Chapitre 3

1776 Words
Chapitre 3 Dans la nuit, Maximilien changea trois fois de tee-shirt, tous trempés par une transpiration inhabituelle chez lui. Nathalie lui conseilla de dormir à poil, mais Max, en maugréant, continua allègrement d’enfiler les tee-shirts. Épuisé, il trouva le sommeil vers cinq heures du matin ; il se réveilla en sursaut une heure plus tard et se leva aussitôt, sous les yeux effarés de sa femme. Toute la nuit, la scène de la forêt avait tourné en boucle dans son crâne meurtri. Il fallait qu’il se dénonce. Il revoyait le cadavre enroulé dans sa bâche en plastique noir… et lui qui pelletait, qui pelletait… à en perdre haleine. Mais ce n’était pas de sa faute, il expliquerait tout à la police et au juge d’instruction… Et tous ces gens-là comprendraient (quelle erreur ! et quel manque de clairvoyance !) Il déterrerait le cadavre en leur compagnie et prouverait que… que quoi ? (il eut une suée). Exhumer un macchabée en compagnie des flics et d’un juge d’instruction n’est pas une preuve de non-culpabilité. Bien au contraire, leurs soupçons (légitimes) se matérialiseraient en un réquisitoire haineux et sans pitié. Qui sème des corps, récolte des osselets. Lui, le roi des fossiles, embringué dans une histoire de meurtre. Alors que la postérité retiendra son nom pour son travail sur Homo octavius, cette postérité sera entachée par un petit cadavre de rien du tout, inhumé sous une couche de terreau mélangé de tourbe, de plantes décomposées, fossilisées, avec un soupçon d’argile. Non. Jamais ! Il fallait agir d’une façon non officielle. « Ce n’est pas moi, Monsieur le Juge, je le jure sur ce que j’ai de plus cher », dit-il à voix haute, en versant son café dans une tasse logotée Maxou. — Pourquoi tu parles à un juge ? demanda Nathalie, tout ensommeillée, qui fit son apparition dans la cuisine en se frottant les yeux. — Je parlais ? — Bien sûr… à un juge, dit-elle en baillant. — Ah bon ! ? (il la détailla). C’est joli ton petit ensemble short et dentelle, c’est transparent… — Je l’avais déjà hier soir, asséna-t-elle, je ne me suis pas changée trois fois cette nuit comme certains… C’est quoi cette histoire de juge ? — Un ami, dit-il en piquant du nez dans son bol. — Tu as un ami qui est juge ? — Oui. — Je croyais connaître tous tes amis ? — Pas celui-là. — Et tu l’appelles « Monsieur le Juge » en jurant sur ce que tu as de plus cher ? — Oui… Enfin, c’est un jeu entre lui et moi. — Écoute mon Max chéri, il faut que tu retournes à la clinique voir le docteur Sandeau… Tu ne t’en rends peut-être pas compte - ne le prends pas mal - mais il y a sûrement quelques petites séquelles… des petites fissures… tu comprends ? suite à ta chute… — Où ça des fissures ? — Eh bien… hum… dans ton cerveau… — Je t’arrête tout de suite, Nathalie, je comprends tes interrogations ; mais je te rassure, je vais bien. Je suis juste un peu fatigué. — Tu es sûr ? — Certain ! Elle lui déposa rapidement un b****r sur le front et s’éclipsa en criant : « Je prendrai mon petit déjeuner à l’extérieur car je suis pressée, j’ai une répétition à dix heures et j’ai des trucs à préparer avant. » Il étala une couche de beurre végétal sur une tartine grillée, trempa et croqua. La bouche pleine, il demanda en criant aussi : « tu répètes quoi ? ». La voix de sa femme lui parvint de la salle de bains : « une pièce en alexandrins : Le Fin Diseur… (elle attendit) Tu ne réponds pas ? Je sais ce que tu penses… que si on fait trois spectateurs, ce seront des gens qui se seront gourés de salle. Merci pour eux. J’espère que tu viendras me voir ? » Après le départ de sa femme, Maximilien Lachamp s’assit sur le bord de la terrasse granitée et, les pieds sur la pelouse, se prit la tête entre les mains. Il fit le tour de ses relations et son esprit s’arrêta sur Xavier Clémenti, un ami qui tenait une pharmacie dans le centre de Rennes. Ce dernier avait à peu près son âge, ils s’étaient connus au collège Émile Zola, avenue Janvier. Xavier lui avait parlé d’un