Telle n’est point la Cythérée,Quand, d’un nouveau feu s’allumant,Elle sort pompeuse et paréePour la conquête d’un amant.Jamais notre Espagnol n’avait vu une personne de meilleure mine que cette Urgande la déconnue. Il en fut si ravi et si étonné en même temps, que toutes les révérences et les pas qu’il fit en lui donnant la main jusqu’à une chambre prochaine où elle le fit entrer, furent autant de bronchades. Tout ce qu’il avait vu de beau dans la salle et dans la chambre dont je vous ai déjà parlé, n’était rien en comparaison de ce qu’il trouva en celle-ci, et tout cela recevait encore du lustre de la dame masquée. Ils passèrent sur la plus riche estrade qu’on ait jamais vue depuis qu’il y a des estrades au monde. L’Espagnol y fut mis dans un fauteuil, en dépit qu’il en eût ; et la dame s’étant assise sur je ne sais combien de riches carreaux vis-à-vis de lui, elle lui fit entendre une voix aussi douce qu’un clavecin, en lui disant à peu près ce que je vais vous dire : Je ne doute point, seigneur dom Carlos, que vous ne soyez fort surpris de tout ce qui vous est arrivé depuis hier en ma maison ; et si cela n’a pas fait grand effet sur vous, au moins aurez-vous vu par là que je sais tenir ma parole ; et par ce que j’ai déjà fait, vous aurez pu juger de tout ce que je suis capable de faire. Peut-être que ma rivale, par ses artifices et par le bonheur de vous avoir attaqué la première, s’est déjà rendue maîtresse absolue de la place que je lui dispute en votre cœur ; mais une femme ne se rebute pas du premier coup : et si ma fortune, qui n’est pas à mépriser, et tout ce que l’on peut posséder avec moi, ne peuvent vous persuader de m’aimer, j’aurai la satisfaction de ne m’être point cachée par honte ou par finesse, et d’avoir mieux aimé me faire mépriser par mes défauts, que me faire aimer par mes artifices. En disant ces dernières paroles, elle se démasqua, et fit voir à dom Carlos les cieux ouverts, ou, si vous voulez, le ciel en petit, la plus belle tête du monde, soutenue par un corps de la plus riche taille qu’il eût jamais admirée ; enfin, tout cela joint ensemble, une personne toute divine. À la fraîcheur de son visage on ne lui eût pas donné plus de seize ans ; mais je ne sais quel air galant et majestueux tout ensemble, que les jeunes personnes n’ont pas encore, on connaissait qu’elle pouvait être en sa vingtième année. Dom Carlos fut quelque temps sans lui répondre, se fâchant quasi contre sa dame invisible, qui l’empêchait de se donner tout entier à la plus belle personne qu’il eût jamais vue, et hésitant sur ce qu’il devait dire et faire. Enfin, après un combat intérieur qui dura assez longtemps pour mettre en peine la dame du palais enchanté, il prit une forte résolution de ne lui point cacher ce qu’il avait dans l’âme ; et ce fut sans doute une des plus belles actions qu’il eût jamais faites. Voici la réponse qu’il lui fit, que plusieurs personnes ont trouvée bien crue : Je ne puis vous nier, madame, que je ne fusse trop heureux de vous plaire, si je pouvais l’être assez pour pouvoir vous aimer. Je vois bien que je quitte la plus belle personne du monde, pour une autre qui ne l’est peut-être que dans mon imagination. Mais, madame, m’auriez-vous trouvé digne de votre affection, si vous m’aviez cru capable d’être infidèle ? Et pourrais-je être fidèle si je pouvais vous aimer ? Plaignez-moi donc, madame, sans me blâmer, ou plutôt plaignons-nous ensemble, vous de ne pouvoir obtenir ce que vous désirez, et moi de ne point voir ce que j’aime. Il dit cela d’un air si triste, que la dame put aisément remarquer qu’il parlait selon ses véritables sentiments. Elle n’oublia rien de ce qui pouvait le persuader ; il fut sourd à ses prières, et ne fut point touché de ses larmes. Elle revint à la charge plusieurs fois : à bien attaqué, bien défendu. Enfin, elle en vint aux injures et aux reproches, et lui dit :
Tout ce que fait dire la rageQuand elle est maîtresse des sens,et le laissa là, non pas pour reverdir, mais pour maudire cent fois son malheur, qui ne lui venait que de trop de bonnes fortunes. Une demoiselle lui vint dire un peu après, qu’il avait la liberté de s’aller promener dans le jardin. Il traversa tous ces beaux appartements sans trouver personne jusqu’à l’escalier, au bas duquel il vit dix hommes masqués qui gardaient la porte, armés de pertuisanes et de carabines. Comme il traversait la cour pour s’aller promener dans ce jardin, qui était aussi beau que le reste de la maison, un de ces archers de la garde passa à côté de lui sans le regarder, et lui dit, comme ayant peur d’être entendu, qu’un vieux gentilhomme l’avait chargé d’une lettre pour lui, et qu’il avait promis de la lui donner en main propre, quoiqu’il y allât de la vie s’il était découvert ; mais qu’un présent de vingt pistoles et la promesse d’autant lui avaient fait tant hasarder. Dom Carlos lui promit d’être secret, et entra vite dans le jardin, pour lire cette lettre.
