Chapitre 1

1708 Words
Chapitre 1 Blanc. Crème chantilly. Neiges perpétuelles ou le tunnel de la mort ? Le long boyau lumineux, interminable, aux néons aveuglants, et, à la sortie, toutes sortes d’anges qui tournoient à l’aide de leurs ailes au plumage laiteux. C’est chiant le blanc quand il n’y a aucune autre couleur pour faire diversion… Ça promettait des bons moments, la vie éternelle ! Il bougea les doigts et sentit le froid des barreaux d’un lit d’hôpital. Allongé sur le dos, un drap le recouvrait ; sensation légère, mais preuve de vie… ou d’une autre vie : intemporelle mais néanmoins sensitive. Pour l’instant, les flammes de l’enfer ne le consumaient pas et aucun coup de fourche du démon ne lui avait transpercé le corps. En revanche, à l’intérieur de sa tête, un individu mal intentionné s’en donnait à cœur joie à asséner des coups de marteau sur une enclume. Et ça faisait mal, ça résonnait comme une fanfare de cent cinquante musiciens dans un ascenseur. Il tenta de soulever ses paupières, d’abord la gauche qui se referma aussitôt quand il fit l’effort d’ouvrir la droite. Jamais il n’aurait pensé qu’une paire de paupières pouvait peser des tonnes. Enfin un œil ouvert. Il constata qu’il était seul, dans une chambre plongée dans la pénombre, éclairée par un rai de lumière qui filtrait à travers les stores. Le drap qui le recouvrait était blanc comme le mobilier, comme la sonnette qui pendouillait au bout d’un fil juste au-dessus de ses yeux. Il remua les doigts. D’abord le pouce, puis l’index jusqu’à l’auriculaire, il déplia ses phalanges comme un enfant qui apprend à compter ; tout fonctionnait. Il continua avec des circonvolutions du poignet et leva le bras. Ça marche, rêva-t-il. Il entreprit un check-up général de son corps, bougea les orteils, plia les genoux, joignit les mains. Le cathéter de la perfusion se rappelant à son bon souvenir le fit se redresser légèrement… Alors le con avec son marteau et son enclume se déchaîna dans sa tête. Il reposa l’ensemble sur l’oreiller et ferma les yeux. Il porta la main vers son crâne et sentit les bandelettes et une espèce de filet qui emmaillotait le tout. Que s’était-il passé ? L’infirmière vêtue d’une blouse blanche pénétra dans la chambre. Il souleva la paupière droite, la femme en blanc lui sourit. Il ouvrit la bouche, elle fit : « chuuuut », en positionnant son index devant ses lèvres. Elle ajouta : « Votre femme arrive, vous allez pouvoir discuter avec elle. Avez-vous mal à la tête ? Voulez-vous un peu de morphine ? » Il allait préciser : « que si on enlevait le mec et son enclume, ça ne serait pas nécessaire. » Mais l’infirmière posait des questions sans attendre les réponses puisqu’elle s’était déjà éclipsée de la chambre. Il reposa les bras le long de son corps et attendit. Un homme, également en blouse blanche, accompagné d’une jeune femme, pénétra à son tour dans la chambre. L’homme (probablement un médecin, pensa-t-il) tira légèrement les stores pour éclairer davantage la pièce et s’approcha du lit. Brun grisonnant, longiligne, il lui sembla inquiétant. La jeune femme l’accompagnant semblait avoir dans les trente ans. Elle se précipita vers lui en disant : « mon chéri, mon chéri… ». Elle l’embrassa, il bredouilla : « ma chérie… qu’est-ce que je fais là ? » Le médecin, autoritaire, prit les choses en main : — Je suis le docteur Sandeau, spécifia-t-il en s’adressant au blessé. Comment vous appelez-vous ? L’homme, les deux paupières soulevées, la bouche ouverte, regarda sa femme d’un air interrogatif : pourquoi ne lui avait-elle pas dévoilé son nom ? — Donne ton nom au docteur, implora la femme. — Pourquoi, tu ne lui as pas dit ? égrena lentement, l’enturbanné. — Mais il le sait, il veut que ce soit toi qui lui dises. Encore un disciple de Freud qui veut sonder les entrailles de ma psyché, songea l’homme. — Je m’appelle Maximilien Lachamp. Sa femme battit des mains en glapissant : « Super ! Génial ! Tu l’as dit !… » Maximilien Lachamp la regarda d’un œil suspicieux ; assurément, elle le prenait pour un demeuré profond. — Quel âge avez-vous ? reprit le toubib. — Trente-cinq ans. — Bien. Votre profession ? — Paléoanthropologue. — Bien. Le numéro d’immatriculation de votre voiture ? Lachamp, surprit, se mit à rougir. — Je ne sais pas, bafouilla-t-il. C’est un nouveau véhicule. — Ah, ah, fit le toubib, décelant avec gourmandise une faille cérébrale abyssale. Sa joie fut de courte durée. — Et le vôtre ? demanda Lachamp. — Quoi, le mien ? — Oui, votre numéro d’immatriculation ? — Euh… Ça commence par un A… non, un B… bredouilla le médecin, embarrassé ; puis résigné, il avoua : je ne m’en souviens plus très bien. — Match nul, dit Lachamp. Le docteur Sandeau s’efforça de sourire et s’adressa à madame Lachamp : « Je pense que votre mari récupère de façon satisfaisante, nous le ferons marcher dans le couloir, demain, et dans deux ou trois jours il sera à vous. » — Je ne suis pas débile, grogna Lachamp, vous pourriez vous adresser directement à moi ! — D’accord, fit le médecin, que vous est-il arrivé ? Le paléoanthropologue, consterné, dut avouer : — Je suis tombé de vélo. — Bien. Il y a combien de temps ? Lachamp jeta un regard vers la fenêtre et tenta de mesurer l’intensité lumineuse du jour. — Il y a deux ou trois heures… Devant les regards sceptiques du médecin et de sa femme, il s’empressa d’ajouter : — … environ. — Cet « environ » me rassure, monsieur Lachamp, jubila le toubib. Vous avez chuté de vélo, il y a « environ » trois jours. Maximilien Lachamp se renfrogna et enfonça la tête dans l’oreiller : « Comme le temps passe », chuinta-t-il. Le médecin appela une infirmière qui prit sa tension et l’aida à s’asseoir sur le bord du lit. — Ça va ? s’enquit le toubib, ça ne tourne pas trop ? — Non… À part l’idiot qui cogne sur son enclume dans ma tête. — Ce n’est rien, on appelle ça le syndrome du forgeron, ça passera. Où travaillez-vous ? monsieur Lachamp. — Au CNRS. — Bien. J’ai appelé vos collègues pour connaître un peu le sujet de vos travaux actuels. Vous en rappelez-vous le thème ? Lachamp tenta de tourner la tête vers sa femme, pour lui montrer à quel point ce toubib l’emmerdait. La rotation s’arrêta net et lui arracha un cri de douleur, il se rallongea sur le lit. — Je suis spécialiste du pré-Néanderthalien, mais en ce moment j’aide un collègue qui travaille sur des momies de sel découvertes à Chehrabad en Iran… Ça vous va ? — Des momies de sel ? — Oui. Des hommes ou des femmes momifiés de façon naturelle par le sel… — Bien bien, dit le toubib en hochant la tête. — Non ! Pas bien ! s’énerva Lachamp, j’en ai marre de vos questions, je suis normal ! Juste un léger traumatisme. Visiblement ennuyé, le médecin tenta de le calmer. — Écoutez-moi, monsieur Lachamp, je fais ça pour votre bien. Et je peux vous rassurer : vous avez toutes vos facultés. À peine sorti de cette commotion cérébrale (il hésita)… je dois avouer que vos propos me semblent remplis de lucidité et de perspicacité. — Merci. — Juste une dernière question : avant de chuter, avez-vous ressenti un malaise ? — Heu… non… Je ne me souviens pas. — C’est juste une faute d’inattention ? — Sans doute ! — Vous vous souvenez d’être tombé de votre VTT ?… — Oui. Puisque je vous l’ai dit. — Quelle est la cause de votre chute ? — Heu… Je crois me souvenir avoir vu une pierre dans le chemin au dernier moment… et après j’ai perdu connaissance. Voilà, ça m’a permis de me retrouver entre de bonnes mains : les vôtres… Ah ! Où suis-je ? — À la clinique des Cygnes, soupira le médecin longiligne en se dirigeant vers la sortie. Comme le chant. — Qu’est-ce qu’il veut dire avec son chant du cygne ? demanda Maximilien à sa femme. C’est mauvais signe… non ? Je n’ai pas envie de chanter et de passer l’arme à gauche… C’est un drôle de nom pour une clinique. Je suis tombé direct chez les dingos