flic qui jouait au rugby avec lui, un commissaire louche qui ne pensait qu’à la bagarre sur le terrain : ça pourrait être une bonne approche pour lui exposer son problème en toute discrétion. Il appela le pharmacien, mais ne voulant rien révéler de son histoire, il inventa un prétexte pour obtenir le numéro du policier. Son ami le prévint que le flic en question pouvait s’échauffer très vite et devenir con. Lachamp n’y prêta pas attention, trop heureux d’avoir un numéro de téléphone à qui se confier. À ce moment-là, il n’imaginait pas qu’il allait côtoyer l’enfer et son maître : le Diable en personne. En cette fin de chaude matinée de juin, le commissaire Lucien Workan, dans son bureau, une loupe à la main, détaillait un tableau de Francis Bacon - Head Surrounded by Sides of Beef - et comptait les côtes de bœuf de la carcasse éventrée. Avec cette chaleur il avait enfilé un costume de lin gris bleu sur une chemisette blanche, sa chevelure noire, lissée vers l’arrière, contrastait avec le col immaculé de la chemise. L’œil sombre, il alla asseoir son grand corps derrière un bureau en bois massif. Il vérifia la pile de papiers à sa gauche. Quatorze centimètres de hauteur de paperasses qu’il jugeait inutiles, la longueur de son stylo correspondait à la pile ; rien à jeter pour l’instant. L’ordinateur portable, fermé, à sa droite, constituait le deuxième élément de décor du plateau en merisier ; aucun autre objet ne venait troubler l’ordonnancement du grand bureau ministériel. Photos, calendrier, souvenirs, dessins d’enfant ou autres babioles, rien n’encombrait sa vue déficiente. Son équipe, emmenée par le capitaine Lerouyer, se débattait en ce moment même avec une b***e de dealers dans la rue Anièle au pied des tours HLM. Dealers, maintes fois pris, libérés, repris et relibérés… La routine. Workan prit la position du Sphinx, les deux avant-bras parallèles sur le bois ciré, la tête dans les étoiles et les pensées dans le chaos originel… À la deuxième sonnerie il décrocha mécaniquement le combiné téléphonique qui siégeait sur une tablette coulissante de son bureau. — Workan, j’écoute, dit-il la voix atone. — Vous êtes bien le commissaire Workan ? demanda Maximilien Lachamp, la voix grêle. — Je viens de vous le dire, grogna Workan. — Heu… voilà, je vous appelle de la part d’un ami commun… — Ça m’étonnerait, le coupa Workan. — Pou… pourquoi ? — Je n’ai pas d’amis ! — Ah bon ? transpira Lachamp avant d’ajouter : disons, une connaissance commune. — Et quelle est cette connaissance commune que vous voulez dénoncer ? La guerre est finie, monsieur… monsieur comment… ? déjà. — Maximilien Lachamp, paléoanthropolo… — Un instant, monsieur, l’interrompit Workan. Il appuya sur une touche et appela le standard, il cria dans l’oreille du réceptionniste : « Je vous avais dit de ne pas me passer les mabouls et les collabos… C’est clair ! ? Merde ! » Il reprit son interlocuteur : — Alors, monsieur Lachamp… c’est ça ? — Oui. — Que vous arrive-t-il ? — Donc, notre connaissance commune… — Allez-y, dites son nom… je le fusillerai à l’aube. Demain, ça vous va ? — Ah mais non, il n’est pas question de ça, il n’a enterré personne, lui. — Je vois, je vois… dit Workan en se caressant l’arête du nez. Vous le soupçonnez de quoi, exactement ? — Monsieur le commissaire, notre ami commun… enfin notre connaissance commune n’a rien à voir avec ce que j’ai fait, il m’a juste recommandé à vous. Il s’agit de Xavier Clémenti et… — Ce nom-là me dit quelque chose… — C’est normal, il joue au rugby avec vous, s’empressa de compléter Lachamp. — La Gélule ! s’exclama Workan. — Quoi ? la gélule ? s’inquiéta Lachamp. — C’est Clémenti le pharmacien, on l’appelle La Gélule à cause de son petit gabarit et vu qu’il vend des médocs… vous ne le saviez pas ? — Non. Je ne joue pas au rugby… c’est vrai qu’il a un petit gabarit, maintenant que vous le dites. — Même avant, ajouta Workan, il joue numéro dix ; demi d’ouverture, en ce qui le concerne on ferait mieux de