« Depuis que je vous ai perdu, vous avez pu juger de la peine où je suis par celle où vous devez être si vous m’aimez autant que je vous aime. Enfin, je me trouve un peu consolée depuis que j’ai découvert le lieu où vous êtes. C’est la princesse Porcia qui vous a enlevé. Elle ne considère rien quand il s’agit de se contenter, et vous n’êtes pas le premier Renaud de cette dangereuse Armide ; mais je romprai tous ses enchantements, et vous tirerai bientôt d’entre ses bras pour vous donner, entre les miens, ce que vous méritez si vous êtes aussi constant que je le souhaite.
LA DAME INVISIBLE. »
Dols Carlos fut si ravi d’apprendre des nouvelles de sa dame, dont il était véritablement amoureux, qu’il baisa cent fois la lettre, et revint trouver à la porte du jardin celui qui la lui avait donnée, pour le récompenser d’un diamant qu’il avait au doigt. Il se promena encore quelque temps dans le jardin, ne pouvant assez s’étonner de cette princesse Porcia, dont il avait souvent ouï parler comme d’une jeune dame fort riche, et pour être de l’une des meilleures maisons du royaume, et comme il était fort vertueux, il conçut une telle aversion pour elle, qu’il résolut au péril de sa vie de faire tout ce qu’il pourrait pour se tirer de sa prison. Au sortir du jardin, il trouva une demoiselle démasquée (car on ne se masquait plus dans le palais) qui venait lui demander s’il aurait pour agréable que la maîtresse mangeât ce jour-là avec lui. Je vous laisse à penser s’il dit qu’elle serait la bienvenue. On servit quelque temps après à souper ou à dîner, car je ne me souviens plus lequel c’était. Porcia y parut plus belle, je vous ai tantôt dit que la Cythérée ; il n’y a point d’inconvénient de dire ici, pour diversifier, plus belle que le jour ou que l’aurore. Elle fut toute charmante tandis qu’ils furent à table, et fit paraître tant d’esprit à l’Espagnol, qu’il eut un secret déplaisir de voir dans une dame de si grande condition, tant d’excellentes qualités si mal employées. Il se contraignit le mieux qu’il put pour paraître de belle humeur, quoiqu’il songeât continuellement à son inconnue, et qu’il brûlât d’un v*****t désir de se revoir à sa grille. Aussitôt que l’on eut desservi, on les laissa seuls ; et dom Carlos ne parlant point, ou par respect, ou pour obliger la dame de parler la première, elle rompit le silence en ces termes : Je ne sais si je dois espérer quelque chose de la gaieté que je pense avoir remarquée sur votre visage, et si le mien, que je vous ai fait voir, ne vous a point semblé assez beau pour vous faire douter si celui que l’on vous cache est plus capable de vous donner de l’amour. Je n’ai point déguisé ce que je vous ai voulu donner, parce que je n’ai point voulu que vous pussiez vous repentir de l’avoir reçu : et, quoiqu’une personne accoutumée à recevoir des prières puisse aisément s’offenser d’un refus, je n’aurai aucun ressentiment de celui que j’ai déjà reçu de vous, pourvu que vous le répariez, en me donnant ce que je crois mieux mériter que votre invisible. Faites-moi donc savoir votre dernière résolution, afin que, si elle n’est pas à mon avantage, je cherche dans la mienne des raisons assez fortes pour combattre celles que je pense avoir eues de vous aimer. Dom Carlos attendit quelque temps qu’elle reprit la parole ; et, voyant qu’elle ne parlait plus, et que, les yeux baissés contre terre, elle attendait l’arrêt qu’il allait prononcer, il suivit la résolution qu’il avait déjà prise de lui parler franchement, et de lui ôter toute sorte d’espérance qu’il pût jamais être à elle. Voici comme il s’y prit : Madame, avant de répondre à ce que vous voulez savoir de moi, il faut qu’avec la même franchise que vous voulez que je parle, vous me découvriez sincèrement vos sentiments sur ce que je vais vous dire. Si vous aviez obligé une personne à vous aimer, ajouta-t-il, et que, par toutes les faveurs que peut accorder une dame sans faire tort à sa vertu, vous l’eussiez obligé à vous jurer une fidélité inviolable, ne le tiendriez-vous pas pour le plus lâche et le plus traître de tous les hommes, s’il manquait à ce qu’il vous aurait promis ? Et ne serais-je pas ce lâche et ce traître, si je quittais pour vous une personne qui doit croire que je l’aime ? Il allait mettre quantité de beaux arguments en forme pour la convaincre, mais elle ne lui en donna pas le temps ; elle se leva brusquement, en lui disant qu’elle voyait bien où il en voulait