CHAPITRE VI
L’aventure du pot de chambre. La mauvaise nuit que la Rancune donna à l’hôtellerie. L’arrivée d’une partie de la troupe. Mort de Doguin, et autres choses semblablesLa Rancune entra dans l’hôtellerie, un peu plus que demi-ivre. La servante de la Rappinière, qui le conduisait, dit à l’hôtesse qu’on lui dressât un lit. Voici le reste de notre écu, dit l’hôtesse : si nous n’avions point d’autre pratique que celle-là, notre louage serait mal payé. Taisez-vous, sotte, dit son mari, M. de la Rappinière nous fait trop d’honneur ; que l’on dresse un lit à ce gentilhomme. Voir qui en aurait, dit l’hôtesse : il ne m’en restait qu’un, que je viens de donner à un marchand du bas Maine. Le marchand entra là-dessus, et, ayant appris le sujet de la contestation, offrit la moitié de son lit à la Rancune, soit qu’il eût affaire à la Rappinière, ou qu’il fût obligeant de son naturel. La Rancune l’en remercia autant que la sécheresse de sa civilité le put permettre. Le marchand soupa, l’hôte lui tint compagnie, et la Rancune ne se fit pas prier deux fois pour faire le troisième, et se mit à boire sur nouveaux frais. Ils parlèrent des impôts, pestèrent contre les maltôtiers, réglèrent l’État, et se réglèrent si peu eux-mêmes, et l’hôte tout le premier, qu’il tira sa bourse de sa pochette, et demanda à compter, ne se souvenant plus qu’il était chez lui. Sa femme et sa servante l’entraînèrent par les épaules dans sa chambre et le mirent sur un lit tout habillé. La Rancune dit au marchand qu’il était affligé d’une difficulté d’urine, et qu’il était bien fâché d’être contraint de l’incommoder ; à quoi le marchand lui répondit qu’une nuit était bientôt passée. Le lit n’avait point de ruelle, et joignait la muraille ; la Rancune s’y jeta le premier, et le marchand s’y étant mis après, en la bonne place, la Rancune lui demanda le pot de chambre. Et qu’en voulez-vous faire ? dit le marchand. Le mettre auprès de moi, de peur de vous incommoder, dit la Rancune. Le marchand lui répondit qu’il le lui donnerait quand il en aurait affaire ; et la Rancune n’y consentit qu’à peine, lui protestant qu’il était au désespoir de l’incommoder. Le marchand s’endormit sans lui répondre ; et à peine commença-t-il à dormir de toute sa force, que le malicieux comédien, qui était un homme à s’éborgner pour faire perdre un œil à un autre, tira le pauvre marchand par le bras, en lui criant : Monsieur, oh ! monsieur ! Le marchand tout endormi lui demanda, en bâillant : Que vous plaît-il ? Donnez-moi un peu le pot de chambre, dit la Rancune. Le pauvre marchand se pencha hors du lit, et prenant le pot de chambre le mit entre les mains de la Rancune, qui se mit en devoir de pisser ; et après avoir fait cent efforts, ou fait semblant de les faire, juré cent fois entre ses dents, et s’être bien plaint de son mal, il rendit le pot de chambre au marchand sans avoir pissé une seule goutte. Le marchand le remit à terre, et dit, en ouvrant la bouche aussi grande qu’un four à force de bâiller : Vraiment, monsieur, je vous plains bien, et il se rendormit tout aussitôt. La Rancune le laissa embarquer bien avant dans le sommeil ; et, quand il l’ouït ronfler comme s’il n’eût fait autre chose toute sa vie, le perfide l’éveilla encore et lui demanda le pot de chambre aussi méchamment que la première fois. Le marchand le lui remit entre les mains aussi bonnement qu’il avait déjà fait ; et la Rancune le porta à l’endroit par où l’on pisse, avec aussi peu d’envie de pisser que de laisser dormir le marchand. Il cria encore plus fort qu’il n’avait fait, et fut deux fois plus longtemps à ne point pisser, conjurant le marchand de ne prendre plus la peine de lui donner le pot de chambre, et ajoutant que ce n’était pas la raison, et qu’il le prendrait bien. Le pauvre marchand, qui eût alors donné tout son bien pour dormir tout son soûl, lui répondit toujours en bâillant qu’il en usât comme il lui plairait, et remit le pot de chambre à sa place. Ils se donnèrent le bonsoir fort civilement, et le pauvre marchand eût parié tout son bien qu’il allait faire le plus beau somme qu’il eût fait de sa vie. La Rancune, qui savait bien ce qu’il en devait arriver, le laissa dormir de plus belle, et, sans faire conscience d’éveiller un homme qui dormait si bien, il lui alla mettre le coude dans le creux de l’estomac, l’accablant de tout son corps, avançant l’autre bras hors du lit, comme on fait quand on veut ramasser quelque chose qui est à