CHAPITRE 6Sarah et ayala, les tantes d’Esther, m’accueillirent comme si j’étais de la famille. Elles avaient préparé des gâteaux et des jus de fruits pour dix personnes. Leur appartement se situait près de la place de la République, au quatrième étage d’un immeuble ancien. Petit mais douillet, rempli de bibelots et de souvenirs. Et avec l’incontournable mezouzah1 sur le montant de la porte d’entrée.
Cela faisait une quinzaine de jours qu’Esther avait été assassinée. La première partie du deuil était terminée (je m’étais renseigné sur les coutumes afin de ne pas les froisser). Je n’avais de toute façon pas pu venir avant, pour toutes sortes de raisons, et en premier lieu une grande culpabilité à leur égard. Elles me considéraient comme son fiancé alors que j’étais de confession différente – confession étant une façon de parler puisque bien qu’ayant reçu le baptême catholique, je n’allais jamais à la messe. De plus, le « fiancé » en question avait trompé allègrement sa promise jusqu’au dernier jour. Cependant, leur chaleur et leur gentillesse me mirent tout de suite à l’aise.
– C’est si gentil de venir nous voir, dit Ayala, la plus jeune. Ça nous réconforte un peu. Quel malheur…
– Oui, on voit que vous êtes un jeune homme de parole, renchérit Sarah, ajoutant ainsi à ma confusion.
– Notre petite Esther, si douce, elle n’aurait pas fait de mal à une mouche, reprit Ayala. Quel fou, mais quel fou furieux a pu lui faire ça ? Pourquoi ? J’espère que la police va le trouver et qu’on va l’enfermer pour toujours.
– Vous étiez sa seule famille, je crois. Elle me parlait toujours de vous avec beaucoup d’affection.
– Ça, on peut dire que c’est nous qui l’avons élevée. Samuel s’en est occupé au début, mais très vite il n’en a plus été capable Il était si dépressif. Elle n’a jamais eu de mère, vous comprenez, la pauvre petite.
À entendre la façon dont elles parlaient de leur nièce, on aurait dit qu’Esther n’avait jamais dépassé l’âge de raison. Je perçus également, je n’aurais su dire pourquoi, une sorte de reproche vis-à-vis de la mère morte prématurément, qu’elles semblaient rendre responsable de sa propre fin !
– Oui, je comprends. Elle est décédée dans un accident d’avion, m’avait dit Esther, alors qu’elle-même était encore un bébé.
Un bref silence.
– Oui, quel malheur ! répéta Ayala qui semblait nourrir une affection particulière pour ce terme. Esther avait trois mois.
– Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais pourquoi avait-elle fait ce voyage en avion, si tôt après l’accouchement ?
– Oh, Rachel s’était crue obligée d’aller à l’enterrement d’un oncle qui habitait en Amérique, intervint Sarah d’un ton réprobateur. Samuel ne pouvait pas se libérer, il est resté pour garder la petite. Encore heureux, la pauvre petite se serait retrouvée orpheline dès sa naissance !
– Cet oncle n’avait pas d’enfants ? Je cherchais désespérément une famille à Esther, restée si seule.
– Non, aucun. Il était célibataire. Nous ne l’avions jamais rencontré. Ses parents s’étaient réfugiés là-bas avec lui dès le début de la guerre. Ils avaient compris très tôt que ça allait tourner mal pour nous.
Je sentis qu’il aurait été déplacé de continuer à les questionner, mais je n’arrivais pas à me départir d’une sensation de malaise Me cachaient-elles quelque chose ? Je les quittai en leur promettant de revenir les voir. Et j’étais sincère.
*
Après la réunion, le commissaire principal Maupas resta seul dans son bureau. L’affaire Stern n’avançait pas. Contrairement à Pivert et Robin, qui étaient prêts à considérer Francis Liotais comme un doux rêveur, il était convaincu que ce dernier disait la vérité. Certes, il avait une vie un peu agitée et semblait avoir lui-même un peu de mal à s’y retrouver au milieu de toutes ses femmes, mais il n’avait pas inventé cette histoire d’huissier. Il avait chargé les deux hommes de faire le tour des huissiers de justice du secteur. Il n’y en avait probablement pas des masses.
D’autre part, le meurtre avait été commis par quelqu’un qui possédait les clés de la maison, puisqu’il n’y avait pas de trace d’effraction. Donc un familier. Ou un habile crocheteur de serrures. Il est vrai que celle de mademoiselle Stern ne semblait guère résistante, lui avaient indiqué ses enquêteurs.
