin mon bras et pose une main sur le sommet de ma tête pour me secouer les cheveux :
« Dio ! Didi, si tu avais commencé par là, tu n’aurais pas eu à rester si longtemps en Europe. Ce vieillard est tellement difficile et buté comme une tête de mule ! C’est que tu as peut-être du talent en fin de compte. »
Le cri d’une des femmes de ménage de la villa nous fait tourner la tête sur le côté.
Elle court dans ma direction en me tendant une serviette propre :
« Mademoiselle Andrea, vous vous êtes blessée ? », me demande-t-elle sous la panique.
Vincenzo et moi la regardons sans aucune expression.
Ce n’est pas que nous sommes incapables de montrer nos émotions, c’est juste que c’est un trait de famille des Bonani. Nous sommes absolument inexpressifs. C’est, je crois, une qualité lorsque vous grandissez dans une famille de tueurs à gage.
« Non. Je ne pensais pas que quelqu’un me reconnaîtrait au bout de tant d’années », réponds-je simplement en attrapant la serviette pour m’essuyer. « Un rat se trouvait dans le bureau de Vincenzo. Je n’ai pas pu m’empêcher de m’en occuper. Il faudra nettoyer d’ailleurs. » Je lève la tête pour faire face à Vincenzo et je pousse un profond soupir : « Est-ce que je peux aller prendre une douche et dormir ? »
Il hoche la tête et pose, encore une fois, sa main sur ma tête.
« C’est bon de te revoir à la maison, Didi », finit-il par dire quand j’ai le dos tourné.
Accroche-toi Vincenzo, demain, je ferai en sorte que papy me sorte de cette maison.
Il ne me manque plus qu'à réunir une somme suffisante pour louer mon propre chez-moi.
*
« La Madonna ! Notre Didi est enfin là ! », s’exclame bruyamment Papy lorsque j’entre dans la Trattoria Andrea.
Oui, j’ai le nom de son restaurant. Ou du moins, il a changé le nom de son établissement le jour où je suis venue au monde et qu’il a su le nom que l'on avait choisi pour moi.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les hommes de la Famille m’appellent Didi. Andrea est un prénom masculin en Italie, mais l’ironie plaisait à ma mère lorsqu’elle a su qu’en France, il s’agissait d’un prénom attribué aux filles.
Mon grand-père, Dino, était le Don en charge avant Vincenzo. Lorsque notre père a annoncé qu’il refusait de prendre la charge de Don, papy a demandé à mes frères lequel serait intéressé de prendre la tête de la Famille Bonani. Vincenzo fut l’héritier tout désigné. Salvatore et Terzo ont toujours préféré le terrain et ne pouvaient pas s’imaginer devoir rester enfermés dans un bureau durant de longues heures. Et, puis, nous le savons tous, Vincenzo adore être la cible d’assassins et les laisse volontairement s’approcher de lui. Il dit qu’il n’y a rien de plus excitant au monde que de voir le moment où ils comprennent qu’il s’est joué d’eux.
« Écoute un peu, gattina mia (mon petit chat*). Je viens d’avoir un coup de fil de Alvize. Son cuisinier en chef est malade, ça te ferait plaisir de prendre la relève ce soir pour le dépanner ? »
Papy me sourit, car il peut voir une lumière s’allumer au fond de mes yeux.
Il n’y a que deux choses dans ce triste monde qui peuvent me rendre expressive : la nourriture et Santo Ganovese.
Je suis folle de lui depuis la première mission où j’ai dû l’accompagner à mes seize ans.
Premier meurtre lucratif et premier coup de foudre pour moi.
Peut-être est-ce à cause de la tenue que les Bonani portent lorsqu’ils partent en mission, ou mon prénom, ou encore ma coupe de cheveux à la garçonne de l’époque, mais Santo a toujours cru que j’étais un garçon.
J’ai continué à espérer jusqu’à mes dix-neuf ans qu’il remarquerait enfin que j’étais une fille. J’avais même fait exprès, pour les dix-sept ans de Lucia, de faire un effort et être plus féminine. Cependant, Don Elio l’a envoyé en mission ce jour-là ; et j’ai dû partir pour l’Europe quelque temps après.
Aujourd’hui, j'ai trente-et-un ans et je sais que Santo Ganovese restera à jamais mon premier amour de jeunesse. Il doit avoir trente-cinq ans aujourd’hui et je suppose qu’il doit être marié à la femme qu’il aime et qu’elle lui aura donné la famille parfaite dont il aura toujours rêvé.
« Bien sûr que oui, Papy ! Tu sais quel type de clientèle je vais devoir servir ? », demandé-je avec enthousiasme.
« Tu vas servir les V.V.I.P, gattina mia. Tu crois que tu pourras relever le défi ? »
Je fais un sourire à mon grand-père avant de lui demander les coordonnées du lieu.