venir, qu’elle ne pouvait s’empêcher d’admirer sa constance, quoiqu’elle fût si contraire à son repos ; qu’elle le remettait en liberté, et que, s’il voulait l’obliger, il attendrait que la nuit fût venue pour s’en retourner comme il était venu. Elle tint son mouchoir devant ses yeux tandis qu’elle parla, comme pour cacher ses larmes, et laissa l’Espagnol un peu interdit, et pourtant si ravi de joie de se voir en liberté, qu’il n’eût pu la cacher, quand même il eût été le plus grand hypocrite du monde ; et je crois que, si la dame y eût pris garde, elle n’eût pu s’empêcher de le quereller. Je ne sais si la nuit fut longtemps à venir ; car, comme je vous l’ai déjà dit, je ne prends plus la peine de remarquer ni le temps ni les heures ; vous saurez seulement qu’elle vint, et qu’il se mit dans un carrosse fermé, qui le mena à son logis après un assez long chemin. Comme il était le meilleur maître du monde, ses valets pensèrent mourir de joie quand ils le virent, et l’étouffer à force de l’embrasser ; mais ils n’en jouirent pas longtemps. Il prit des armes, et, accompagné de deux des siens qui n’étaient pas gens à se laisser battre, il alla vite à sa grille, et si vite, que ceux qui l’accompagnaient eurent bien de la peine à le suivre. Il n’eut pas plus tôt fait le signal accoutumé, que sa déité invisible se communiqua à lui. Ils se dirent mille choses si tendres, que j’en ai les larmes aux yeux toutes les fois que j’y pense. Enfin l’invisible lui dit qu’elle venait de recevoir un déplaisir sensible dans la maison où elle était, qu’elle avait envoyé quérir un carrosse pour en sortir, et, parce qu’il serait longtemps à venir et que le sien pourrait être plus tôt prêt, qu’elle le priait de l’envoyer quérir pour la mener dans un lieu où elle ne lui cacherait plus son visage. L’Espagnol ne se fit pas dire la chose deux fois : il courut comme un fou à ses gens qu’il avait laissés au bout de la rue, et envoya quérir son carrosse. Le carrosse venu, l’invisible tint parole et se mit dedans avec lui. Elle conduisit le carrosse elle-même, enseignant au cocher le chemin qu’il devait prendre, et le fit arrêter auprès d’une grande maison, dans laquelle il entra à la lueur de plusieurs flambeaux qui furent allumés à leur arrivée. Le cavalier monta avec la dame, par un grand escalier, dans une salle haute, où il ne lut pas sans inquiétude, voyant qu’elle ne se démasquait point encore. Enfin, plusieurs demoiselles richement parées étant venues les recevoir, chacune un flambeau à la main, l’invisible ne le fut plus ; et, ôtant son masque, fit voir à dom Carlos que la dame de la grille et la princesse Porcia n’étaient qu’une même personne. Je ne vous représenterai point l’agréable surprise de dom Carlos. La belle Napolitaine lui dit qu’elle l’avait enlevé une seconde fois pour savoir sa dernière résolution ; que la dame de la grille lui avait cédé les prétentions qu’elle avait sur lui, et ajouta ensuite cent choses aussi galantes que spirituelles. Dom Carlos se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux, et pensa lui manger les mains à force de les b****r, s’exemptant par là de lui dire toutes les impertinences que l’on dit quand on est trop aise. Après que ces premiers transports furent passés, il se servit de tout son esprit et de toute sa cajolerie pour exagérer l’agréable caprice de sa maîtresse, et s’en acquitta en des façons de parler si avantageuses pour elle, qu’elle en fut encore plus assurée de ne s’être point trompée dans son choix. Elle lui dit qu’elle ne s’était pas voulue fier à une autre personne qu’à elle-même d’une chose sans laquelle elle n’eût jamais pu l’aimer, et qu’elle ne se fût jamais donnée à un homme moins constant que lui. Là-dessus les parents de la princesse Porcia, ayant été avertis de son dessein, arrivèrent. Comme ils étaient des principaux du royaume, on n’avait pas eu grand-peine à avoir la dispense de l’archevêque pour leur mariage : ils furent mariés la même nuit par le curé de la paroisse, qui était un bon prêtre et grand prédicateur ; et, cela étant, il ne faut pas demander s’il fit une belle exhortation. On dit qu’ils se levèrent bien tard le lendemain ; ce que je n’ai pas grand-peine à croire. La nouvelle en fut bientôt divulguée, dont le vice-roi, qui était proche parent de dom Carlos, fut si aise, que les réjouissances publiques recommencèrent dans Naples, où l’on parle encore de dom Carlos d’Aragon et de son amante invisible.