Il caressa machinalement le ruban rouge cousu au revers de son veston, comme étonné de le sentir là. C’était devenu une sorte de tic. Une dizaine d’années auparavant, le ministre de l’Intérieur en personne lui avait remis la Légion d’Honneur après qu’il eut brillamment résolu, au prix d’une grave blessure, une affaire de meurtres en série dans le quartier de la Goutte d’Or2. Bien entendu, l’implication d’un haut gradé de la police dans cette sombre histoire avait été soigneusement étouffée. Maupas avait horreur des mondanités, mais il n’avait pu refuser cette décoration. Après tout, il n’était jamais désagréable de se voir remercié par la République.
Le problème était que la liste des familiers d’Esther Stern était fort restreinte. Il fallait trouver un moyen d’avancer, cependant. Avant tout interroger par principe les petites amies de Liotais, et aussi retourner voir les deux adorables tantes.
Il avait très envie de s’en charger lui-même. Il connaissait la ténacité et l’efficacité de ses collaborateurs, mais il savait que pour les missions nécessitant un certain tact il ferait mieux. Et tant pis si cela ne cadrait plus très bien avec ses hautes fonctions. Lorsqu’il avait dit à Liotais que le travail de terrain lui manquait, il était franc. Et l’arrêt de maladie prolongé du chef de groupe de Pivert et Robin, qu’on n’avait pu remplacer (la police aussi avait des problèmes d’effectifs), l’arrangeait finalement bien.
*
Cette histoire d’huissier me tourmentait. C’est vrai que je n’avais jamais vu Esther avec un agenda, et je savais qu’elle était allergique aux portables et aux iPods. Mais elle ne pouvait échapper à l’informatique dans son travail, et elle avait bien un carnet quelque part où elle notait les rendez-vous importants. Si on l’avait subtilisé, c’était vraisemblablement pour effacer toute trace d’un éventuel contact, et, dans ce cas, cela signifiait que son meurtre avait un rapport avec ce fameux huissier. J’étais certain que la police y pensait également. J’avais senti que Maupas m’écoutait avec intérêt et me prenait au sérieux. Il avait ajouté qu’on n’avait rien trouvé non plus sur l’ordinateur d’Esther à l’hôpital. Comment faire pour en apprendre davantage ? J’étais convaincu que les deux tantes en savaient plus qu’elles ne m’avaient dit.
Je n’eus pas le loisir d’explorer davantage cette piste. Mon portable sonna. C’était Pascale, la surveillante du service de dialyse de Rennes.
– Francis, tu passes bientôt dans le service ?
– Ce n’était pas prévu dans l’immédiat, mais si vous avez besoin de moi, je peux faire un saut demain en fin de matinée.
– J’aimerais bien. Il faudrait qu’on te montre quelque chose.
– Que se passe-t-il ?
– Rien de grave, mais je préfère que tu voies ça. Un problème d’emballage qui nous intrigue.
*
Pivert entra en coup de vent, presque sans frapper, dans le bureau.
– Chef…
– Que se passe-t-il donc, Pivert ? Vous paraissez bien agité !
– Il se passe qu’il y a une seule étude d’huissier à Puteaux et que celle-ci a été détruite par un incendie, deux jours avant le meurtre de mademoiselle Stern !
– Quoi ?
– Attendez, ce n’est pas fini. L’huissier et sa secrétaire sont décédés dans l’incendie. Intoxiqués par les fumées, puis carbonisés.
– Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Un incendie criminel ?
– Justement, non. L’immeuble était vétuste. Les premiers indices suggèrent un incendie accidentel. Le feu aurait pris dans une poubelle. Une cigarette mal éteinte probablement. Une autre personne est morte dans l’incendie, au troisième étage. C’est passé à la télé, il paraît…
– Vous croyez que j’ai le temps de regarder le journal de vingt heures, Pivert ? dit Maupas un peu vexé, sachant bien que sa réponse était pitoyable.
– Curieux, comme coïncidence, non ?
– Vous l’avez dit. Je veux avoir tous les renseignements sur cet incendie le plus rapidement possible.
*
J’arrivai à Rennes vers midi. Je n’avais même pas osé contacter Isabelle pour tenter de la voir au passage. Je préférais laisser passer un peu de temps. Pascale m’attendait. J’aimais bien cette femme directe et énergique, dont la silhouette traduisait un entraînement physique régulier. Moi, j’adorais courir sur de longues distances, j’avais même participé au marathon de Paris, mais je manquais maintenant de temps pour pratiquer.
