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2061 Words
2 La main droite et la jambe gauche – Un coquin de moins, maman Coralie, s’écria Patrice Belval, après avoir ramené la jeune femme dans le salon et fait une enquête rapide avec Ya-Bon. Rappelez-vous son nom, que j’ai trouvé gravé sur sa montre : « Mustapha Rovalaïoff », le nom d’un coquin. Il prononça ces mots d’un ton allègre, où il n’y avait plus trace d’émotion, et il reprit, tout en allant et venant à travers la pièce : – Nous qui avons assisté à tant de catastrophes et vu mourir tant de braves gens, maman Coralie, ne pleurons pas la mort de Mustapha Rovalaïoff, assassiné par ses complices. Pas même d’oraison funèbre, n’est-ce pas ? Ya-Bon l’a pris sous son bras, et profitant d’un moment où il n’y avait personne sur la place, il l’a emporté vers la rue Brignoles, avec ordre de jeter le personnage par-dessus la grille, dans le jardin du musée Galliera. La grille est haute. Mais la main droite de Ya-Bon ne connaît pas d’obstacles. Ainsi donc, maman Coralie, l’affaire est enterrée. On ne parlera pas de vous, et, pour cette fois, je réclame un remerciement. Il se mit à rire. – Un remerciement, mais pas de compliment. Saperlotte, quel mauvais gardien de prison je fais ! Et avec quelle dextérité les autres m’ont soufflé mon captif ! Comment n’ai-je pas prévu que le second de vos agresseurs, l’homme au feutre gris, irait avertir le troisième complice qui attendait dans son auto, et que tous deux ensemble viendraient au secours de leur compagnon ? Et voilà qu’ils sont venus. Et, tandis que vous et moi nous bavardions, ils ont forcé l’entrée de service, ont passé par la cuisine, sont arrivés devant la petite porte qui sépare l’office du vestibule et ont entrebâillé cette porte. Là, tout près d’eux, sur son canapé, le personnage est toujours évanoui, et solidement attaché. Comment faire ? Impossible de le tirer hors du vestibule sans donner l’éveil à Ya-Bon. Et pourtant, si on ne le délivre pas, il parlera, il vendra ses complices, il empêchera d’aboutir un plan soigneusement préparé. Alors ? Alors un des compagnons se penche furtivement, avance le bras, entoure de sa cordelette cette gorge que Ya-Bon a déjà rudement endommagée, ramène les boucles des deux extrémités, et serre, serre lentement, serre tranquillement, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Aucun bruit. Pas un soupir. Tout cela s’opère dans le silence. On est venu, on tue, et l’on s’en va. Bonsoir. Le tour est joué, le camarade ne parlera pas. La gaieté du capitaine redoubla. – Le camarade ne parlera pas, reprit-il, et la justice, qui retrouvera son cadavre demain matin dans un jardin clôturé, ne comprendra rien à l’affaire. Et nous non plus, maman Coralie, et nous ne saurons jamais pourquoi ces gens-là voulaient vous enlever. Vrai ! si je ne vaux pas grand-chose comme gardien de prison, comme policier je suis au-dessous de tout. Il continuait de se promener d’un bout à l’autre de la pièce. L’amputation de sa jambe, ou plutôt de son mollet, ne paraissait guère le gêner, et provoquait tout au plus à chaque pas, les articulations de la cuisse et du genou ayant gardé leur souplesse, un certain désaccord des hanches et des épaules. D’ailleurs sa haute taille corrigeait plutôt ce défaut d’harmonie, que la désinvolture de ses gestes et l’insouciance avec laquelle il avait l’air de l’accepter, réduisaient en apparence à d’insignifiantes proportions. La figure était ouverte, assez forte en couleur, brûlée par le soleil et durcie par les intempéries, d’expression franche, enjouée, souvent gouailleuse. Le capitaine Belval devait avoir vingt-huit à trente ans. Il rappelait un peu par son allure ces officiers du Premier Empire auxquels la vie des camps donnait un air spécial, qu’ils gardaient