CHAPITRE IX
Histoire de l’Amante invisibleDom Carlos d’Aragon était un jeune gentilhomme de la maison dont il portait le nom. Il fit des merveilles de sa personne dans les spectacles publics que le vice-roi de Naples donna au peuple, aux noces de Philippe second, troisième ou quatrième, car je ne sais pas lequel. Le lendemain d’une course de bague dont il avait remporté l’honneur, le vice-roi permit aux dames déguisées d’aller par la ville, et de porter des masques à la française, pour la commodité des étrangers que ces réjouissances avaient attirés dans la ville. Ce jour-là dom Carlos s’habilla le mieux qu’il put, et se trouva avec quantité d’autres tyrans des cœurs dans l’église de la galanterie. On profane les églises en ces pays-là aussi bien qu’au nôtre, et le temple de Dieu sert de rendez-vous aux godelureaux et aux coquettes, à la honte de ceux qui ont la maudite ambition d’achalander leurs églises, et de s’ôter la pratique les uns aux autres : on y devrait donner ordre, et établir des chasse-godelureaux et des chasse-coquettes dans les églises, comme des chasse-chiens et des chasse-chiennes. On dira ici de quoi je me mêle ; vraiment on en verra bien d’autres. Sache le s*t qui s’en scandalise que tout homme est s*t en ce bas monde, aussi bien que menteur, les uns plus, les autres moins ; et moi qui vous parle, peut-être plus s*t que les autres, quoique j’ai plus de franchise à l’avouer, et que mon livre n’étant qu’un ramas de sottises, j’espère que chaque s*t y trouvera un petit caractère de ce qu’il est, s’il n’est trop aveuglé de l’amour-propre. Dom Carlos donc, pour reprendre mon conte, était dans une église avec quantité d’autres gentilshommes italiens et espagnols, qui se miraient dans leurs belles plumes comme des paons, lorsque trois dames masquées l’accostèrent au milieu de tous ces Cupidons déchaînés ; l’une desquelles lui dit ceci, ou quelque chose d’approchant : Seigneur dom Carlos, il y a une dame en cette ville à qui vous êtes bien obligé ; dans tous les combats de barrière et toutes les courses de bague, elle vous a souhaité d’en remporter l’honneur, comme vous avez fait. Ce que je trouve de plus avantageux en ce que vous me dites, répondit dom Carlos, c’est que je l’apprends de vous qui paraissez une dame de mérite ; et je vous avoue que, si j’eusse espéré que quelque dame se fût déclarée pour moi, j’aurais apporté plus de soin que je n’ai fait à mériter son approbation. La dame inconnue lui dit qu’il n’avait rien oublié de tout ce qui pouvait le faire paraître un des plus adroits hommes du monde, mais qu’il avait fait voir par ses livrées de noir et de blanc qu’il n’était point amoureux. Je n’ai jamais bien su ce que signifiaient les couleurs, répondit dom Carlos ; mais je sais bien que c’est moins par insensibilité que je n’aime point, que par la connaissance que j’ai que je ne mérite pas d’être aimé. Ils se dirent encore cent belles choses, que je ne vous dirai point, parce que je ne les sais pas, et que je n’ai garde de vous en composer d’autres, de peur de faire tort à dom Carlos et à la dame inconnue, qui avaient bien plus d’esprit que je n’en ai, comme je l’ai su depuis peu d’un honnête Napolitain qui les a connus l’un et l’autre. Tant y a que la dame masquée déclara à dom Carlos que c’était elle qui avait eu de l’inclination pour lui. Il demanda à la voir ; elle lui dit qu’il n’en était pas encore là, qu’elle en chercherait les occasions, et que, pour lui témoigner qu’elle ne craignait point de se trouver avec lui seul à seul, elle lui donnait un gage. En disant cela, elle découvrit à l’Espagnol la plus belle main du monde, et lui présenta une bague qu’il reçut, si surpris de l’aventure, qu’il oublia presque lui à faire la révérence lorsqu’elle le quitta. Les autres gentilshommes, qui s’étaient éloignés de lui par discrétion, s’en approchèrent. Il leur conta ce qui lui était arrivé, et leur montra la bague, qui était d’un prix assez considérable. Chacun dit là-dessus ce qu’il en croyait, et dom Carlos demeura aussi piqué de la dame inconnue que s’il l’eût vue au visage, tant l’esprit a de pouvoir sur ceux qui en ont. Il fut bien huit jours sans avoir des nouvelles de la