CHAPITRE II - Sombres prévisions

1891 Words
CHAPITRE II Sombres prévisions Quand j’arrivai à la maison, je trouvai mon père et ma mère causant, dans le salon, des incidents de la journée. Ma mère, que j’embrassai, me pressa contre elle plus fort que de coutume ; et, très inquiète, elle me dit, en soupirant : « Tu connais la nouvelle ? Ah ! mon Dieu ! pourvu que ton père ne soit pas appelé sous les drapeaux ! » Et ce cri de ma mère m’atteignit au cœur ; elle craignait peu pour moi, sachant que je n’avais pas l’âge d’être soldat ; et pourtant je m’en irais dans quelques jours, je lui donnerais ce coup auquel elle ne s’attendait pas ; mon père partirait peut-être aussi ; et elle resterait seule !… On se mit à table ; et aussitôt, ma mère réclama ma sœur Henriette, alors âgée de huit mois. On eût dit qu’elle voulait nous avoir tous les trois, auprès d’elle, comme si, troublée par de sombres prévisions, elle eût craint qu’un danger ne nous menaçât. Annette, la bonne, lui apporta l’enfant dont les drôleries naïves, les bégaiements informes nous amusaient tant d’habitude ; mais cette fois on prêtait peu d’attention aux gentillesses d’Henriette. En revanche, ma mère, cédant à une tendresse anxieuse, la caressait constamment, puis nous enveloppait tour à tour, mon père et moi, d’un regard dans lequel son souci et son amour se confondaient. Annette allait de la salle à manger à la cuisine où se tenait Aschuler ; nous remarquâmes qu’elle pleurait. Jean Aschuler, où le « Père Jean », comme nous l’appelions, était un brave Alsacien d’une soixantaine d’années, au service de la famille depuis plus de trente ans. Je l’avais toujours connu simple et bon, très chauvin, affligé d’un fort accent strasbourgeois qui parfois nous faisait rire. Il avait un fils de trente ans, nommé Charles, qui avait servi dans les cuirassiers ; depuis sa libération, il travaillait à la fonderie de mon père. Charles devait épouser Annette le mois suivant ; et la pauvre fille se désolait en songeant à cette maudite guerre qui obligerait son fiancé à risquer sa vie dans les batailles. Nous l’entendions manifester doucement ses alarmes à son futur beau-père qui, dans son langage rude, tentait, mais en vain, de lui donner du courage. Je voulais savoir ce que mon père pensait des évènements ; et je l’amenai à parler de la situation, persuadé qu’il entrevoyait, comme moi, l’immense succès de nos armes. Hélas ! il s’en fallait ! Mon père se montra, au contraire, très soucieux, doutant de la victoire, affirmant que nous n’étions pas prêts, avouant même la crainte d’une catastrophe. Et ses réflexions ébranlaient douloureusement mes espérances, me jetaient dans une sorte d’épouvante. « La Prusse, me dit-il, nous a tendu un piège auquel nous nous sommes laissé prendre. Depuis des années, très discrètement, elle se préparait à la lutte ; alors que nous nous endormions, nous, amollis par un certain bien-être, et trop confiants dans notre seul courage. Aujourd’hui, beaucoup mieux armée que la France, elle va mettre immédiatement en ligne douze cent mille soldats bien exercés. Que pouvons-nous lui opposer ? Trois cent mille hommes à peine ! Aussi, j’estime qu’au lieu de chanter comme on le fait, et de voir déjà les Français à Berlin, il serait plus sage d’observer un grand sang-froid et d’envisager que les Prussiens pourraient venir à Paris. – Que dites-vous là, mon père ! » m’écriai-je dans un mouvement de révolte intérieure. Mon père continua : « Nous avons en France un patriotisme profond, mais souvent imprudent et aveugle. Gâtés par un long passé de gloire, nous nous considérons comme invincibles. Une telle opinion de soi-même est dangereuse, parce qu’elle endort un peuple dans une fausse sécurité. Au contraire, celui qui, tout en ayant conscience de sa force, ne se croit jamais assez protégé par elle, celui-là ne cesse de veiller et d’accroître ses moyens de défense ; celui-là ne sera pas vaincu. – Alors, d’après vous, nous allons à la défaite ? dis-je, bouleversé. – J’en ai peur, répliqua mon père, à moins qu’on ne se mette à la hâte à fabriquer des armes, à fondre des canons, et qu’on ne fasse partir tous les hommes valides. Ah dame ! le devoir est rude ; il faut que chacun