IV
La poursuite.
Je songeais au singulier caractère de cette triple guerre lorsque ma rêverie fut troublée par le bruit du sabot d’un cheval qui accourait au galop. Je me penchai au-dessus de l’azotea, dans l’espoir d’apercevoir le cavalier. Je ne fus pas désappointé. Ce cavalier, qui paraissait très jeune, était imberbe et avait des traits gracieux, le teint brun, les yeux vifs et des joues vermeilles. Ses épaules étaient recouvertes d’une manga écarlate qui retombait sur les hanches du cheval ; son chapeau était un léger sombrero. Quant au cheval, c’était un petit mustang, bien proportionné, et tacheté comme un jaguar, un véritable coursier andalous.
Le cavalier avançait hardiment au galop. Il regarda par hasard l’azotea sur laquelle je me trouvais. L’éclat de mon uniforme fixa son attention, et il s’arrêta tout à coup.
En ce moment, le tirailleur posé en vedette dans cette partie du village lui commanda de faire halte. Au lieu d’obéir, le cavalier reprit sa course, mais dans une direction nouvelle.
Une balle allait probablement mettre un terme à son existence ou à celle de sa monture, lorsque j’ordonnai à la sentinelle de ne pas faire feu.
J’avais réfléchi : le gibier était trop noble et trop beau pour être mutilé ; mieux valait le capturer en bon état. Je me décidai à l’essayer.
Mon cheval, sellé et bridé, se trouvait près du puits. Au lieu de perdre un temps précieux à descendre l’escalier, je sautai sur le parapet et de là dans la plazza. Le groom, devinant mon intention, se dirigea à ma rencontre avec le cheval.
Saisissant les rênes, je sautai rapidement en selle. Quelques tirailleurs suivirent mon exemple, ce dont je me souciais peu, car je n’ignorais pas que la vitesse importait plus en ce moment que la force. Mon cheval était le plus agile de toute ma troupe, et les bonds du mustang m’avait donné la conviction que seul je pouvais lutter avec lui.
Je me trouvai bientôt dans les champs à la poursuite du cavalier écarlate. Il avait évidemment l’intention de contourner le village et de continuer la course que notre présence avait interrompue.
La chasse menait à travers un champ de milpas. Mon cheval enfonçait profondément dans la terre molle, tandis que le mustang, plus léger, bondissait sur le sol comme un lièvre. Il me devançait, et je commençais à craindre qu’il ne m’échappât, lorsque je vis que la route était interceptée par une haie de magueys s’étendant transversalement à droite et à gauche. D’une végétation luxuriante et haute de huit à dix pieds, ces plantes aux puissantes feuilles s’entre-croisaient et formaient des chevaux de frise naturels.
Au premier coup d’œil, cette barrière semblait infranchissable. Elle força, en effet, le Mexicain à s’arrêter. Il s’apprêtait à la longer, quand il s’aperçut que je prenais une ligne diagonale et devais infailliblement l’atteindre. Alors il lança son cheval dans les magueys, et l’un et l’autre furent en un instant hors de vue ; mais en m’approchant j’entendis les feuilles épaisses craquer sous le sabot du mustang ; il fallait l’imiter ou abandonner la poursuite. Je n’hésitai pas.
Mon honneur et la réputation de mon cheval n’étaient-ils pas en jeu ? Têtes baissées, nous nous précipitâmes dans les magueys.
Nous arrivâmes déchirés et ensanglantés de l’autre côté. A ma vive satisfaction, je m’aperçus que j’avais fait un meilleur emploi du temps que le cavalier écarlate ; sa halte avait diminué la distance entre nous. Mais il fallut traverser un nouveau champ de milpas et il regagna le terrain perdu.
Parvenu à l’extrémité du champ, j’aperçus quelque chose de brillant devant moi — c’était de l’eau — un large fossé ou zequia pour irriguer les champs. Comme les magueys, il s’étendait transversalement à notre course.
— Cet obstacle l’arrêtera, pensai-je ; il doit prendre à droite ou à gauche, et puis...
Mes réflexions furent interrompues.
Au lieu de tournera droite ou à gauche, le Mexicain dirigea son cheval vers la zequia, et le noble animal la franchit d’un bond.
Je n’avais pas le temps d’admirer cet exploit, je me préparai à l’imiter. Mon brave coursier n’avait besoin ni de la cravache ni de l’éperon ; il savait ce que l’on attendait de lui.
D’un bond il se trouva de l’autre côté et reprit la course avec une nouvelle ardeur.
Une vaste plaine verdoyante, une savane, s’étendait devant nous.
Les sabots des deux chevaux résonnaient maintenant sur un sol ferme. La poursuite devenait donc une simple question de vitesse qui aurait été tranchée en ma faveur, si un nouvel obstacle ne s’était présenté. Un troupeau de bétail et de chevaux couvrait la prairie ; ces animaux, effrayés par notre galop sauvage, prirent la fuite dans toutes les directions. Beaucoup vinrent de notre côté. Maintes fois je dus arrêter mon cheval pour éviter les longues cornes d’un taureau ou d’un bœuf furieux. Maintes fois aussi je dus me détourner de mon chemin.
Dans cette course irrégulière, je vis avec chagrin que le mustang, par habitude peut-être, avait l’avantage sur moi et qu’il gagnait sans cesse du terrain. Quand nous échappâmes enfin au troupeau, nous approchions de l’extrémité de la plaine. Devant moi était le chapparal, derrière lequel apparaissaient de grands arbres et une colline dont le sommet était couronné de murailles blanches. Ces murailles étaient celles de l’hacienda déjà mentionnée et vers laquelle nous nous dirigions en droite ligne.
Je devenais inquiet sur le résultat de la lutte. Je ne pouvais me dissimuler que le cavalier était sauvé s’il atteignait le bois. Je n’osais pas le laisser échapper. Que diraient mes hommes si je ne le ramenais pas ? J’avais empêché la sentinelle de tirer, et facilité ainsi la fuite de quelque espion peut-être, sinon d’un personnage important. Les efforts désespérés que celui-ci tentait appuyaient encore la supposition qu’il était l’un ou l’autre. Il devait donc être pris.
Puisant une nouvelle énergie dans ces réflexions, je pressai les flancs de mon cheval avec ardeur. Ma monture parut, comprendre mes pensées. Je ne tardai pas à me trouver à portée de fusil du cavalier poursuivi. Je tirai alors mon revolver de la ceinture,
— Alto ! o yo tiro ! Halte ! ou je tire ! criai-je à haute voix.
Pas de réponse : le mustang continuait à courir.
Halte ! criai-je de nouveau, ne voulant pas tuer un être humain, halte ! ou vous êtes un homme mort !
Toujours pas de réponse.
Six yards à peine me séparaient du cavalier mexicain. Courant en droite ligne derrière lui, je pouvais lui envoyer une balle dans le dos. Quelque instinct secret me retint. Je ne sais quel pressentiment arrêta mon bras. Mon doigt reposait sur la détente, et je ne pouvais me résoudre à la mouvoir.
Cependant je résolus d’abattre le cheval plutôt que de lui permettre d’entrer dans le bois, où il m’aurait échappé. En ce moment il prit une nouvelle direction et me présenta le flanc. Je saisis ce moment pour lui envoyer d’une main sûre une balle mortelle dans le ventre. Cheval et cavalier roulèrent aussitôt sur le sol.
Ce dernier se dégagea rapidement et se releva.
Craignant qu’il ne tentât encore de s’échapper dans le bois, je me précipitai vers lui, le revolver à la main. Mais il n’essaya ni de fuir ni de résister. Il croisa les bras, contempla froidement l’arme que je dirigeais sur son visage, et me dit avec sang-froid :
— No mata me, amigo ! Soy muge ! Ne me tuez pas, ami ! je suis une femme !