Chapter 9

938 Words
CHAPITRE VIII Dans lequel on verra plusieurs choses nécessaires à savoir pour l’intelligence du présent livreLa troupe comique était composée de Destin, de l’Olive et de la Rancune, qui avaient chacun un valet prétendant à devenir un jour comédien en chef. Parmi ces valets il y en avait quelques-uns qui récitaient déjà sans rougir et sans se décontenancer ; celui de Destin entre autres faisait assez bien, entendait assez ce qu’il disait, et avait de l’esprit. Mademoiselle de l’Étoile et la fille de mademoiselle de la Caverne récitaient les premiers rôles. La Caverne représentait les reines et les mères, et jouait à la farce. Ils avaient de plus un poète ou plutôt un auteur, car toutes les boutiques d’épiciers du royaume étaient pleines de ses œuvres, tant en vers qu’en prose. Ce bel esprit s’était donné à la troupe presque malgré elle ; et, parce qu’il ne partageait point et mangeait quelque argent avec les comédiens, on lui donnait les derniers rôles, dont il s’acquittait mal. On voyait bien qu’il était amoureux de l’une des deux comédiennes ; mais il était si discret, quoiqu’un peu fou, qu’on n’avait pu encore découvrir laquelle des deux il devait suborner, sous espérance de l’immortalité. Il menaçait les comédiens de quantité de pièces ; mais il leur avait fait grâce jusqu’alors. On savait seulement par conjecture qu’il en faisait une, intitulée Martin Luther, dont on avait trouvé un cahier, qu’il avait pourtant désavoué quoiqu’il fût de son écriture. Quand nos comédiens arrivèrent, la chambre des comédiennes était déjà pleine des plus échauffés godelureaux de la ville, dont quelques-uns étaient déjà refroidis du maigre accueil qu’on leur avait fait. Ils parlaient tous ensemble de la comédie, des bons vers, des auteurs et des romans. Jamais on n’ouït plus de bruit dans une chambre, à moins que de s’y quereller : le poète sur tous les autres, environné de deux ou trois qui devaient être les beaux esprits de la ville, se tuait de leur dire qu’il avait fait la débauche avec Saint-Amans et Beys, et qu’il avait perdu un bon ami en feu Rotrou. Mademoiselle de la Caverne et mademoiselle Angélique sa fille arrangeaient leurs hardes avec une aussi grande tranquillité que s’il n’y eût eu personne dans la chambre. Les mains d’Angélique étaient quelquefois serrées ou baisées, car les provinciaux se démènent fort et sont grands patineurs ; mais un coup de pied dans l’os des jambes, un soufflet ou un coup de dent, selon qu’il était à propos, la délivraient bientôt de ces galants à toute outrance. Ce n’est pas qu’elle fût dévergondée ; mais son humeur enjouée et libre l’empêchait d’observer beaucoup de cérémonies ; d’ailleurs, elle avait de l’esprit et était très honnête fille. Mademoiselle de l’Étoile était d’une humeur toute contraire : il n’y avait pas au monde de fille plus modeste et d’une humeur plus douce, et elle fut alors si complaisante, qu’elle n’eut pas la force de chasser tous ces cajoleurs hors de sa chambre, quoiqu’elle souffrît beaucoup au pied qu’elle s’était démise, et qu’elle eût grand besoin d’être en repos. Elle était tout habillée sur un lit, environnée de quatre ou cinq des plus doucereux, étourdie de quantité d’équivoques qu’on appelle pointes dans les provinces, et souriant bien souvent à des choses qui ne lui plaisaient guère. Mais c’est une des grandes incommodités du métier, laquelle, jointe à celle d’être obligé de pleurer et de rire lorsque l’on a envie de faire tout autre chose, diminue beaucoup le plaisir qu’ont les comédiens d’être quelquefois empereurs et impératrices, et d’être appelés beaux comme le jour, quand il s’en faut plus de la moitié, et jeune beauté, bien qu’ils aient vieilli sur le théâtre, et que leurs cheveux et leurs dents fassent une partie de leurs hardes. Il y a bien d’autres choses à dire sur ce sujet ; mais il faut les ménager, et les placer en divers endroits de mon livre pour diversifier. Revenons à la pauvre mademoiselle de l’Étoile, obsédée de provinciaux les plus incommodes du monde, tous grands parleurs, quelques-uns très impertinents, et entre lesquels il s’en trouvait de nouvellement sortis du collège. Il y avait entre autres un petit homme veuf, avocat de profession, qui avait une petite charge dans une petite juridiction voisine. Depuis la mort de sa petite femme, il avait menacé les femmes de la ville de se remarier, et le clergé de la province de se faire prêtre, et même de se faire prélat à beaux sermons comptant. C’était le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland. Il avait étudié toute sa vie ; et, quoique l’étude aille à la connaissance de la vérité, il était menteur comme un valet, présomptueux et opiniâtre comme un pédant, et assez mauvais poète pour être étouffé s’il y avait de la police dans le royaume. Quand Destin et ses compagnons entrèrent dans la chambre, il s’offrit de leur lire, sans leur donner le temps de se reconnaître, une pièce de sa façon, intitulée les Faits et Gestes de Charlemagne, en vingt-quatre journées. Cela fit dresser les cheveux à la tête de tous les assistants ; et Destin, qui conserva un peu de jugement dans l’épouvante générale où la proposition avait mis la compagnie, lui dit, en souriant, qu’il n’y avait pas apparence de lui donner audience avant le souper. Eh bien, dit-il, je vais vous conter une histoire tirée d’un livre espagnol qu’on m’a envoyé de Paris, dont je veux faire une pièce dans les règles. On changea de discours deux ou trois fois, pour se garantir d’une histoire que l’on croyait devoir être une imitation de la Peau d’âne ; mais le petit homme ne se rebuta point, et, à force de recommencer son histoire autant de fois qu’on l’interrompait, il se fit donner audience, dont on ne se repentit point, parce que l’histoire se trouva assez bonne, et démentit la mauvaise opinion que l’on avait de tout ce qui venait de Ragotin ; c’était le nom du godenot. Vous allez voir cette histoire dans le chapitre suivant, non telle que la conta Ragotin, mais comme je la pourrai conter d’après un des auditeurs qui me l’a apprise. Ce n’est donc pas Ragotin qui parle, c’est moi.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD