III - Les tirailleurs en vedette.

1440 Words
III Les tirailleurs en vedette. Le centre de la plazza est le point saillant du tableau. La, le puits (el poso), avec sa roue gigantesque, ses grands rebords, ses seaux en cuir et son baquet de pierre cimentée, offre un aspect oriental. On est surpris de rencontrer dans cette contrée occidentale une construction originaire de la Perse, mais l’explication de ce fait est facile. La roue persane a voyagé de l’Égypte sur les côtes méridionales de la Méditerranée. Avec les Maures, elle a traversé le détroit de Gibraltar, et les Espagnols lui ont fait franchir l’Atlantique. Le lecteur trouvera dans les Livres Sacrés plus d’un passage applicable aux mœurs des Mexicains. Mes regards se détachent du puits et s’arrêtent sur les scènes animées qui se déroulent autour du poso. Là, le poblano, l’habitant de la hutte-adobe, avance d’un pas silencieux le long des murailles, en évitant le centre de la place, sur lequel il jette par intervalles un regard curieux et craintif. Il porte de larges calzoneros ; un serapé aux couleurs multiples couvre ses bras et ses épaules, et un chapeau noir à larges bords assombrit encore son teint basané. En pénétrant furtivement dans une maison qu’on lui ouvre avec précaution, il semble heureux d’échapper aux regards. Peu d’instants après, j’entrevois son visage derrière les barreaux de la reja. Ailleurs, j’aperçois d’autres poblanos, également inquiets. Contrairement à leurs habitudes, ils gesticulent peu et parlent à voix basse. Des événements extraordinaires semblent les préoccuper. Les femmes sont au logis ; quelques pauvres revendeuses indiennes sont seules assises sur la plazza. Leurs marchandises sont placées devant elles sur une mince feuille de palmier. Une ombrelle, en feuilles de palmier, les défend, elles et leur marchandises, contre le soleil. Des vêtements de laine teinte et d’épais cheveux noirs, ornés de fils de couleur écarlate, leur donnent une apparence de bohémiennes. Aussi insoucieuses que les gypsies, elles rient et babillent toute la journée en demandant à chaque nouvel arrivant d’acheter leurs fruits, leurs légumes ou leur agua dulce. La nature les a douées de voix harmonieuses qui résonnent agréablement à l’oreille. Çà et là, une jeune fille, portant une olla rouge sur la tête, vole d’un pas léger vers le puits. En général, les Mexicaines sont aussi courageuses que gaies. Mais quels sont ces étrangers qui font la terreur du village, dont ils sont les maîtres, à en juger par le ton hautain de leur conversation ? Jamais hommes plus bizarres ne se réunirent dans un village mexicain. Ils sont quatre-vingts, et si chacun ne portait une carabine, un poignard et un revolver, vous ne découvririez point en eux la plus légère ressemblance. Leurs armes dénotent seules une sorte d’organisation et d’uniformité ; pour le reste, ils diffèrent autant que des vêtements de formes et de couleurs opposées peuvent faire différer des hommes. Les uns portent des chapeaux de peaux de chat ou d’écureuil ; d’autres, des bonnets de feutre ou de castor. Quelques-uns sont revêtus de chemises en peaux de daim ; plusieurs ont adopté le véritable costume indien, qui consiste en un vêtement de cuir ouvert à la gorge et serré au corps par une ceinture qui soutient le couteau et le pistolet. On voit aussi la veste des marins, la jaquette en cotonnade bleue du créole de la Louisiane ; la jaqueta en cuir brun de l’Hispano-Américain et l’habit écourté et écarlate du ranchero mexicain. Le serapé pourpre et la gracieuse manga, semblable à une toge, couvrent leurs épaules. Jetez un coup d’œil sur les jambes de ces hommes. Elles sont aussi singulièrement attifées que la partie supérieure de leur corps. Les uns enveloppent leurs jambes dans une flanelle bleue, écarlate ou verte. D’autres portent des guêtres de peaux de bœuf ou de cheval non tannées ; ici, le pantalon disparaît à moitié dans d’immenses bottes ; ici, le brogans en peaux de veau brutes et des mocassins de coupe différente représentant les modes de chaussure de mainte tribu indienne. Plusieurs ont adopté les lourdes bottes des cavaliers mexicains, qui rappellent les jambières des anciens preux. Leurs éperons ne sont pas moins curieux que leurs costumes. Les légers éperons d’argent et d’acier, aux fines molettes, contrastent avec le lourd éperon mexicain, pesant plusieurs livres et muni de molettes de cinq doigts de diamètre et de dents qui perceraient les côtes d’un cheval. Mais ces éperons, ces bottes, ces calzoneros, ces mangas et ces serapés ne sont points portés par des Mexicains ; leurs propriétaires appartiennent à d’autres races. Ces hommes robustes ont vu le jour dans le Kentucky, le Tennessee ou dans les fertiles plaines de l’Ohio, de l’Indiana et de l’Illinois. Parmi eux figurent les squetters et les chasseurs des forêts, les fermiers des grands monts Alleghanys, les bateliers du Mississipi, les pionniers de l’Arkansas et du Missouri, les trappeurs 1 des prairies et les voyageurs des lacs, les jeunes planteurs du Sud, les créoles français de la Louisiane et les colons aventureux du Texas. Le vieux monde a fourni son contingent à cette troupe cosmopolite. Je reconnais le blond enfant de la Germanie, l’Anglais robuste, l’Écossais fier, l’Italien tapageur, le Français léger, le Suisse ferme et le Polonais sombre et silencieux. Quels sujets d’étude pour un ethnologiste ! Mais quels sont ces hommes ? Trois fois déjà vous avez posé la question. J’y réponds : Ces hommes forment un corps de « tirailleurs », la guerilla de l’armée américaine. Et moi, que suis-je ? Je suis leur capitaine, leur chef. Oui, je suis le commandant de cette troupe, et j’ose affirmer que l’on ne trouverait nulle part, malgré leur aspect étrange, des hommes plus forts et plus audacieux. Cette guérilla se compose d’aventuriers qui ont passé la moitié de leur existence à guerroyer contre les Indiens ou les Mexicains ; de gentlemen ruinés, d’individus qui n’ont pu s’accoutumer à la vie civilisée, et de proscrits, — éléments détestables pour coloniser, mais excellents pour conquérir. Je déclare avec orgueil qu’une sorte de sentiment d’honneur guide ces hommes. Il est vrai que de longues barbes des cheveux en désordre, des faces couvertes de poussière, des chapeaux rabattus, des vêtements étranges et un véritable arsenal de poignards, de revolvers, de carnassières et de gibecières, leur donnent un aspect sauvage, terrible même. Mais on aurait tort de les juger sur leur physionomie. Çà est là bat un noble cœur sous une enveloppe grossière. Le patriotisme meut les uns ; l’amour d’une indépendance complète guide les autres, et quelques-uns, enfin, n’agissent que par esprit de vengeance. Ces derniers sont surtout des Texiens qui pleurent un ami ou un frère traîtreusement mis à mort par les Mexicains. Ils n’ont pas encore oublié le cruel assassinat de Goliad, ni la sanglante boucherie d’Alamo. Quant à moi, le hasard, l’amour des émotions et des aventures, peut-être même un faible attrait pour la puissance et la célébrité, m’engagent à prendre part à cette expédition. Pauvre aventurier, sans amis, sans toit, sans patrie, car ma terre natale n’est plus une nation libre, le patriotisme ne me stimule pas. Je n’ai ni injustice à combattre, ni cause publique, ni patrie à défendre. Ces tristes réflexions me viennent aux heures d’inaction et m’affligent..... Les hommes ont attaché leurs chevaux dans l’enclos de l’église, aux arbres ou aux barreaux des fenêtres. Ces chevaux forment, comme leurs maîtres, un assemblage d’êtres variés, de tailles, de couleurs et de races différentes : on y voit le coursier fringant du Kentucky et du Tennessee, le cheval tranquille de la Louisiane et le mustang à demi-sauvage, récemment capturé dans les savanes. On remarque également deux espèces de mules : la grande mule des États-Unis et celle du Mexique. Mon cheval noir se trouve au centre de la place. J’admire ses belles proportions. Il redresse fièrement la tête et frappe avec impatience le sol. Il sait que mes yeux sont attachés sur lui ! Nous nous trouvons à peine depuis une demi-heure dans la rancheria, à laquelle nous sommes étrangers. Notre troupe est la première qui y soit arrivée, quoique la guerre sévisse depuis plusieurs mois au bas de la rivière. Nous formons un parti d’éclaireurs. Notre mission principale consiste à protéger les mexicains inoffensifs contre un troisième ennemi commun, les sauvages Comanches. On rapporte que ces Indiens ismaélites ravagent la partie supérieure du fleuve dont ils se sont emparés et viennent de piller une grande ferme. On ajoute qu’ils ont, suivant leur coutume, massacré les hommes, emporté les femmes, les enfants et les meubles. Bref, nous nous trouvons ici pour conquérir les Mexicains, mais nous devons les protéger en les conquérant. Cosas de Mexico ! Ces Indiens ismaélites ravagent la partie supérieure du fleuve. (P.16.)
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