CHAPITRE III - Une conscience qu’on t*****e et un cœur qu’on déchire

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CHAPITRE III Une conscience qu’on t*****e et un cœur qu’on déchire Dès que je fus prêt, je courus frapper à la porte du cabinet de mon père. Le cœur me battait avec violence, car j’allais accomplir une de ces actions qui peuvent avoir une importance décisive dans notre vie. Une fois entré, je voulus parler, mais je ne savais comment aborder la question. Mon père vit mon embarras ; alors il me demanda : « Qu’y a-t-il, mon enfant ? – Il y a, répondis-je, très ému, que je crains de vous avoir mécontenté. – En quoi donc ? » fit-il, me regardant d’un air surpris, un peu sévère. Je le lui expliquai. « Voici : J’ai compris, comme vous, que la France a besoin de toutes les forces dont elle dispose pour soutenir la guerre contre l’Allemagne ; et… j’ai songé à m’engager. – À t’engager !… » reprit-il ; et un sursaut le redressa dans son fauteuil. Il y eut un instant de silence ; le visage de mon père s’illumina d’abord d’un rayon d’orgueil. Au fond, il m’approuvait certainement, il était même fier de moi. Mais bientôt un pli douloureux fronça ses sourcils ; l’affection paternelle s’inquiétait, prenait le dessus. « Fernand, ce n’est pas sérieux ? – Si, mon père, c’est très sérieux. – Tu es trop jeune ! – Bast ! je suis fort et bien portant ; deux collégiens comme moi vaudront bien un soldat. – Tu ne t’imagines pas, reprit-il, ce que c’est que la guerre ; à quelles fatigues énormes tu t’exposerais. La campagne peut durer jusqu’à l’hiver ; tu ne résisteras pas aux longues marches, aux nuits passées dehors, sous la neige. – Je vous assure que j’endurerai les fatigues aussi bien qu’un autre. D’ailleurs, il y a des enfants moins âgés que moi qui ont porté les armes. – Je le sais ! » répliqua-t-il, hésitant et impatienté. Il luttait contre lui-même, avec la peur de céder ; et, se sentant faiblir, il fit un effort énergique et déclara sur un ton très décidé : « Non, non, je ne veux pas ! ne me parle plus de cela, Fernand…, je t’en prie ! » Je songeai à mon serment contracté en présence de mes camarades, et je poursuivis : « C’est que… voilà !… j’ai promis ! – Promis !… quoi ?… à qui ? » Alors je racontai la scène de la veille, la promenade dans la cour, l’enthousiasme, le serment fait, sur l’honneur, de s’engager, malgré l’opposition des parents. Mon père s’étonna, resta perplexe une seconde ; puis, comme s’il eût trouvé subitement l’argument suprême et décisif, il s’écria : « Malheureux ! tu n’as donc pas pensé à ta mère ?… – Si, j’y ai pensé ; je suppose bien qu’elle ressentira beaucoup de chagrin ; mais les mères auront peut-être moins à souffrir du départ de leurs enfants qu’elles n’auraient à souffrir d’une invasion qui résulterait de l’indifférence du pays devant l’ennemi. N’est-ce pas pour les défendre, et parce que nous les aimons, que nous voulons partir ?… » Il marchait, maintenant, à grands pas dans la pièce, soucieux et satisfait à la fois de me voir dans ces idées. Il s’arrêta devant moi et me dit : « Et qui donc restera avec elle, pour la consoler, pour la protéger, peut-être, quand je ne serai plus ici ? Car enfin, je n’ai que quarante-deux ans, moi ; je vais être appelé, j’y compte. Ce sera une grosse douleur pour elle ; et tu veux que cette douleur, elle l’éprouve deux fois ; tu veux qu’elle ait à se lamenter doublement, sur l’époux et sur le fils !