paye de sa personne… et au besoin de sa vie. » Je comprenais combien le langage de mon père était sensé ; mais ses paroles m’accablaient, me poignardaient le cœur. Tombant, d’un coup, de l’enthousiasme qui tout à l’heure me grisait, à de noirs pressentiments, je voyais la France envahie, Paris aux mains de l’ennemi ; et je songeais avec effroi aux horreurs de la guerre entrevues dans les livres ; des souvenirs historiques me hantaient, je me rappelais ces villes assiégées où les femmes et les enfants mouraient de faim, tombaient sous les obus. Et la peur du terrible inconnu que nous avions devant nous me prit, non pour moi-même, mais pour ceux que j’aimais. Sans doute ma mère se livrait aux mêmes réflexions, car, aux derniers mots de mon père, ses yeux s’emplirent de larmes. Je m’approchai d’elle pour la consoler par des tendresses, tandis que mon père, regrettant son élan de franchise, chercha à atténuer le sens de ses paroles. « C’est une manière de parler, lui dit-il très affectueusement ; j’exagère, tu le penses bien. Ils ne sont pas encore là ; et, au fond, je te l’assure, je ne crois pas qu’ils y viennent jamais. » Mais le coup était porté ; et je pensai que mon père l’avait peut-être fait un peu exprès pour préparer ma mère aux luttes à venir, aux douleurs prochaines. Ma pauvre mère était forte, malgré son extrême sensibilité ; elle eut vite raison d’un moment de faiblesse. Elle se raidit contre sa peine et poussa un long soupir. Pendant ce temps, à la cuisine, le père Jean grondait toujours après Annette qu’il ne parvenait pas à raisonner ; alors, élevant la voix dans un mouvement d’impatience, il prononça avec son accent habituel et cet emportement plein de sincérité qui mettait une rudesse honnête dans son visage : « Faut pas pleurer comme ça, petite sotte !… c’est bête à la fin ! Est-ce que je pleure, moi !… c’est mon fils pourtant ! Tout le monde ne reste pas sur le champ de bataille, en somme !… Nous le reverrons, je vous le prédis ! j’en suis certain. » Puis changeant de ton, avec quelque chose de souriant, de câlin et d’étrangement ému dans la voix, il poursuivit : Et s’il gagnait la croix ! Ah ! il en est capable ! je le connais. Hein ! c’est là que vous serez fière de vous promener avec lui, quand il aura le petit ruban rouge à sa boutonnière ! « Le bedit ruban rouche », prononçait le brave alsacien. Ce fut pour ma bonne mère comme un exemple qui lui redonna du courage. Vers la fin du dîner, mon père questionna Aschuler au sujet de l’Alsace et notamment de Strasbourg. Chaque fois qu’on l’entretenait de sa ville natale, le père Jean s’échauffait ; en ces circonstances pénibles, il ne tarit point. Il nous dépeignit la cité, les faubourgs, les champs, nous parla des fêtes ; puis, dans son enthousiasme, il s’écria : « Jamais les Prussiens n’arriveront jusqu’à Strasbourg ; si pourtant ils mettaient le siège devant cette ville, Strasbourg il les repoussera, il les tuera jusqu’au dernier. Jamais ils ne prendront Strasbourg ! chamais, vous m’entendez. » Et, en articulant ces paroles, ses yeux flamboyaient, les nerfs de son cou se tendaient, il serrait les poings avec une énergie étonnante, comme dans une grande colère. Il se calma, pourtant ; son regard s’adoucit, devint vague, erra un instant au loin, bien loin ; et, pris subitement d’une nostalgie qui mouillait ses cils roux, Aschuler poursuivit lentement : « Oui, c’est beau, Strasbourg ! c’est bien beau ! Voilà trente-cinq ans que j’y “suis pas été !…” Ha ! je voudrais bien, avant de mourir, revoir mon pays, avec la petite maison où mes parents sont morts et où je suis né ; et puis la cathédrale, et puis les champs et tout… Si monsieur voulait, l’année prochaine j’irais passer deux ou trois jours dans mon pays ; je serais bien content, monsieur Gridennes, bien content. » Nous étions très touchés par les sentiments qu’exprimait en mauvais français le bon Aschuler ; et mes parents promirent de lui donner, l’année suivante, la permission qu’il demandait. Nous nous préparions à sortir de table, lorsque Faget, le contremaître de la fonderie de mon père, se présenta pour demander des renseignements au sujet des affaires de la maison. Il était accompagné de son fils, un