dame, et je n’ai jamais su s’il s’en inquiéta fort. Cependant il allait tous les jours se divertir chez un capitaine d’infanterie, où plusieurs hommes de condition s’assemblaient souvent pour jouer. Un soir, qu’il n’avait point joué et qu’il se retirait de meilleure heure qu’il n’avait accoutumée, il fut appelé par son nom d’une chambre basse d’une grande maison. Il s’approcha de la fenêtre, qui était grillée, et reconnut à la voix que c’était son amante invisible, qui lui dit d’abord : Approchez-vous, dom Carlos, je vous attends ici pour vider le différend que nous avons ensemble. Vous n’êtes qu’une fanfaronne, lui dit dom Carlos ; vous défiez avec insolence, et vous vous cachez huit jours pour ne paraître qu’à une fenêtre grillée. Nous nous verrons de plus près quand il en sera temps, lui dit-elle : ce n’est point faute de cœur que j’ai différé de me trouver avec vous ; j’ai voulu vous connaître avant de me laisser voir. Vous savez que dans les combats assignés il se faut battre avec des armes pareilles : si votre cœur n’était pas aussi libre que le mien, vous vous battriez avec avantage ; et c’est pour cela que j’ai voulu m’informer de vous. Et qu’avez-vous appris de moi ? lui dit dom Carlos. Que nous sommes assez l’un pour l’autre, répondit la dame invisible. Dom Carlos lui dit que la chose n’était pas égale ; car, ajouta-t-il, vous me voyez et savez qui je suis : moi, je ne vous vois point, et ne sais qui vous êtes. Quel jugement pensez-vous que je puisse faire du soin que vous apportez à vous cacher ? On ne se cache guère quand on n’a que de bons desseins, et on peut aisément tromper une personne qui ne se tient pas sur ses gardes ; mais on ne la trompe pas deux fois. Si vous vous servez de moi pour donner de la jalousie à un autre, je vous avertis que je n’y suis pas propre, et que vous ne devez pas vous servir de moi à autre chose qu’à vous aimer. Avez-vous assez fait de jugements téméraires ? lui dit l’invisible. Ils ne sont pas sans apparence, répondit dom Carlos. Sachez, lui dit-elle, que je suis très véritable, que vous me reconnaîtrez telle dans tous les procédés que nous aurons ensemble, et que je veux que vous le soyez aussi. Cela est juste, lui dit dom Carlos, mais il est juste aussi que je vous voie, et que je sache qui vous êtes. Vous le saurez bientôt, lui dit l’invisible, et cependant espérez sans impatience ; c’est par là que vous pouvez mériter ce que vous prétendez de moi, qui vous assure (afin que votre galanterie ne soit pas sans fondement et sans espoir de récompense) que je vous égale en condition, et que j’ai assez de bien pour vous faire vivre avec autant d’éclat que le plus grand prince du royaume ; que je suis jeune, que je suis plus belle que laide ; et, pour de l’esprit, vous en avez trop pour n’avoir pas découvert si j’en ai ou non. Elle se retira en achevant ces paroles, laissant dom Carlos la bouche ouverte et prêt à répondre, si surpris de sa brusque déclaration, si amoureux d’une personne qu’il ne voyait point, et si embarrassé de ce procédé étrange qui pouvait aller à quelque tromperie, que sans sortir de place il fut un grand quart d’heure à faire divers jugements sur une aventure si extraordinaire. Il savait bien qu’il y avait plusieurs princesses et dames de condition dans Naples, mais il savait aussi qu’il y avait force courtisanes affamées, fort âpres après les étrangers, grandes friponnes, et d’autant plus dangereuses, qu’elles étaient belles. Je ne vous dirai point exactement s’il avait soupé, et s’il se coucha sans manger, comme font quelques faiseurs de romans qui règlent toutes les heures du jour de leurs héros, les font lever de bon matin, conter leur histoire jusqu’à l’heure du dîner, dîner fort légèrement, et après dîner reprendre leur histoire ou s’enfoncer dans un bois pour y parler tout seuls, si ce n’est quand ils ont quelque chose à dire aux arbres et aux rochers ; à l’heure du souper, se trouver à point nommé dans le lieu où l’on mange, où ils soupirent et rêvent au lieu de manger, et puis s’en vont faire des châteaux en Espagne sur quelque terrasse qui regarde la mer, tandis qu’un écuyer révèle que son maître est un tel, fils d’un roi tel, et