– Bonjour, Francis. Merci d’être venu. Viens, je vais te montrer.
Je saluai Marc, l’assistant qui était à ses côtés. Je le connaissais un peu, mais n’avais pas grande sympathie pour lui. Sa principale préoccupation était de se faire inviter par l’industrie pharmaceutique à un maximum de congrès possible, et, en dehors de ces moments où il avait besoin d’un service de ce genre, il était tout juste aimable avec nous.
Pascale m’emmena dans la réserve de matériel, mais à mon soulagement, Marc ne nous accompagna pas. Sans doute n’avait-il pas de congrès en vue. Et puis, vérifier la quantité de consommables… De minimis non curat praetor3 !
Il y avait un carton de dialyseurs qui venait de chez nous, entrouvert.
– Regarde, il n’y en avait que vingt-trois lorsqu’on l’a entamé.
– C’est incroyable. Il y a dû avoir une erreur lors du conditionnement. Normalement, il y en a vingt-quatre.
– Je sais bien, c’est pour ça que je voulais t’en parler. Ça ne pourrait pas expliquer les problèmes que nous avons rencontrés ?
Je réfléchissais à toute allure.
– Oui, on peut imaginer ça, mais il faudrait que l’erreur se soit répétée à grande échelle. Comment se fait-il que personne ne s’en soit aperçu auparavant ?
– Tu sais, on ouvre le carton, on prend sans faire attention. C’est juste parce qu’il y a eu ces soucis d’approvisionnements récents que j’ai eu l’idée de regarder le contenu d’un des cartons.
– Bravo, Pascale ! Tu es plus maligne que nous.
– Bah, l’intuition féminine…
– Et as-tu eu le temps de vérifier s’il manquait des dialyseurs dans les cartons du même lot ?
– Tu penses bien que je l’ai fait tout de suite.
– Et alors ?
– Eh bien, c’est curieux, il y a des cartons où on a le compte et d’autres où il en manque, quel que soit le numéro du lot.
Je comprenais de moins en moins ce qui avait pu se passer.
– Et bien sûr, tu n’as rien remarqué de tel avec les cartons provenant d’autres fournisseurs ?
– Non, Francis. Désolée. Vous êtes les seuls à avoir livré des cartons incomplets.
– C’est moi qui suis désolé.
Je laissai un instant mon regard s’attarder sur Pascale. Je ne sais pourquoi je ne lui avais pas prêté davantage d’attention auparavant. Pourtant, si elle ne faisait pas tout de suite flasher les hommes, elle méritait un examen plus approfondi. Brune aux cheveux courts, yeux très foncés, corps tout en rondeurs mais ferme, elle se révélait fort désirable.
Bien entendu, elle ne mit pas longtemps à me percer à jour et m’apostropha d’un air moqueur.
– N’y pense même pas, Francis. Je te connais trop bien. Reviens sur terre, tu as un problème à régler, là…
Je ne pus qu’esquisser un sourire piteux.
– Excuse-moi. Je ne sais comment te remercier d’avoir attiré mon attention sur cette anomalie. Maintenant, nous allons pouvoir continuer l’enquête à un autre niveau. Tu as le temps de sortir déjeuner ?
– Tu es gentil, mais je ne peux pas aujourd’hui, nous avons une réunion de cadres à treize heures.
– Une prochaine fois, alors.
Je l’embrassai chastement et pris congé. En quittant le service, je passai devant Marc, plongé dans la lecture d’un scanner au négatoscope. Il me jeta un coup d’œil torve. Toujours à l’affût des conversations, il avait dû entendre la fin de la nôtre. M’en voulait-il de ne pas l’avoir invité à déjeuner ? Je n’avais nulle envie de le faire. Notre métier de commercial a beau comporter des obligations parfois quasi-péripatéticiennes, il y a des limites !