terre. Le malheureux marchand, se sentant étouffer et écraser la poitrine, s’éveilla en sursaut, criant horriblement : Eh ! morbleu, monsieur, vous me tuez ! La Rancune, d’une voix aussi douce et posée que celle du marchand avait été véhémente, lui répondit : Je vous demande pardon, je voulais prendre le pot de chambre. Ah ! vertubleu ! s’écria l’autre, j’aime mieux vous le donner et ne dormir de toute la nuit ; vous m’avez fait un mal dont je me sentirai toute ma vie. La Rancune ne lui répondit rien et se mit à pisser si largement et si roide, que le bruit seul du pot de chambre eût pu réveiller le marchand. Il emplit le pot de chambre, bénissant le Seigneur avec une hypocrisie de scélérat. Le pauvre marchand le félicitait, le mieux qu’il pouvait, de sa copieuse é*********n d’urine qui lui faisait espérer un sommeil qui ne serait plus interrompu, quand le maudit la Rancune, faisant semblant de vouloir remettre le pot de chambre à terre, lui laissa tomber, et le pot de chambre, et tout ce qui était dedans, sur le visage, sur la barbe et sur l’estomac, en criant en hypocrite : Eh ! monsieur, je vous demande pardon ! Le marchand ne répondit rien à sa civilité ; car aussitôt qu’il se sentit noyer de pissat, il se leva, hurlant comme un homme furieux, et demandant de la chandelle. La Rancune, avec une froideur capable de faire renier un théatin, lui disait : Voilà un grand malheur ! Le marchand continua ses cris ; l’hôte, l’hôtesse, les servantes et les valets vinrent à lui. Le marchand leur dit qu’on l’avait fait coucher avec un diable, et pria qu’on lui fît du feu autre part. On lui demanda ce qu’il avait : il ne répondit rien, tant il était en colère, prit ses habits et ses hardes, et fut se sécher dans la cuisine, où il passa le reste de la nuit sur un banc, le long du feu. L’hôte demanda à la Rancune ce qu’il lui avait fait. Il lui dit, feignant une grande ingénuité : Je ne sais de quoi il peut se plaindre : il s’est éveillé et m’a réveillé, criant au meurtre ; il faut qu’il ait fait quelque mauvais songe, ou qu’il soit fou ; et il a pissé au lit. L’hôtesse y porta la main, et dit qu’il était vrai que son matelas était tout percé, et jura son grand Dieu qu’il le payerait. Ils donnèrent le bonsoir à la Rancune, qui dormit toute la nuit aussi paisiblement qu’aurait fait un homme de bien, et se récompensa de celle qu’il avait mal passée chez la Rappinière. Il se leva cependant plus matin qu’il ne pensait, parce que la servante de la Rappinière le vint quérir à la hâte pour venir voir Doguin qui se mourait et qui demandait à le voir avant de mourir. Il courut, bien en peine de savoir ce que lui voulait un homme qui se mourait, et qui ne le connaissait que du jour précédent. Mais la servante s’était trompée : ayant ouï demander le comédien au pauvre moribond, elle avait pris la Rancune pour Destin, qui venait d’entrer dans la chambre de Doguin quand la Rancune arriva, et qui s’y était enfermé, ayant appris, du prêtre qui l’avait confessé, que le blessé avait quelque chose à lui dire qu’il lui importait de savoir. Il n’y fut pas plus d’un demi-quart d’heure que la Rappinière revint de la ville, où il était allé dès la pointe du jour pour quelques affaires. Il apprit en arrivant que son valet se mourait, qu’on ne pouvait lui arrêter le sang, parce qu’il avait un gros vaisseau coupé, et qu’il avait demandé à voir le comédien Destin avant de mourir. Et l’a-t-il vu ? demanda tout ému la Rappinière. On lui répondit qu’ils étaient enfermés ensemble. Il fut frappé de ces paroles comme d’un coup de massue et s’encourut, tout transporté, frapper à la porte de la chambre où Doguin se mourait, au même temps que Destin l’ouvrait pour avertir que l’on vînt secourir le malade qui tombait en faiblesse. La Rappinière lui demanda tout troublé ce que lui voulait son fou de valet. Je crois qu’il rêve, répondit froidement Destin, car il m’a demandé cent fois pardon, et je ne pense pas qu’il m’ait jamais offensé ; mais qu’on prenne garde à lui, car il se meurt. On s’approcha du lit de Doguin sur le point de rendre le dernier soupir, dont la Rappinière parut plus gai que triste. Ceux qui le connaissaient crurent que c’était à cause qu’il devait les gages à son valet. Destin seul savait bien ce qu’il en devait croire. Là-dessus deux hommes entrèrent dans le logis, qui furent reconnus par notre comédien pour être de ses camarades, desquels nous parlerons plus amplement dans le chapitre suivant.