qu’il n’y a pas un meilleur prince au monde ; que, quoiqu’il soit alors le plus beau des mortels, il était encore tout autre chose avant que l’amour l’eût défiguré. Pour revenir à mon histoire, dom Carlos se trouva le lendemain à son poste. L’invisible était déjà au sien. Elle lui demanda s’il n’avait pas été bien embarrassé de la conversation passée, et s’il n’était pas vrai qu’il avait douté de tout ce qu’elle avait dit. Dom Carlos, sans répondre à sa demande, la pria de lui dire quel danger il y avait pour elle à ne se montrer point, puisque les choses étaient égales de part et d’autre, et que leur galanterie ne se proposait qu’une fin qui serait approuvée de tout le monde. Le danger est tout entier, comme vous le saurez avec le temps, lui dit l’invisible ; contentez-vous, encore un coup, que je sois véritable, et que dans la relation que je vous ai faite de moi-même, j’ai été très modeste. Dom Carlos ne la pressa pas davantage. Leur conversation dura encore quelque temps ; ils s’entredonnèrent de l’amour encore plus qu’ils n’avaient fait, et se séparèrent avec promesse de part et d’autre de se trouver tous les jours à l’assignation. Le jour d’après il y eut grand bal chez le vice-roi. Dom Carlos espéra d’y reconnaître son invisible. Il tâcha cependant d’apprendre à qui était la maison où on lui donnait de si favorables audiences. Il apprit des voisins que la maison était à une vieille dame fort retirée, veuve d’un capitaine espagnol, et qu’elle n’avait ni filles ni nièces. Il demanda à la voir : elle lui fit dire que, depuis la mort de son mari, elle ne voyait personne ; ce qui l’embarrassa encore davantage. Dom Carlos se trouva le soir chez le vice-roi, où vous pouvez penser que l’assemblée fut fort belle. Il observa exactement toutes les dames de l’assemblée, cherchant qui pouvait être son inconnue. Il lia conversation avec celle qu’il put joindre, et n’y trouva pas ce qu’il cherchait. Enfin, il se tint à la fille d’un marquis de je ne sais quel marquisat ; car c’est la chose du monde dont je voudrais le moins jurer, dans un temps où tout le monde se marquise de soi-même, je veux dire de son chef. Elle était jeune et belle, et avait bien quelque chose du ton de voix de celle qu’il cherchait ; mais à la longue il trouva si peu de rapport entre son esprit et celui de son invisible, qu’il se repentit d’avoir en si peu de temps assez avancé ses affaires auprès de cette belle personne, pour pouvoir croire, sans se flatter, qu’il n’était pas mal avec elle. Ils dansèrent souvent ensemble ; et, le bal étant fini avec peu de satisfaction de la part de dom Carlos, il se sépara de sa captive, qu’il laissa toute glorieuse d’avoir occupé seule, et dans une si belle assemblée, un cavalier qui était envié de tous les hommes et estimé de toutes les femmes. À la sortie du bal il s’en fut à la hâte en son logis prendre des armes, et de son logis à sa fatale grille, qui n’en était pas fort éloignée. Sa dame, qui y était déjà, lui demanda des nouvelles du bal, quoiqu’elle y eût été. Il lui dit ingénument qu’il avait dansé plusieurs fois avec une fort belle personne, et qu’il l’avait entretenue tant que le bal avait duré. Elle lui fit là-dessus plusieurs questions qui découvrirent assez qu’elle était jalouse. Dom Carlos, de son côté, lui fit connaître qu’il avait scrupule de ce qu’elle ne s’était point trouvée au bal, et que cela le faisait douter de sa condition. Elle s’en aperçut ; et, pour lui remettre l’esprit en repos, jamais elle ne fut si charmante, et elle le favorisa autant qu’on le peut dans une conversation qui se fait au travers d’une grille, jusqu’à lui promettre qu’elle lui serait bientôt visible. Ils se séparèrent là-dessus, lui fort en doute s’il la devait croire, et elle un peu jalouse de la belle personne qu’il avait entretenue tant que le bal avait duré. Le lendemain, dom Carlos, étant allé à la messe en je ne sais quelle église, présenta de l’eau bénite à deux dames masquées qui en voulaient prendre en même temps que lui. La mieux vêtue de ces deux dames lui dit qu’elle ne recevait point de civilité d’une personne à qui elle voulait donner un éclaircissement. Si vous n’êtes point trop pressée, lui