*
Maupas se grattait pensivement l’arrière du crâne, où quelques touffes de cheveux l’empêchaient d’être entièrement chauve, en relisant le rapport sur l’incendie de Puteaux. Parfois, il se disait qu’il ferait mieux de se raser la boule à zéro plutôt que de garder ces mèches folles qui ne ressemblaient plus à grand-chose. Ça lui donnerait un air à la Yul Brynner. Pas mal après tout. Mais pour l’instant, il ne pensait pas à son aspect physique. Dans le dossier qu’il avait entre les mains, il ne trouvait aucun élément suggestif d’un acte criminel. Le feu s’était déclaré en fin d’après-midi au rez-de-chaussée, dans le local des poubelles. Des groupes de jeunes venaient régulièrement se réunir à cet endroit et y fumer diverses substances illicites, malgré les protestations des habitants ; un mégot mal éteint avait déjà provoqué un début d’incendie quelques semaines auparavant. L’appel d’air dans la vieille cage d’escalier avait rapidement attisé les flammes et des fumées toxiques s’étaient répandues dans tout l’immeuble. Bloqués au premier étage, l’huissier et sa secrétaire avaient dû perdre connaissance très vite, vu la position des corps : l’un assis à son bureau, le deuxième allongé par terre. Ils n’avaient même pas eu le temps de chercher à sauter par la fenêtre. Toutes les précisions étaient indiquées dans le rapport. « Deux cadavres retrouvés carbonisés dans l’étude entièrement détruite par les flammes. Un locataire très âgé qui vivait au troisième étage également décédé malgré l’arrivée rapide des pompiers. Plusieurs jeunes du quartier en garde à vue, sans résultat ». La thèse de l’incendie accidentel avait finalement été retenue. Le maire avait annoncé l’accélération du programme de réhabilitation du quartier.
Oui, tout ça c’était bien joli, mais deux jours plus tard, Esther Stern était assassinée. Elle venait de recevoir un avis de passage de ce même huissier. Maupas avait du mal à croire à une simple coïncidence. D’autant que toutes les archives de l’étude avaient été détruites par les flammes. Si on avait cherché à faire disparaître, à n’importe quel prix, toute trace de contact entre mademoiselle Stern et cet huissier, on ne s’y serait pas pris autrement.
Et jusqu’à présent, c’était réussi.
*
Il me fallut patienter plusieurs jours avant de pouvoir raconter à José la découverte de Pascale. Il était parti passer une semaine en Argentine. Un jour où je passais au siège, je croisai Patrick Aulne. N’y tenant, plus je l’abordai.
– Monsieur Aulne, bonjour. Pardonnez-moi de vous déranger, mais j’aurais besoin de vous parler de façon urgente.
– Bonjour, Francis. C’est si pressé ? J’ai un rendez-vous maintenant. Vous ne pouvez pas voir ça avec un de mes collaborateurs ?
– C’est-à-dire… Ça concerne les fameux dialyseurs manquants. J’ai peut-être une piste.
Son attitude changea instantanément.
– Venez dans mon bureau.
Il traversa le couloir au pas de charge, moi sur ses talons, et referma la porte sur nous, après avoir jeté un ordre bref à sa secrétaire : son rendez-vous devrait patienter quelques minutes. J’aimais bien cette réactivité et cette rapidité de décision qu’il montrait en toutes circonstances. Sans compter cette mémoire phénoménale : il se rappelait le prénom de chacun d’entre nous !
– Alors ?
Je lui racontai ma visite à Rennes et lui fis part des constatations effectuées sur certains cartons de dialyseurs.
– C’est incroyable, cette histoire. Il va falloir vérifier si on constate la même anomalie dans les autres centres victimes de ces problèmes d’approvisionnement. C’est hautement probable, et ça veut dire que l’erreur est commise sur notre site de stockage, puisque c’est là où nos dialyseurs sont conditionnés. Il réfléchissait tout haut. Oui, c’est sûrement ça. Bon Dieu, les gens travaillent n’importe comment maintenant. Je vais m’en occuper tout de suite. Mais ça ne va pas être de la tarte, ils sont une centaine d’employés à bosser là-bas. En tout cas, bravo, Francis !
– Je n’y suis pour rien, Monsieur. C’est le cadre de santé qui a remarqué l’anomalie.
– Peut-être, mais bravo quand même, insista-t-il en me raccompagnant à la porte.
*
Pour la première fois, José semblait un peu sombre à son retour de vacances. Mais ma découverte lui redonna le sourire, et il ne m’en voulut pas de ne pas avoir suivi la voie hiérarchique en informant directement Patrick Aulne. Il y avait urgence, reconnut-il. Très vite, il détourna la conversation vers son sujet favori.
– Alors, tu as retrouvé l’usage de ton vérin en acier chromé ? Dis-moi, avec cette Pascale à Rennes, il y a une ouverture ? Tu lui as déjà rendu les honneurs ? Et ta copine Myriam, le crampon de chez Adidas, tu l’as revue ou il y a forclusion définitive ?
José devait avoir un sixième sens. Quelques jours plus tard, survint un événement étrange.
*
Il était près de vingt heures ce mardi. La nuit était tombée depuis longtemps. L’hiver s’installait, avec une température conforme à la saison : glaciale. Seules les illuminations de Noël mettaient un peu de gaieté.