… » Ces raisons me touchaient, certes, jusqu’au fond du cœur ; mais je revenais toujours à ma parole donnée, et je disais : « Qu’est-ce que mes amis penseront de moi ? – Ils penseront ce qu’ils voudront ; tu n’es pas encore le maître de tes actions ; d’ailleurs, il est inutile que tu retournes au collège ; les examens sont passés ; les vacances commencent dans huit jours ; tu ne les reverras donc plus. – Je peux les rencontrer dans l’existence ! m’écriai-je, me trouver même en relations d’affaires un jour avec eux ! Alors, ils se souviendront, et ils n’auront que du mépris pour moi ; à leurs yeux, je serai le fanfaron qui a eu peur, le monsieur qui n’a pas de parole, le soldat qui a déserté. Ils raconteront cette aventure à tout le monde ; ce sera la tache de ma jeunesse, le remords de toute ma vie ! Ah ! mon père, y songez-vous ? et voulez-vous donc que j’aie honte de moi-même ? » Alors mon père me serra dans ses bras et s’écria : « Non, mon enfant, je ne veux pas que tu aies honte de toi-même ; je veux que tu sois un patriote, un brave, un homme honnête et irréprochable ; et j’approuve ce que tu as fait, et je suis fier de toi, et je te félicite ! Mais c’est ta mère, ta pauvre mère qui m’inquiète. – Ne pourriez-vous pas la préparer à ce départ ? demandai-je. – Il n’y a qu’un moyen, répondit mon père, c’est d’attendre que les évènements soient plus avancés. Quand elle verra que tout le monde court à la frontière, quand elle comprendra mieux les obligations imposées à chacun, lorsque enfin elle se sera habituée peu à peu à l’idée des sacrifices nécessaires, alors nous lui parlerons de ton projet. Et tu pourras, quoique n’étant pas des premiers, te conduire aussi bien que les autres et accomplir ton devoir de Français. » Je sentis que je devais faire quelques concessions et que je n’obtiendrais pas davantage ; je dis à mon père : « Eh bien ! c’est entendu. » Et comme ses yeux brillaient d’une émotion contenue, je me jetai à son cou, en suppliant : « Surtout, ne me faites pas trop languir. » Il me le promit. Puis, pour que je n’aie pas d’explications à donner à mes camarades, et sans doute pour éviter de ma part un coup de tête précipité qui aurait pu causer une trop vive douleur à ma mère, il décida que je ne retournerais pas au collège. Le jour même, il chercha à me distraire ; il m’emmena à son magasin d’objets d’art situé au premier étage d’une maison de la place de la Bourse. Là étaient exposés aux regards des visiteurs des statuettes, des groupes en bronze, œuvres d’artistes connus ou de jeunes sculpteurs dont le talent commençait à s’affirmer. Tout cela s’alignait sur des tables, des piédestaux et des socles en chêne, dans une espèce de grand salon clair tendu d’étoffe rouge. Je me rappelle qu’enfant j’éprouvais un plaisir extrême à me promener au milieu de ces personnages, fixés dans l’immobilité du métal et qui, pourtant, semblaient si bien vivre. C’étaient des camarades pour moi, de vrais amis que j’affectionnais. J’avais la permission de leur conter des histoires, de les mêler à mes jeux, à la condition de n’y point toucher. Et lorsqu’un acheteur emportait un de mes préférés, je pleurais en cachette, comme au départ d’un compagnon qui vous quitte pour toujours. Il y avait quelque temps que je n’étais entré dans le magasin ; en revoyant cette petite famille d’autrefois, les souvenirs d’enfance me revinrent en foule ; une sorte de griserie très douce hallucina mon esprit. Je m’arrêtai une minute devant chacun d’eux pour renouer connaissance ; et les conversations que je leur tenais quand j’avais six ans me remontaient instinctivement aux lèvres. Lorsque j’eus fini ma tournée, je