ou quoi ? — Mais non, mon chéri ; calme-toi. — Me calmer, me calmer… c’est facile à dire, tu ne connais pas la gravité de ma situation. — Quelle situation ? — Mon amnésie. — Mais tu te souviens de moi, de ton nom, de ton travail. Ce ne sont pas quelques minutes d’oubli avant ta chute qui changent quelque chose. D’autant plus que tu devais pédaler, insouciant, en regardant la nature. Maximilien Lachamp la regarda d’un œil sombre qu’il avait bleu. Nathalie Lachamp, trente-deux ans, faisait son âge : jolie, sans plus, cheveux auburn mi-longs, elle ressemblait à une jeune cadre dynamique qu’elle n’était pas. Musicienne, actrice de théâtre, lectrice de textes oniriques, bateleuse de rue, mime, etc. elle était une intermittente des intermittents du spectacle. Les soixante-quinze pour cent de son activité et de son énergie consistaient à imaginer l’usage des vingt-cinq pour cent restants. Cinq ans auparavant, elle avait épousé Maximilien Lachamp de trois ans son aîné et auteur de deux thèses sur la paléontologie et l’anthropologie, brillant jeune scientifique qui avait su résister au chant des sirènes venu d’outre-Atlantique. Il s’évertuait à faire bouillir la marmite, sa femme exerçant le plus souvent à compte d’artiste. — C’est embêtant cette histoire, non ? s’inquiéta Maximilien. — Mais non… une broutille. Lachamp prit un air songeur, il pensa à autre chose. — Il m’épie, dit Maximilien. — Qui ? — Le toubib ! — Écoute Maxou, mon chéri, fais un effort, ne sombre pas dans la paranoïa. — Va voir où il est ! Nathalie se leva de sa chaise, tira sur sa jupe, traversa la chambre en lorgnant vers la tête enturbannée de son mari. Elle ouvrit la porte, regarda dans le couloir, le médecin sortait du bureau des infirmières. Elle se précipita vers lui. — Docteur, docteur… puis-je vous parler un instant ? — Bien sûr, madame Lachamp, je vous écoute. — Croyez-vous qu’il va garder des séquelles ? — Honnêtement ?… — Oui, je veux savoir. — Non… Peut-être pendant quelques jours va-t-il se sentir désorienté mais ce sera très bref. — Il ne va pas devenir paranoïaque ? — S’il ne l’était pas avant, c’est non. — Il croit que vous l’épiez. — Ah ! fit le docteur en se caressant le menton à plusieurs reprises, les yeux fixés vers le faux plafond. — Alors ? s’inquiéta Nathalie. — Le syndrome du Sioux, plus communément appelé le syndrome du guetteur… Le toubib n’en finissait pas de s’éplucher la pointe du menton. — Je ne connais pas ce syndrome, dit Nathalie. — C’est normal, c’est moi qui invente les noms de tous les syndromes dans cette clinique. Faut tout faire soi-même. Je dois vous avouer que le guetteur et le forgeron, ça ne fait pas bon ménage. — Que faut-il faire ? — Rien. Rassurez-vous, ils vont se neutraliser. Le toubib leptosome lui tapota l’épaule et s’éloigna en murmurant : « le guetteur… ». Nathalie retourna dans la chambre de son mari sous le regard anxieux de celui-ci. — Alors ? demanda-t-il. — Ce n’est rien, tu as juste deux syndromes… mais ça va passer… — Quels syndromes ? la coupa Maximilien. Je me sens parfaitement normal, à part ce mal de tête abrutissant. — Ça, c’est le syndrome du forgeron. L’autre syndrome étant celui du guetteur. Elle marqua un temps d’arrêt, son regard s’éloigna de celui de son mari. — C’est quoi le guetteur… c’est grave ? — Non… En fait, ça dépend de toi. Si le médecin te demande si tu te sens épié, tu réponds que non. — Un peu quand même. — Non ! Personne ne t’épie, s’énerva Nathalie… Tu veux rester ici un mois avec les mabouls ? — Non. — Eh bien, tu réponds non à toutes les questions. Tu n’as plus mal nulle part. D’accord ! ? — C’est toi qui le dis. Nathalie soupira et prit la main non perfusée de son mari : « Écoute, mon Maxou, il faut que tu sortes d’ici le plus vite possible, ce médecin ne m’inspire pas confiance. » — Ah ! Qu’est-ce que je disais… Il épie. C’est un comploteur.
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