Je sortais d’un rendez-vous tardif à Foch et, machinalement, je continuai tout droit dans la rue du Mont Valérien, au lieu de suivre l’avenue Franklin Roosevelt sur la droite pour rejoindre le pont de Suresnes, comme je le faisais depuis de nombreuses semaines. Était-ce une manifestation inconsciente de notre conversation récente avec José ? Nos chers psychiatres, si diserts sur le donjuanisme et l’analyse des comportements, auraient déjà répondu par l’affirmative.
Lorsque je passai devant la librairie, j’aperçus Myriam. Elle n’était pas seule. Deux loulous au visage recouvert d’une capuche étaient en train de lui parler, et la conversation semblait peu amène, c’est le moins qu’on puisse dire. Je m’arrêtai en catastrophe au coin de la rue Fizeau. J’entendais les éclats de voix à travers les vitres fermées de ma voiture. On l’agressait au moment où elle fermait sa librairie ! Et bien entendu, aucun des rares passants ne semblait disposé à intervenir.
Au moment où je jaillissais de ma Passat, j’aperçus un éclair. Un des assaillants avait sorti un couteau. Au mépris de toute prudence, je me ruai vers le petit groupe en criant : « Ho là, doucement ! ». Mais il était trop tard.
D’un mouvement tournant très souple, Myriam, le torse penché à l’équerre, venait d’envoyer un coup de pied arrière dans la mâchoire de son agresseur le plus proche, dans un style que Bruce Lee n’aurait pas désavoué… J’entendis le bruit du couteau qui tombait à terre et le type s’écroula, à moitié assommé. Son comparse ne demanda pas son reste et s’enfuit en courant. Je m’arrêtai à quelques pas, interloqué. Elle m’aperçut.
– Tiens, c’est gentil de venir à mon secours, mais il est un peu tard, me dit-elle de son ton acidulé, comme si nous nous étions vus la veille.
– Je ne savais pas que tu étais une experte en sports de combat, balbutiai-je.
– Oh, tu ne sais pas tout de moi, loin de là, dit-elle sans prêter la moindre attention au gugusse qui se relevait péniblement et filait en rasant les murs, sans même chercher à récupérer son couteau.
Je restai planté là, sans savoir quoi dire. Elle était magnifique. Manteau long avec col en fourrure, écharpe en cachemire mauve, et toujours en pantalon et bottes à talons hauts, que le malandrin avait dégustés quelques instants plus tôt.
– Eh bien, dit-elle en riant, n’aie pas peur, je ne vais pas te frapper ! Je te devrais plutôt des remerciements. D’autant que comme tu as pu voir, personne n’est venu à mon secours. Je n’en avais du reste pas besoin. Mais c’est l’intention qui compte. Tiens emmène-moi, je t’offre un verre.
Elle s’installa sur le siège passager avec désinvolture, emplissant l’habitacle d’effluves de Poison. Malgré ma gêne, je ressentis une bouffée d’excitation. La situation était baroque. Elle m’avait viré deux fois de chez elle peu de temps auparavant, je n’avais bien sûr eu aucune nouvelle depuis, et nous étions de nouveau l’un à côté de l’autre, comme si de rien n’était.
– C’est la première fois que tu te fais agresser ici ?
– Oh, habituellement le quartier est tranquille, mais ces deux idiots ont cru qu’ils avaient affaire à une femme sans défense.
Nous étions arrêtés au feu rouge. Je me tournai vers elle.
– Où veux-tu aller prendre un verre ? À La Grande Cascade ?
– Allons plutôt chez moi.
Ses yeux bleus luisaient dans la pénombre, ses lèvres étaient entrouvertes sur un sourire plein de promesses. Je ne résistai pas à cette invitation. Plus rien ne comptait que ce désir animal qui s’était à nouveau emparé de moi.
Je n’arrivais cependant pas à me débarrasser d’une pensée tenace. Était-elle aussi capable d’utiliser sa force, dont elle venait de me donner une impressionnante démonstration, contre une innocente jeune fille ?
1. Objet du culte juif, qui consiste le plus souvent en un rouleau de parchemin comportant deux passages bibliques, emboîté dans un réceptacle et fixé au linteau d’un lieu d’habitation permanent.
2. Voir Meurtre pour de bonnes raisons, Éd. Glyphe, 2009.
3. « Le préteur (magistrat romain chargé d’organiser la tenue des procès) ne doit pas s’occuper des causes insignifiantes ».