vins m’asseoir à une table, et de longs soupirs soulevèrent ma poitrine ; alors, pendant que mon père travaillait à son bureau, je me mis à faire des croquis, pour tuer le temps. Tous ces petits bonshommes de bronze, ces enfants, ces déesses, ces guerriers, ces fortunes me parurent inquiets et tristes comme moi. Il me sembla même qu’ils s’animaient peu à peu, qu’ils me parlaient de la guerre, qu’ils manifestaient eux aussi le désir de partir, mais que quelqu’un les empêchait de se mouvoir, les forçait à attendre l’heure. Je copiais un jeune athlète gaulois qui, debout, le bras gauche armé du bouclier, tirait son glaive. Et tout à coup, à travers ma rêverie, je crus entendre mon modèle de bronze prononcer lentement, avec cette voix presque imperceptible qui, parfois, vient, nous ne savons comment, des choses qui nous environnent : « Un jour, bientôt, j’irai me battre. » Et tous les autres répétèrent : « Oui, oui, nous irons nous battre, nous irons tous ! » Je ne me doutais pas alors que ces singulières paroles, perçues par mon esprit bien plus que par mes oreilles, exprimaient un engagement qui, comme nous le verrons, fut scrupuleusement tenu !… Durant une semaine, je sortis avec mon père ; un matin il m’emmena à la fonderie. Elle se trouvait à Saint-Cloud, dans une propriété où nous passions mes deux mois de vacances, quand nous n’allions pas à la mer. Elle était installée au bout du jardin, derrière la maison, sous un vaste hangar. Le soir, on apercevait de loin, dans l’ombre, les orifices incandescents des fourneaux ; trois trous disposés comme deux yeux et une bouche. On eût dit des monstres fantastiques dévorés par un feu intérieur. Souvent leur bouche s’ouvrait et du gosier pourpre sortait une longue coulée de lave rouge étincelante que des hommes noirs recueillaient à l’aide de creusets et qu’ils vidaient dans les moules des statuettes. Un atelier d’ajustage et de ciselure touchait à la fonderie. Cette fois-là, les ouvriers, une vingtaine environ, se réunissaient pour dire adieu aux camarades qui partaient le lendemain ; et mon père leur avait donné rendez-vous, afin de leur souhaiter bonne chance. Charles Aschuler, le fils du père Jean, était avec eux ; c’était un grand garçon fort, un peu blond, à l’air honnête et doux. Ils vinrent boire dans la salle à manger ; la plupart, anciens soldats, portaient déjà le képi et le pantalon garance. Très enthousiastes, ils manifestaient une grande confiance et se promettaient d’accomplir des prouesses. Quand ils eurent trinqué et qu’ils furent sur le point de se séparer, ils jetèrent un dernier coup d’œil ému à la fonderie, que certains d’entre eux ne reverraient peut-être plus jamais. Et l’on sentait qu’ils laissaient là quelque chose d’eux-mêmes ; ils éprouvaient en ce moment un chagrin visible, à quitter ces fourneaux, ces outils, et le bon travail habituel et réglé qui faisait vivre leur famille. Qui donc, maintenant, nourrirait la femme et les enfants ? Enfin, à la grâce de Dieu ! Il fallait bien aussi, ces êtres chers, les défendre contre les envahisseurs. Nous rentrâmes à Paris, avec Charles Aschuler ; et, le lendemain, il se passa à la maison une scène pénible, dont je garderai le souvenir éternellement. Ce jour-là, des régiments se rendaient à la gare de l’Est. Charles Aschuler, convoqué à la caserne de Lourcine, avait déjeuné avec nous ; et, son petit paquet à la main, il s’apprêtait à prendre congé. Le père Jean, très ému, mais digne et solennel, fixait son fils d’un regard ferme, regard de père, dans lequel l’amour