dit dom Carlos, vous pouvez vous satisfaire tout à l’heure. Suivez-moi donc dans la prochaine chapelle, lui répondit la dame inconnue. Elle s’y en alla la première, et dom Carlos la suivit, fort en doute si c’était sa dame, quoiqu’il la vît de même taille, parce qu’il trouvait quelque différence en leurs voix, celle-ci parlant un peu gras. Voici ce qu’elle lui dit, après s’être enfermée avec lui dans la chapelle : Toute la ville de Naples, seigneur dom Carlos, est pleine de la haute réputation que vous y avez acquise depuis le peu de temps que vous y êtes, et vous y passez pour un des plus honnêtes hommes du monde : on trouve seulement étrange que vous ne vous soyez point aperçu qu’il y a en cette ville des dames de condition et de mérite qui ont pour vous une estime particulière. Elles vous l’ont témoignée autant que la bienséance le peut permettre ; et, bien qu’elles souhaitent ardemment de vous le faire croire, elles aiment pourtant mieux que vous ne l’ayez pas reconnu par insensibilité, que si vous le dissimuliez par indifférence. Il y en a une entre autres de ma connaissance, qui vous estime assez pour vous avertir, au péril de tout ce qu’on en pourra dire, que vos aventures de nuit sont découvertes, que vous vous engagez imprudemment à aimer ce que vous ne connaissez point ; et puisque votre maîtresse se cache, qu’il faut qu’elle ait honte de vous aimer, ou peur de n’être pas assez aimable. Je ne doute point que votre amour de contemplation n’ait pour objet une dame de grande qualité et de beaucoup d’esprit, et qu’il ne se soit figuré une maîtresse tout adorable ; mais, seigneur dom Carlos, ne croyez pas votre imagination aux dépens de votre jugement ; défiez-vous d’une personne qui se cache et ne vous engagez pas plus avant dans ces conversations nocturnes. Mais pourquoi me déguiser davantage ? C’est moi qui suis jalouse de votre fantôme, qui trouve mauvais que vous lui parliez ; et, puisque je me suis déclarée, je vais si bien lui rompre tous ses desseins, que j’emporterai sur elle une victoire que j’ai droit de lui disputer, puisque je ne lui suis inférieure ni en beauté, ni en richesses, ni en qualité, ni en tout ce qui rend une personne aimable : profitez de l’avis si vous êtes sage. Elle s’en alla en disant ces dernières paroles, sans donner le temps à dom Carlos de lui répondre. Il voulut la suivre ; mais il trouva à la porte de l’église un homme de condition qui l’engagea dans une conversation qui dura assez longtemps, et dont il ne se put défendre. Il rêva le reste du jour à cette aventure, et soupçonna d’abord la demoiselle du bal d’être la dernière dame masquée qui lui était apparue : mais, se ressouvenant qu’elle lui avait fait voir beaucoup d’esprit, ce qu’il n’avait pas trouvé dans l’autre, il ne sut plus ce qu’il en devait croire, et souhaita presque de n’être point engagé avec son obscure maîtresse, pour se donner tout entier à celle qui venait de le quitter : mais enfin, venant à considérer qu’elle ne lui était pas plus connue que son invisible, de qui l’esprit l’avait charmé dans les conversations qu’il avait eues avec elle, il ne balança point dans le parti qu’il devait prendre, et ne se mit pas beaucoup en peine des menaces qu’on lui avait faites, n’étant pas homme à être poussé par là. Ce jour même il ne manqua pas de se trouver à sa grille à l’heure accoutumée, et il ne manqua pas non plus, au fort de la conversation qu’il eut avec son invisible, d’être saisi par quatre hommes masqués, assez forts pour le désarmer, et le porter presque à force de bras dans un carrosse qui les attendait au bout de la rue. Je laisse à penser au lecteur les injures qu’il leur dit, et les reproches qu’il leur fit de l’avoir pris à leur avantage. Il essaya même de les gagner par promesses ; mais, au lieu de les persuader, il ne les obligea qu’à prendre un peu plus garde à lui, et à lui ôter tout à fait l’espérance de pouvoir s’aider de son courage et de sa force. Cependant le carrosse allait toujours au grand trot de quatre chevaux ; il sortit de la ville, et, au bout d’une heure, il entra dans une superbe maison, dont on tenait la porte ouverte pour le recevoir. Les quatre mascarades descendirent