Chapitre 2

2242 Words
Chapitre 2 Trois jours plus tard, les yeux rivés sur le bout de ses pantoufles, Maximilien Lachamp s’ennuyait. Assis dans un fauteuil moderne recouvert d’alcantara bleu cérulé, il leva les yeux et par la baie vitrée qui donnait sur le jardin, il aperçut sa femme en train de trifouiller dans un parterre à la chasse aux mauvaises herbes. « Elle bine », murmura-t-il. Il n’aimait pas jardiner, il n’aimait pas tondre la pelouse, il n’aimait pas arracher les mauvaises herbes, il n’aimait pas planter des légumes ou semer des graines dans le potager. Il aimait fouiller, découvrir, et ce n’était certainement pas dans ce quartier de Maison Blanche, au nord du périphérique rennais que les dieux de la paléontologie avaient laissé des traces. Il l’avait vérifié quand les pelleteuses attirées par ce nouveau lotissement, où il habitait depuis deux ans avec son épouse, s’étaient mises à l’ouvrage. Les fouilles des futures fondations furent laissées tout un week-end à l’air libre. Lachamp s’y précipita alors et étudia les coupes des strates de sédiments. Rien. Nada. Pas un fossile… même pas un bigorneau à se mettre sous la dent. Pourtant, cet endroit avait connu plusieurs ères glaciaires, ça gelait sec au Paléolithique moyen dans ce quartier. Il se résigna, il habiterait dans une maison banale, certes coquette, mais sur un terrain sans passé lithique ni Cro-Magnonesque. Maximilien Lachamp avait quitté la clinique des Cygnes la veille. Le docteur Sandeau l’avait jugé apte à poursuivre sa convalescence à son domicile et l’avait mis en congé maladie pour un mois. L’agité au marteau s’était calmé et il ne ressentait pratiquement plus aucune douleur si ce n’étaient quelques étourdissements en position debout prolongée. Il décida de sortir afin de rejoindre son garage par la porte arrière de sa maison ; pour la première fois depuis l’accident, il reverrait son VTT. Sa femme le héla. — Fais attention Max, tu vas tomber ! Il maugréa entre ses dents : « non ! » Elle continua : — Tu veux que je déplie la chaise longue ? Je vais t’installer sur la terrasse, mon chéri. Nouveau grognement. — Attention à ta tête, le soleil est chaud. D’un geste, il montra ses bandelettes. « Excellent chapeau de paille », marmonna-t-il en direction de Nathalie. Nous étions en juin et le thermomètre affichait allègrement 27° à l’ombre, température exceptionnelle en cette saison. — Tu vas où ? — Je vais voir mon vélo. — Il n’a rien. Y a juste ton cuissard de déchiré et ton casque qui a explosé. Devait pas être réglementaire, tu l’as eu où ? — Chez Pentathlon. — Tu veux dire : Heptathlon ? — Oui. — Des voleurs et des assassins, c’est sûrement un casque made in China pas aux normes. Le mot « assassin » fit tressaillir Maximilien Lachamp. Il en ignorait la raison. Il s’assit sur le bord de la terrasse recouverte en pavés de granit du Portugal, du dix par dix, sciés en lamelles de trois centimètres d’épaisseur. C’était la mode, on importait du granit de Chine, du Brésil, du monde entier, et les carrières de granit bretonnes fermaient les unes après les autres. Nathalie, à genoux, continuait à grattouiller autour des plantes. — À quelle heure les pompiers m’ont-ils découvert dans le bois ? demanda-t-il à sa femme, presque timidement. Nathalie arrêta son sarclage et vint s’asseoir près de lui. Elle était vêtue d’un short kaki et d’un tee-shirt blanc, sans manches. D’un geste instinctif, geste amoureux, il lui caressa doucement la cuisse. Elle l’embrassa sur la bouche, il répondit à son b****r mais fut le premier à lâcher prise. « Alors, à quelle heure ? » bredouilla-t-il. — Décidément, quand tu as quelque chose dans le crâne, rien ne t’arrête. — Tu étais avec eux ? — Avec qui ? — Les pompiers. — Non, pour la simple et bonne raison que ce ne sont pas les pompiers qui ont effectué les recherches mais les gendarmes. Il devint soucieux et s’astreignit à une chasse aux souvenirs malheureusement évaporés. Elle trouva curieux qu’il lui demandât : « Est-ce qu’ils avaient des chiens ? — Je ne sais pas, en tout cas ils n’en ont pas eu besoin car c’est un paysan qui t’a découvert. — Ah bon ? et à quelle heure ? — Décidément, tu es un obsédé ; je ne sais pas, il devait être vers 17 heures. — Je suis donc resté trois heures inanimé au bord du chemin. — Non. Tu devais rentrer à la maison vers treize heures, je pense que tu es tombé vers midi. Tu es resté le nez dans l’herbe au moins cinq heures… Mais si j’en crois tes déductions, tu penses avoir chuté vers quatorze heures… pourquoi ? Ce n’est pas normal, d’habitude tu arrêtes de pédaler vers 12 h 30 pour être à la maison à treize heures. Tu es sûr de toi ? — Heu… Non… C’est ma tête… Les neurones qui folâtrent. » Maximilien Lachamp avait mordu la poussière au bord du sentier à quatorze heures : il en était persuadé. D’ailleurs c’était la seule chose qui lui revenait à l’esprit, il regardait sa montre au moment de la chute. « C’est toi qui as donné l’alerte ? » s’enquit-il auprès de Nathalie. — Oui. Vers quatorze heures tu n’étais pas rentré, comme tu es ponctuel, je me suis inquiétée. J’ai pris la voiture et comme je sais que tu gares la tienne près de l’église de Saint-Sulpice, je m’y suis rendue. J’ai vu ta voiture et j’ai filé jusqu’à l’étang des Maffrais dans le bois. Au bout d’une demi-heure d’attente, j’ai prévenu les gendarmes qui sont arrivés vers quinze heures trente. Une heure et demie plus tard, le paysan te retrouvait. Et voilà… Le principal, mon Maxou, c’est que tu sois là, bien en vie. Elle glissa son bras sous le sien et posa la tête sur son épaule. Oui. Bien en vie, mais pour combien de temps ? Quelle était cette menace insidieuse que ses méninges palpaient sans en extraire la moindre information ? Il sortit le vélo du garage, testa les capacités de la fourche, régla la hauteur de la selle, joua du dérailleur et regonfla les pneus à l’aide d’un petit compresseur électrique. Il entendit une portière claquer, « les gendarmes » pensa-t-il, affolé. Pourquoi ? Ce n’était que l’infirmière, mallette à la main, qui venait changer le pansement. Les bandelettes disparurent et il se retrouva avec des compresses stériles scotchées au sparadrap. Sa femme en profita, à l’aide d’une tondeuse, pour lui raser l’autre moitié des cheveux épargnée par le médecin de la clinique. — Voilà, tu es plus symétrique comme ça ! — On dirait un légionnaire. — Tu « es » mon légionnaire, s’amusa Nathalie. Elle eut la surprise de l’entendre prononcer : — J’irai, demain, dans la forêt faire du vélo. Médusée, elle resta muette, la bouche ouverte. Enfin la parole lui revint. — Mais tu n’y penses pas, tu n’es pas sérieux, tu me fais marcher… — Non. — Mais Max, c’est dangereux… dans ton état. Allons mon chéri, c’est une plaisanterie. — Non. — Alors, j’irai avec toi. — Hors de question. — Pourquoi ? — Parce que… Parce que… J’ai besoin de me sentir sécurisé. Je suis tombé de vélo, je dois reprendre de l’assurance. Il faut chasser l’appréhension. — Mais mon chéri, ça arrive à tout le monde de s’étaler à vélo. Chafouin, il ne répondit pas à sa femme. Vers seize heures, assis dans un transat et plongé dans la lecture de Histoire naturelle des animaux sans vertèbres de Jean-Baptiste Lamarck, un précurseur de Darwin sur la théorie de l’évolution de l’espèce, Maximilien Lachamp commença à somnoler sous l’effet conjugué de la chaleur et des antalgiques. La voix de Nathalie le fit sursauter : — Qu’est-ce que tu lis ? — mmm… Lamarck, grogna-t-il — Qui c’est ? — Un savant… un évolutionniste… — Qu’est-ce qu’il dit ? — Plus grand chose, il est mort en 1829. — Arrête, Max, de me prendre pour une gourde. — Excuse-moi. — Alors ? — Il détaille l’évolution morphologique des animaux. Par exemple : pourquoi les girafes ont développé un grand cou au cours des millénaires ? — Oui. Pourquoi ? — Eh bien, pour attraper leur nourriture ; essentiellement des feuilles d’arbres. — Elles avaient un petit cou, avant ? — Oui ! — Pourquoi elles ne mangeaient pas de l’herbe comme les autres animaux ? Ça leur aurait évité ça. — Ça, quoi ? — D’avoir un grand cou. T’as d’autres exemples d’animaux évolutifs ? — Oui. — Lesquels ? — Je ne sais pas… Disons les kangourous. — Ah oui, c’est vrai. Pourquoi ils ont des petits bras ? — Des petites pattes avant, et non des bras, soupira Maximilien. Les kangourous glissent leurs petits dans la poche ventrale - dite marsupiale - et pour ne pas les écraser, ils se campent sur leurs pattes arrière pour rester en position verticale. Les pattes avant ne servant plus, elles se sont atrophiées et parallèlement les pattes arrière se sont renforcées ainsi que leur appendice caudal, ce qui leur permet de se déplacer en faisant des bonds. — Merci, j’avais compris. Et la poche, tu l’expliques comment ? C’est quel type d’évolution ? » Maximilien Lachamp referma son livre et n’eut plus qu’une envie : parcourir la forêt à vélo. Nathalie amena une petite desserte en plastique, imitation bois, près du transat de son mari. Elle déplaça le parasol afin que Maximilien soit bien à l’ombre, elle pénétra dans la maison et ressortit quelques secondes plus tard, un plateau à la main, qu’elle déposa sur la tablette. — Regarde mon Maxou, je t’ai fait une tarte aux pommes. Deux tartelettes gourmandes se dessinèrent dans les pupilles dilatées de Max, ses lèvres s’humectèrent de plaisir, un ronronnement de satisfaction sortit de sa bouche. Qu’il aimait Nathalie à ce moment-là. Sans transition, elle passait de l’état d’emmerdeuse à celui de voluptueuse épicurienne. — Tu veux que j’aille te chercher la pelle à tarte ? demanda-t-elle. Il la dévisagea fixement, la bouche entr’ouverte n’émettait aucun son, il blêmit et se ratatina dans le transat. — La pelle ? balbutia-t-il faiblement. — Ben oui, la pelle ! Tu la veux ?… Mais qu’est-ce que tu as ? Ça ne va pas ? Maximilien Lachamp fermait les yeux et murmurait : « La pelle… la pelle… » Nathalie le secoua doucement pour le ramener à la raison. — Écoute Max, si tu ne veux pas de pelle, ce n’est pas grave. — Attends, le mot « pelle » déclenche quelque chose dans ma tête… — Je vais te chercher une boisson. Nathalie s’éloigna vers l’intérieur de la demeure en marmonnant entre ses dents : « Mon Dieu, faites qu’il ne reste pas comme ça, car là, c’est du lourd. » Elle revint avec un jus d’orange et le posa sur la desserte. — Dis-moi Max, tu n’as pas peur d’une pelle à tarte ? — Oh non ! — Tant mieux… un instant j’ai cru… tu ruminais le mot : « pelle ». Il t’a déclenché quelque chose, m’as-tu dit. Quoi ? — Heu… j’ai eu une fulgurance ; j’ai vu une pelle avec un grand manche. — Où ? — Je ne sais plus, c’est passé. — Tu n’as pas reçu un coup de pelle sur la tête ? — Non. — Il faudra en parler avec le docteur Sandeau, ça l’aidera sûrement à te reconstruire. — Il est hors de question que je discute avec ce psychiatre, cet observateur malsain qui souffre de schizophrénie… — Ce n’est pas un psychiatre, mais un neurologue spécialisé dans les troubles du cerveau. — Je n’ai pas de troubles, j’ai juste oublié quelque chose. — Une pelle ? — Mais non… Ce passage à vide d’une heure ou deux avant ma chute. — De toute façon, Sandeau veut te voir à la clinique des Cygnes, demain. — Je n’irai pas. Ce type me prend pour un petit garçon, moi qui suis le découvreur d’Octave. — Il s’en fout d’Octave, asséna Nathalie. — Alors si on commence à se foutre des hominidés de 400 000 ans, où va-t-on ? dit Lachamp, soudain désappointé. — Eh puis ton Octave… tu n’as