inquiet se mêlait à de la fierté heureuse. Il lui faisait une foule de recommandations et lui répétait pour la dixième fois : « Charles, mon cher enfant, tu te battras comme un lion, n’est-ce pas ? et tu leur flanqueras une bonne pile, hein ? » Annette, suffoquée, les yeux rouges, la figure toute décomposée par la douleur, pleurait à grands flots de larmes, sans pouvoir prononcer une parole. Et Charles essayait en vain de la consoler, se tenait près d’elle plus affecté par le chagrin de sa fiancée que par la perspective des périls de la guerre. L’heure étant venue, les mains se serrèrent et le père Jean, suivi d’Annette qui voulut conduire son futur jusqu’à la caserne, descendit avec son fils. Par la fenêtre ouverte, nous entendions tous les bruits du dehors ; le temps était chaud, le ciel très pur ; et des échos de clairons, des piétinements de troupes au loin, tout ce brouhaha d’une ville qui se prépare à la guerre arrivait jusqu’à nous, nous secouait d’une vive émotion patriotique. Et malgré moi, je ne cessai de songer à mes trois camarades de collège ; je me demandais ce qu’ils pensaient de mon silence depuis huit jours et ce qu’ils avaient fait ; et ma plus grande crainte était de les rencontrer pendant mes sorties avant d’avoir tenu mon serment. Mais des tambours se mirent à battre ; mon père et moi, nous nous approchâmes de la fenêtre, et nous aperçûmes, sur notre droite, une foule bruyante qui envahissait la rue, en chantant la Marseillaise : c’étaient des soldats et des volontaires en civils ; chacun portant sa valise ou des effets enveloppés dans une serviette. Des amis, des parents ou de simples curieux les accompagnaient. Presque tous se montraient vaillants ; mais il y avait çà et là des hommes graves et des femmes affligées, dont les yeux disaient l’anxiété muette. Je remarquai parmi les engagés beaucoup de jeunes gens : ils avaient l’air décidé et satisfait. Je me dis : « Je devrais être au milieu d’eux » ; et je m’en voulus presque de ne pas avoir résisté à mon père : « Enfin, pensai-je, mon heure viendra bientôt. » Pendant que je me livrais à ces réflexions, un coup de sonnette retentit à notre porte et me frappa en pleine poitrine comme un pressentiment vague. Annette, ni Aschuler n’étant là, j’allai ouvrir moi-même, et je me trouvai en face de trois jeunes soldats. C’étaient Dorval, Verriez et Loubin ! J’avais peine à les remettre sous leur uniforme neuf qu’ils portaient avec une certaine crânerie : ils se tenaient très droits, fiers et contents, pareils à de vrais troupiers. Et ils me parurent tout transformés. Je découvris subitement sur leur figure des traits mâles que je ne leur connaissais pas encore. Je les avais laissés collégiens comme moi quelques jours auparavant, je les retrouvais hommes dans la complète énergie du mot. Alors je me sentis petit devant eux, et une angoisse terrible traversa mon cœur, tandis que la honte me brûlait le visage. D’un geste timide je leur indiquai le salon, mais ils restèrent dans l’antichambre. « Eh bien, quoi donc ! articula Dorval d’un ton rude : on ne t’a pas vu depuis l’autre fois. Qu’est-ce que ça signifie ? Tu t’es engagé, je pense ? Es-tu prêt ? nous partons… » Je balbutiai quelques mots très timides : « C’est que… voilà… mon père… exige que j’attende quelque temps. – Ah ! ce n’est pas fait… » jeta Dorval avec un sourire ironique. Puis, se retournant vers les autres, il ajouta : « Qu’est-ce que je vous disais ? – Mon père non plus ne voulait pas, fit à son tour Verriez ; j’ai tant insisté qu’il a fini par consentir. – C’est