du carrosse avec dom Carlos, le tenant par-dessous les bras, comme un ambassadeur introduit à saluer le Grand Seigneur. On le monta jusqu’au premier étage avec la même cérémonie, et là deux demoiselles masquées vinrent le recevoir à la porte d’une grande salle, chacune un flambeau à la main. Les hommes masqués le laissèrent en liberté, et se retirèrent après lui avoir fait une profonde révérence. Il y a apparence qu’ils ne lui laissèrent ni pistolet ni épée, et qu’il ne les remercia pas de la peine qu’ils avaient prise à le bien garder. Ce n’est pas qu’il ne fut fort civil ; mais on peut bien pardonner un manquement de civilité à un homme surpris. Je ne vous dirai point si les flambeaux que tenaient les demoiselles étaient d’argent ; c’est pour le moins : ils étaient plutôt de vermeil doré ciselé, et la salle était la plus magnifique du monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée que quelques appartements de nos romans, comme le vaisseau de Zelmandre dans le Polexandre, le palais d’Ibrahim dans l’Illustre Bassa, ou la chambre où le roi d’Assyrie reçut Mandane, dans le Cyrus, qui est sans doute, aussi bien que les autres que j’ai nommés, le livre du monde le mieux meublé. Représentez-vous donc si notre Espagnol ne fut pas bien étonné de se voir dans ce superbe appartement, avec deux demoiselles masquées qui ne parlaient point, et qui le conduisirent dans une chambre voisine, encore mieux meublée que la salle, où elles le laissèrent tout seul. S’il eût été de l’humeur de dom Quichotte, il eût trouvé là de quoi s’en donner jusqu’aux gardes, et il se fût cru pour le moins Esplandir ou Amadis ; mais notre Espagnol ne s’en émut non plus que s’il eût été en son hôtellerie ou auberge : il est vrai qu’il regretta beaucoup son invisible, et que, songeant continuellement à elle, il trouva cette belle chambre plus triste qu’une prison que l’on ne trouve jamais belle que par dehors. Il crut facilement qu’on ne lui voulait point de mal où on l’avait si bien logé, et ne douta point que la dame qui lui avait parlé le jour d’auparavant dans l’église ne fût la magicienne de tous ces enchantements. Ιl admira en lui-même l’humeur des femmes et avec quelle promptitude elles exécutent leurs résolutions. Il se résolut aussi, de son côté, à attendre patiemment la fin de l’aventure, et de garder fidélité à sa maîtresse de la grille, quelques promesses et quelques menaces qu’on lui pût faire. À quelque temps de là, des officiers masqués et fort bien vêtus vinrent mettre le couvert, et l’on servit ensuite le souper. Tout en fut magnifique ; la musique et les cassolettes n’y furent pas oubliées, et notre dom Carlos, outre les sens de l’odorat et de l’ouïe, contenta aussi celui du goût, plus que je ne l’aurais pensé dans l’état où il était, je veux dire qu’il soupa fort bien ; mais que ne peut un grand courage ? J’oubliais de vous dire que je crois qu’il se lava la bouche, car j’ai su qu’il avait grand soin de ses dents. La musique dura encore quelque temps après le souper ; et, tout le monde s’étant retiré, dom Carlos se promena longtemps, rêvant à tous ces enchantements ou à autre chose. Deux demoiselles masquées et un nain masqué, après avoir dressé une superbe toilette, le vinrent déshabiller, sans savoir de lui s’il avait envie de se coucher. Il se soumit à tout ce qu’on voulut : les demoiselles firent la couverture et se retirèrent ; le nain le déchaussa ou débotta, et puis le déshabilla. Dom Carlos se mit au lit, et tout cela sans que l’on proférât la moindre parole de part et d’autre. Il dormit assez bien pour un amoureux : les oiseaux d’une volière le réveillèrent au point du jour ; le nain masqué se présenta pour le servir et lui fit prendre le plus beau linge du monde, le mieux blanchi et le plus parfumé. Ne disons point, si vous voulez, ce qu’il fit jusqu’au dîner, qui valut bien le souper, et allons jusqu’à la rupture du silence que l’on avait gardé jusqu’alors. Ce fut une demoiselle masquée qui le rompit, en lui demandant s’il aurait pour agréable de voir la maîtresse du palais enchanté. Il dit qu’elle serait la bienvenue. Elle entra bientôt après, suivie de quatre demoiselles fort richement vêtues.