apprenti ciseleur, garçon de mon âge, très intelligent et plein d’entrain. Nous avions joué jadis ensemble ; il me marquait beaucoup de sympathie et un certain respect, m’appelant « Monsieur Fernand », alors que je lui disais : Jules, tout court. Pendant que son père s’entretenait avec le mien, nous échangeâmes quelques paroles à mi-voix, près de la fenêtre. « Monsieur Fernand, me dit-il gaiement, la guerre est déclarée ! chic ! chic ! » Et, pour manifester son contentement, il secouait vivement la main droite, en faisant claquer l’index contre le médium. « C’est cela qui te rend si joyeux, lui répliquai-je. – Eh oui, parbleu ! les Prussiens, on va leur tailler des croupières, que ça leur ira comme un gant ; et s’ils veulent un complet, ils l’auront sur mesure par-dessus le marché, un complet qui ne fera pas un pli dans les entournures, je vous le garantis. – En es-tu certain ? – Absolument ; papa l’a dit. On va leur prendre tout le Rhin, autrement dit, les érhinter. » Et, satisfait de son mot, il poursuivit : « Vous comprenez, les érhinter, avec ou sans h, à la volonté du preneur. » Je souriais de la confiance de Jules et de son amusant bagout. Je lui demandai : « Qu’est-ce que tu penses faire ? – Je ne sais pas encore ; mais je le ferai sûrement ; je ne resterai pas chez moi quand les autres vont à la promenade. Pas si bête ! je veux me balader aussi, moi. D’abord, je m’incorpore tout entier dans la garde nationale ; ma tête en est déjà ; le reste viendra ensuite ; voyez plutôt. » Et il sortit de dessous son bras un képi neuf dont il se coiffa. « J’ai l’air d’un général ; pas vrai ? Et on se battra comme un lion. Puis, lorsque nous aurons enlevé aux Allemands leurs royaumes et leurs duchés, nous signerons la paix ; et comme nous aurons donné à la France de vastes territoires, nous nous payerons un jour de campo… formio. On fermera les boutiques, les magasins, les écoles, les ateliers, les administrations, les usines, les échoppes, toutes les boîtes où l’on travaille, petites ou grandes, et l’on écrira dessus : “Fermé pour cause d’agrandissement !…” Naturellement, puisque la France se sera agrandie. Quant aux Prussiens, ils fermeront, eux aussi, mais… “pour cause de réparations”. Ah ! je leur conseille de numéroter leurs os… leurs eaux du Rhin ! » À ce moment, Faget, qui avait terminé avec mon père, interpella son fils. « Tu viens, mon gros ! – Oui, p’pa. » Je regrettais cette interruption, car Jules aurait pu bavarder sur ce ton plaisant durant une heure, sans épuiser sa verve faubourienne et bon enfant. « Allons, pensai-je, en le quittant, en voilà un avec lequel on ne s’ennuiera pas ! » Lorsqu’ils furent partis, mon père prononça : « C’est un bien brave et bien honnête homme que Faget, mais un rêveur, un utopiste. Il prétend avoir trouvé le principe d’une machine infernale capable de détruire tout un corps d’armée en quarante-trois secondes, pas une de plus. Il doit me montrer ses plans ; je serais curieux de les voir. » Nous passâmes au salon ; je ne trouvai pas encore l’occasion de causer seul avec mon père. Toute réflexion faite, mon but maintenant était d’obtenir, de lui d’abord, l’autorisation de m’engager. Il se chargerait ensuite d’apprendre doucement la nouvelle à ma mère et de la préparer petit à petit à mon départ. Je résolus donc d’entretenir mon père le lendemain matin. Nous nous couchâmes vers onze heures ; j’eus beaucoup de peine à m’endormir. Durant la nuit, mes inquiétudes se mêlèrent à mes espérances ; mon esprit fut ballotté entre des rêves de victoires et des cauchemars de défaites. Lorsque je m’éveillai, le soleil qui montait au-dessus des maisons, derrière le Val-de-Grâce, incendiait ma chambre. Dans la rue, sur le pavé, un escadron de cuirassiers passait. Personne n’était levé, sauf mon père, accoutumé à travailler dès l’aube. « C’est le moment de lui parler », me dis-je avec un soupir. Tout en m’habillant, j’eus la conviction que de très mauvais jours s’annonçaient pour nous et que j’étais appelé à jouer un rôle dans les évènements. « Eh bien ! pensai-je, debout devant la glace, si un devoir s’impose à moi, je le remplirai, quelque dur qu’il soit ! »
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