trouvé que la mandibule ! — C’est mieux que rien. Homo octavius est peut-être moins célèbre que Lucy, mais n’en reste pas moins un chaînon important. C’est un descendant, ou peut-être même, un Homo heidelbergensis, qui a vécu entre huit cent mille et trois cent mille ans avant notre ère, et est certainement l’ancêtre d’Homo neanderthalensis. — Si tu le dis. — Nathalie, tu me désespères. — Housewife ! — Trop drôle ! Ils dégustèrent la pâtisserie en silence. Maximilien s’endormit dans le transat à l’ombre du parasol. Nathalie, bienveillante, examinait le visage tourmenté et secoué de tics de son mari. Elle ne reconnaissait pas Max qui, en temps ordinaire, était si calme, si décontracté, presque trop passe-partout à ses yeux de comédienne. Comment une chute banale de vélo avait-elle pu le transformer ainsi ? Des bribes de phrases sortaient de sa bouche pendant son sommeil ; comme des exclamations d’épouvante. Il vociféra des mots improbables où il était vaguement question de pelle à grand manche. Effrayée et angoissée, Nathalie débarrassa la terrasse et s’enferma dans la maison. Elle appela la clinique des Cygnes et demanda à parler au docteur Sandeau. Quelques minutes plus tard, elle eut le médecin en ligne. Elle se rappela à sa mémoire : — Je suis madame Lachamp et… — Comment vous oublier, chère madame, la coupa Sandeau d’une voix cérémonieuse. Comment va votre mari ? — Justement… je suis inquiète. Je trouve… je trouve qu’il a un comportement étrange depuis qu’il est sorti de la clinique… en ce moment, il dort… mais il délire. — Hum hum, fit Sandeau. Est-il agressif ? — Heu, non ! pas pour l’instant, répondit Nathalie, soucieuse. Il peut le devenir ? — Non, dit Sandeau, rêveur. Je crois que l’on se voit demain, n’est-ce pas ? — Normalement, oui. Mais il y a un problème ; mon mari ne veut pas se rendre à la clinique… il n’a… il n’a pas envie de vous voir. Le médecin marqua un temps de silence avant d’enchaîner. — Bien, ne le forçons pas. Attendons quelques jours ; il va se raisonner et c’est lui qui demandera à me rencontrer en consultation. Soyez tranquille, madame Lachamp. Néanmoins au moindre faux pas de sa part, n’hésitez pas à m’appeler. Nathalie ne trouva pas ça rassurant du tout et raccrocha en murmurant un vague merci. Elle ne pouvait pas imaginer que le cauchemar n’avait pas encore commencé et que les faux pas, grâce ou à cause de son paléoanthropologue de mari, allaient pleuvoir à la… pelle. Maximilien se réveilla en sursaut et en sueur, il déclara à Nathalie, de retour sur la terrasse, qu’il irait le lendemain, coûte que coûte, pédaler dans la forêt en partant de Saint-Sulpice. Elle haussa les épaules sans lui répondre, signe d’un profond mécontentement chez cette jeune femme facile à vivre. Il lui arrivait de complexer devant Max, ce jeune scientifique si brillant, sommité au niveau international, toujours appelé à travers le monde pour donner des conférences à un parterre de ses semblables. Elle en était folle amoureuse et se demandait parfois ce qu’il lui trouvait. Elle se savait ni laide, ni belle ; comédienne sans avenir mais lucide sur ses capacités artistiques. Peut-être serait-il heureux si elle lui faisait un enfant ? Car elle avait repoussé les projets de maternité pour ne pas nuire à sa carrière théâtrale. Le résultat n’était pas probant. Maximilien, à ce moment précis, avait d’autres chats à fouetter et ses préoccupations étaient d’un tout autre ordre. Il en frissonnait. Des bribes de souvenirs, avant sa chute, se reconstituaient. Le puzzle s’assemblait et ce n’était pas brillant. Il était bien question d’une pelle… oui, mais une pelle spéciale. Une pelle qui lui avait permis d’enterrer un cadavre quelques minutes avant le soleil magistral exécuté à l’aide de son vélo.
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