à cause de ma mère, repris-je faiblement. – Ma mère à moi, a pleuré, dit Loubin ; elle ne sera pas la seule à verser des larmes, la pauvre femme. Je lui ai dit que je me sauverais plutôt, parce que j’avais juré. – Je vous assure, continuai-je, que j’ai employé tous les moyens ; prochainement je reviendrai à la charge… Il est convenu, qu’avant peu… d’ici la fin du mois… » Dorval m’interrompit : « Allons donc, c’est de la comédie ; avoue franchement que le courage te manque. – Oui, oui, répétèrent les deux autres, tu as peur. – Peur ! moi ! m’écriai-je, oh ! ne dites pas cela ! Un jour, je vous prouverai que je suis brave, vous verrez. » À ce mot, ils se mirent à ricaner tous les trois en répétant : « Un jour, ah ! oui ! un jour… ou l’autre. » Puis Dorval, qui s’apprêtait à sortir, me fixa d’un regard lourd de mépris, et prononça : « Toi, tu ne nous prouveras jamais qu’une chose : c’est que tu es un capon, entends-tu ! Et tous ceux du lycée le sauront ; et quand l’un de nous te rencontrera, il te le dira bien en face, comme je te le dis en ce moment. » Et les deux autres répétèrent : « Oui, tu es un capon ! un capon ! – C’est une infamie ! articulai-je désespéré, c’est une infamie ! » Ils se retiraient, et je tentais en vain de les retenir. « Attendez, suppliai-je, j’appelle mon père ; il vous expliquera… et puis je vous accompagnerai… Tenez, je pars, là ; je m’en vais avec vous, tout de suite, le temps de faire mes adieux. Attendez-moi, attendez-moi ! » Mais ils s’en allaient ; ils avaient gagné le palier, se souciant fort peu, sans doute, de voir mon père ; et, tout en descendant les étages, ils me jetaient d’en bas ces mots qui m’atteignaient au front comme des pierres : « Capon ! capon ! capon ! » Je rentrai, fou de désespoir. Dans l’antichambre, mon père, que le bruit de la dispute avait attiré, me demanda : « Qu’est-ce que c’est ? » Nous pénétrâmes dans le salon où ma mère arrivait en même temps que nous, anxieuse des quelques mots qu’elle avait entendus. « Ce sont eux, m’écriai-je devant elle, mes trois camarades de Saint-Louis. Ils ont tenu leur parole ! Ils partent, et ils venaient me chercher. Alors, ils m’ont dit que j’avais peur ! Ils m’ont fait honte ! ils m’ont appelé capon ! Ah ! quel affront ! je m’en souviendrai toute ma vie : aussi, je me sauve : je vais les rejoindre, personne ne m’arrêtera. » Mon père se taisait, regardant ma mère pour voir l’effet produit en elle par mes paroles ; je le sentais disposé à céder. Et ma pauvre mère me fixait, les yeux agrandis, bouleversée tout à coup par la révélation de mon projet. « Tu veux t’engager ! Tu es fou ! – Je l’ai juré à mes camarades, repris-je, il le faut, sans quoi je serais un lâche ; et vous ne supporteriez pas que votre fils fût un lâche. – Tu ne m’aimes donc pas, Fernand ! Tu veux donc me tuer ? » Puis, se tournant vers mon père, elle poursuivit : « Louis, voyons, parle, toi… dis-lui !… Tu n’y consens point, je suppose ?… » Mon père répondit, un peu mollement : « Je lui ai fait mes observations. – Ça ne suffit pas, il faut le lui défendre formellement. Ah ! tu y consens, je le vois, tu y consens ! Mon Dieu, que je suis malheureuse ! » Elle se mit à pleurer. Comprenant que tout dépendait maintenant d’elle, je tentai de la gagner par la douceur. « Songez, lui dis-je, que si j’avais quatre ans de plus, la loi m’appellerait sous les drapeaux ; il faudrait bien que je parte malgré vos larmes. Aujourd’hui, il y a une question d’honneur qui pèserait sur ma vie, et j’en aurais un éternel remords. Vous-même, vous