l’appeler demi de fermeture. Quand il reçoit le ballon, il prend ça comme un cadeau de Noël, il ne veut plus le lâcher… alors que le rôle de l’ouvreur, c’est quoi monsieur Lachamp ? — Ouvrir, je suppose. — Vous supposez bien, voilà pourquoi on reçoit des branlées à chaque fois qu’il joue. Bel ami que vous avez là, monsieur Lachamp. — En fait, ce n’est pas vraiment un ami. On s’est connu au collège et… — Et vous êtes déjà prêt à le renier… tout ça parce qu’il ne lâche pas le ballon en temps et en heure. Vous comprenez mieux pourquoi je n’ai pas d’amis, monsieur Lachamp, l’amitié de nos jours est un mot galvaudé, vous-même… — Je ne vous permets pas. — Pardon ? — Rien. — J’aime mieux ça. Maintenant que vous avez dénoncé La Gélule, continuons le palmarès. Au fait, vous saviez qu’il était homosexuel ? — La Gélule ? s’interloqua Lachamp, en sueur sur sa terrasse. Il faisait trop chaud sur Rennes. Jamais il n’aurait dû appeler ce commissaire, la canicule rendait fou. Les entrailles de la terre exhumaient leur rancœur, rien que sur lui. Il avait enterré un cadavre, s’était cassé la gueule à vélo, et apprenait qu’un de ses meilleurs amis était pédé et s’appelait La Gélule. Pour compléter le tout, sa femme répétait Le Fin Diseur en alexandrins. Et l’autre con de flic qui ne lâchait rien. La Gélule l’avait prévenu, mais il n’avait pas fait attention. Justement il entendit la voix de cet emmerdeur de commissaire qui disait que l’homosexualité n’était pas un délit et que La Gélule pouvait faire ce qu’il voulait. En arrière toute, songea Lachamp. — Monsieur Lachamp ? s’enquit Workan, vous êtes là ? — Oui oui. — Vous ne m’appeliez pas pour dénoncer Clémenti ? — Non non. — Que voulez-vous ? — J’ai peur que vous ne me compreniez pas bien, monsieur le commissaire, c’est compliqué : j’ai fait quelque chose sans vraiment le faire… avec une pelle, mais je ne voulais pas. On m’a poussé, menacé… depuis, c’est un cauchemar, ce cadavre. Je comprendrais que vous me mettiez en prison pour ça, mais ce serait injuste… J’étais dans le coma, vous saisissez ? Workan, à l’aide de son pouce et de son index, ferma les yeux et se lissa les paupières. « Depuis le début je savais que c’était un cinglé, pensa-t-il… p****n ! J’en ai marre !… Comment dissoudre, ou tout au moins fluidifier, tous ces cerveaux malades ? » — Je vous comprends, monsieur Lachamp, maintenant rentrez chez vous. — Mais j’y suis déjà. — Vous êtes marié ? — Oui. — Dites à votre femme de cacher le téléphone. Elle est près de vous, j’espère ? — Non. Elle répète Le Fin Diseur en alexandrins. « Et allez donc ! On en repasse une couche, sacré Lachamp ! se dit Workan, il doit pas souvent gagner au loto celui-là. » — Monsieur Lachamp ? — Oui ? — C’est fini ? — Quoi ? — Ce que vous aviez à me dire ? — Non. Je n’ai pas encore commencé. — Préparons un feu de camp, alors. Allons-y… top départ. — Voilà, c’est moi qui ai trouvé Homo octavius… — Stop ! hurla Workan. On arrête de dénoncer les homos. — C’est vous qui m’avez appris pour La Gélule. — C’est vrai, je m’excuse, mais n’en profitez pas pour dénoncer les autres… — Je vous interromps, commissaire, Octavius est sans doute un pré-Néanderthalien. Nous travaillons toujours sur sa mandibule… — Monsieur Lachamp ? — Oui ? — Raccrochez s’il vous plaît, merci. — Ah non, commissaire, je veux que vous soyez là quand je vais déterrer le cadavre. — D’accord d’accord, et l’exhumation du corps a lieu à quelle heure et dans quel cimetière ? — Pourquoi le cimetière ? — Parce que selon l’article R364-9 du code des communes, j’ai le droit à une vacation par fraction de deux heures insécables. Y aura-t-il une réinhumation immédiate ? — Ben non, il faudra identifier le cadavre, c’est tout. — C’est tout ? — Oui. — Vous ne savez pas qui vous avez enterré ? — Non. Je sais commissaire, ça paraît absurde, mais vous auriez été à ma place, vous auriez fait la même chose. — C’est ce que disent tous les assassins.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD