Chapter 6

1080 Words
CHAPITRE V Qui ne contient pas grand-choseLe comédien la Rancune, un des principaux héros de notre roman ; car il n’y en aura pas pour un dans ce livre-ci ; et puisqu’il n’y a rien de plus parfait qu’un héros de livre, demi-douzaine de héros ou soi-disant tels feront plus d’honneur au mien qu’un seul qui serait peut-être celui dont on parlerait le moins, comme il n’y a qu’heur et malheur en ce monde. La Rancune donc était de ces misanthropes qui haïssent tout le monde, et qui ne s’aiment pas eux-mêmes ; j’ai su de beaucoup de personnes qu’on ne l’avait jamais vu rire. Il avait assez d’esprit, et faisait assez bien de méchants vers ; d’ailleurs, nullement homme d’honneur, malicieux comme un vieux singe, et envieux comme un chien. Il trouvait à redire en tous ceux de la profession. Bellerose était trop affecté, Mondori rude, Floridor trop froid, et ainsi des autres ; et je crois qu’il eût aisément laissé conclure qu’il avait été le seul comédien sans défaut ; et cependant il n’était plus souffert dans la troupe, qu’à cause qu’il avait vieilli dans le métier. Du temps qu’on était réduit aux pièces de Hardi, il jouait en fausset, et, sous les masques, les rôles de nourrice. Depuis qu’on commence à mieux faire la comédie, il était le surveillant du portier, jouait les rôles de confidents, ambassadeurs et recors, quand il fallait accompagner un roi, prendre ou assassiner quelqu’un, ou donner bataille : il chantait une méchante taille aux trios, du temps qu’on en chantait, et se farinait à la farce. Sur ces beaux talents-là, il avait fondé une vanité insupportable, laquelle était jointe à une raillerie continuelle, une médisance qui ne s’épuisait point, et une humeur querelleuse qui était pourtant soutenue par quelque valeur. Tout cela le faisait craindre à ses compagnons ; avec Destin seul il était doux comme un agneau, et se montrait devant lui raisonnable, autant que son naturel le pouvait permettre. On a voulu dire qu’il en avait été battu ; mais ce bruit-là n’a pas duré longtemps, non plus que celui de l’amour qu’il avait pour le bien d’autrui, jusqu’à s’en servir furtivement ; avec tout cela le meilleur homme du monde. Je vous ai dit, ce me semble, qu’il coucha avec le valet de la Rappinière, qui s’appelait Doguin. Soit que le lit où il coucha ne fût pas bon, ou que Doguin ne fût pas bon coucheur, il ne put dormir de toute la nuit. Il se leva dès le point du jour, aussi bien que Doguin, qui fut appelé par son maître ; et, passant devant la chambre de la Rappinière, il lui alla donner le bonjour. La Rappinière reçut son compliment avec un faste de prévôt provincial, et ne lui rendit pas la dixième partie des civilités qu’il en reçut ; mais, comme les comédiens jouent toutes sortes de personnages, il ne s’en émut guère. La Rappinière lui fit cent questions sur la comédie, et, de fil en aiguille (il me semble que ce proverbe est ici fort bien appliqué), lui demanda depuis quand ils avaient Destin dans leur troupe, et ajouta qu’il était excellent comédien. Ce qui reluit n’est pas or, repartit la Rancune : du temps que je jouais les premiers rôles, il n’eût joué que les pages ; comment saurait-il un métier qu’il n’a jamais appris ? Il y a fort peu de temps qu’il est dans la comédie : en ne devient pas comédien comme un champignon ; parce qu’il est jeune, il plaît : si vous le connaissiez comme moi, vous en rabattriez plus de la moitié. Au reste, il fait l’entendu, comme s’il était sorti de la côte de saint Louis, et cependant il ne découvre point qui il est, ni d’où il est, non plus qu’une belle Chloris qui l’accompagne, qu’il appelle sa sœur, et Dieu veuille qu’elle le soit. Tel que je suis, je lui ai sauvé la vie dans Paris, aux dépens de deux bons coups d’épée ; et il en a été si méconnaissant, qu’au lieu de me suivre quand on me porta à quatre chez un chirurgien, il passa la nuit à chercher dans les boues je ne sais quel bijou de diamants qui n’étaient peut-être que d’Alençon, et qu’il disait que ceux qui nous attaquèrent lui avaient pris. La Rappinière demanda à la Rancune comment ce malheur-là lui était arrivé. Ce fut le jour des Rois, sur le Pont-Neuf, répondit la Rancune. Ces dernières paroles troublèrent extrêmement la Rappinière et son valet Doguin ; ils pâlirent et rougirent l’un et l’autre ; et la Rappinière changea de discours si vite et avec un si grand désordre d’esprit, que la Rancune s’en étonna. Le bourreau de la ville et quelques archers, qui entrèrent dans la chambre, rompirent la conversation, et firent grand plaisir à la Rancune, qui, sentant bien ce qu’il avait dit, avait frappé la Rappinière en quelque endroit bien tendre, sans pouvoir deviner la part qu’il y pouvait prendre. Cependant le pauvre Destin, qui avait été si bien sur le tapis, était bien en peine ; la Rancune le trouva avec mademoiselle de la Caverne, bien empêché à faire avouer à un vieux tailleur qu’il avait mal oui, et encore plus mal travaillé. Le sujet de leur différend était qu’en déchargeant le bagage comique, Destin avait trouvé deux pourpoints et un haut-de-chausses fort usés ; qu’il les avait donnés à ce vieux tailleur, pour en tirer une manière d’habit plus à la mode que les chausses de pages qu’il portait, et que le tailleur, au lieu d’employer un des pourpoints pour raccommoder l’autre et le haut-de-chausses aussi, par une faute de jugement indigne d’un homme qui avait raccommodé de vieilles hardes toute sa vie, avait rhabillé les deux pourpoints des meilleurs morceaux du haut-de-chausses, tellement que le pauvre Destin, avec tant de pourpoints et si peu de haut-de-chausses, se trouvait réduit à garder la chambre ou à faire courir les enfants après lui, comme il avait déjà fait avec son habit comique. La libéralité de la Rappinière répara la faute du tailleur, qui profita des deux pourpoints rhabillés, et Destin lut régalé de l’habit d’un voleur qu’il avait fait rouer depuis peu. Le bourreau, qui s’y trouva présent, et qui avait laissé cet habit en garde à la servante de la Rappinière, dit fort insolemment que l’habit était à lui, mais la Rappinière le menaça de lui faire perdre sa charge. L’habit se trouva assez juste pour Destin, qui sortit avec la Rappinière et la Rancune. Ils dînèrent en un cabaret aux dépens d’un bourgeois qui avait affaire de la Rappinière. Mademoiselle de la Caverne s’amusa à savonner son collet sale, et tint compagnie à son hôtesse. Le même jour, Doguin fut rencontré par un des jeunes hommes qu’il avait battus le jour avant dans le tripot, et revint au logis avec deux bons coups d’épée et force coups de bâton ; et, à cause qu’il était blessé, la Rancune, après avoir soupé, alla coucher dans une hôtellerie voisine, fort lassé d’avoir couru toute la ville, accompagnant, avec son camarade Destin, le sieur de la Rappinière, qui voulait avoir raison de son valet assassiné.
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