rougiriez de moi ; cela ne se doit pas. Et puis tout le monde ne périt pas à la guerre : beaucoup en reviennent. À mon retour, je vous raconterai mes exploits ; vous serez fière de votre fils, et vous m’aimerez encore plus, si c’est possible. » Elle avait passé son bras autour de mon cou et me serrait contre elle, énervée, en pleurs. « Non, non, disait-elle, je ne veux point, je te le défends ; ne me quitte pas, mon enfant, j’en mourrais de chagrin. Oh ! je t’en supplie ! à tes genoux… » J’étais désolé d’affliger ma mère ainsi ; et mon cœur saignait de sa peine, mais il me semblait que c’était là une conséquence des devoirs terribles qui parfois s’imposent. Pourtant, devant son excitation croissante, mon père me souffla tout bas : « N’insiste plus, en voilà assez pour aujourd’hui ; demain, nous verrons. » Alors j’eus l’air de me laisser ébranler un peu, de céder à demi. Mais elle voulait obtenir de moi une promesse formelle. « Jure-moi que tu ne t’engageras pas ; jure-le-moi sur ce qu’il y a de plus sacré. – Non, lui répondis-je, navré ; je ne le peux pas ; je ne peux pas jurer ici de ne pas faire une chose, quand, ailleurs, j’ai juré solennellement de la faire. » Je marchais dans le salon, très perplexe ; elle me suivait pas à pas, répétant : « Jure-le-moi, Fernand, jure-le-moi, je t’en supplie. » Je refusais toujours, cherchant à mettre fin à cette scène pénible par une sortie précipitée. Je posais la main sur le bouton de la porte, lorsqu’il me sembla que la voix de ma mère changeait de ton, devenait rauque et saccadée. Désespérée, elle disait, se parlant à elle-même : « Oh ! la guerre ! la guerre ! Quel crime épouvantable ! Comme si c’était nécessaire ! Elle nous prend nos maris, nos enfants, tout ce que nous avons de plus cher ! Eh bien, moi, je me révolte ; je ne veux pas ! je ne veux pas ! » L’intonation devenait de plus en plus aiguë ; je me retournai ; ma mère, très pâle, levait, en parlant, ses mains qui tremblaient. Tout à coup, elle jeta un cri perçant et tomba à la renverse. Nous nous précipitâmes pour la recevoir dans nos bras, et nous l’étendîmes sur le canapé. « Malheureux enfant ! fit mon père. Vite un médecin ! » Je m’élançai dehors ; et, quand je rentrai, précédant le médecin de quelques minutes, ma mère revenait à elle. J’allai l’embrasser ; alors elle me saisit par le cou, à deux bras et pleura longtemps sur mes joues, suffoquée, sans pouvoir articuler une parole. Quand le docteur arriva, je m’éloignai. Il dit que l’indisposition était due à une surexcitation nerveuse, mais qu’elle n’aurait pas de suite grave, si l’on évitait les émotions. Il ordonna des calmants, la campagne et un mois de repos. Dès qu’il fut dehors, mon père m’appela ; ma mère refusa de se coucher ; on l’installa avec des oreillers sur la chaise longue, et je m’assis à côté d’elle. Elle était très lasse ; elle me prit la main pour m’empêcher de sortir et s’endormit d’un sommeil agité. Souvent, elle se réveillait en sursaut, comme d’un cauchemar, l’air inquiet, l’œil effaré, à l’idée que je pouvais ne plus être là ; alors, tout de suite, ses doigts pressaient les miens, sa tête se penchait vers moi, et à ma vue son regard tranquillisé s’attendrissait, puis se portait sur Henriette qui dormait dans son berceau, près de nous. La fenêtre était ouverte ; une chaleur intense montait dans l’air lourd ; du quartier latin nous arrivaient les clameurs assourdies de la foule qui chantait la Marseillaise et criait : « À Berlin ! À Berlin ! »
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