par la suite dans les salons et près des femmes. Il s’arrêta pour contempler Coralie dont le joli profil se détachait sur les lueurs de la cheminée, puis il revint s’asseoir à ses côtés, et il lui dit doucement : – Je ne sais rien de vous. À l’ambulance les infirmières et les docteurs vous appellent Mme Coralie. Vos blessés prononcent maman. Quel est votre nom de femme ou de jeune fille ? Êtes-vous mariée ou veuve ? Où habitez-vous ? On l’ignore. Chaque jour, aux mêmes heures, vous arrivez et vous vous en allez par la même rue. Quelquefois, un vieux serviteur à longs cheveux gris et à barbe embroussaillée, un cache-nez autour du cou, des lunettes jaunes sur les yeux, vous accompagne ou vient vous chercher. Quelquefois aussi, il vous attend, assis sur la même chaise, dans la cour vitrée. On l’a interrogé, mais il ne répond à personne. « Je ne sais donc rien de vous, qu’une chose, c’est que vous êtes adorablement bonne et charitable, et que vous êtes aussi, je puis le dire, n’est-ce pas ? adorablement belle. Et c’est peut-être, maman Coralie, parce que toute votre existence m’est inconnue que je me l’imagine si mystérieuse, et, en quelque sorte, si douloureuse, oui, si douloureuse ! Vous donnez l’impression de vivre dans la peine et dans l’inquiétude. On vous sent toute seule. Personne ne se dévoue à votre bonheur et à votre sécurité. Alors j’ai pensé... il y a longtemps que je pense à cela et que j’attends l’occasion de vous l’avouer... j’ai pensé que vous aviez sans doute besoin d’un ami, d’un frère qui vous guide et qui vous défende. Me suis-je trompé, maman Coralie ? » À mesure qu’il parlait, on eût dit que la jeune femme se resserrait en elle-même et qu’elle mettait un peu plus de distance entre elle et lui, comme si elle n’eût pas voulu qu’il pénétrât dans ces régions secrètes qu’il dénonçait. Elle murmura : – Si, vous vous êtes trompé. Ma vie est toute simple, je n’ai pas besoin d’être défendue. – Vous n’avez pas besoin d’être défendue ! s’écria-t-il avec une animation croissante. Et alors ces hommes qui ont essayé de vous enlever ? Ce complot ourdi contre vous ? Ce complot dont vos agresseurs redoutent tellement la découverte qu’ils vont jusqu’à supprimer celui d’entre eux qui s’est laissé prendre ? Alors, quoi, ce n’est rien tout cela ? Je me trompe en affirmant que vous êtes environnée de périls ? que vous avez des ennemis d’une audace extraordinaire ? qu’il faut vous défendre contre leurs entreprises ? et que, si vous n’acceptez pas l’offre de mon assistance... eh bien... eh bien... Elle s’obstinait dans le silence, de plus en plus lointaine, presque hostile. L’officier frappa du poing le marbre de la cheminée et, se penchant sur la jeune femme : – Eh bien, dit-il, achevant sa phrase d’un ton résolu, eh bien, si vous n’acceptez pas l’offre de mon assistance, moi, je vous l’impose. Elle secoua la tête. – Je vous l’impose, répéta-t-il fermement. C’est mon devoir et c’est mon droit. – Non, fit-elle à demi-voix. – Mon droit absolu, reprit le capitaine Belval, et cela pour une raison qui prime toutes les autres et qui me dispense même de vous consulter, maman Coralie. – Laquelle ? dit la jeune femme en le regardant. – C’est que je vous aime. Il lui jeta ces mots nettement, non pas comme un amoureux qui risque un aveu timide, mais comme un homme fier du sentiment qu’il éprouve et heureux de le déclarer. Elle baissa les yeux en rougissant, et il s’écria, d’une voix joyeuse : – Je ne vous l’envoie pas dire, hein, maman ? Pas de tirades enflammées, pas de soupirs, ni de grands gestes, ni de mains jointes. Non, trois petits mots seulement que je vous adresse sans me mettre à genoux. Et cela m’est d’autant plus facile que vous le saviez. Mais oui, maman Coralie, vous avez beau prendre vos airs farouches, vous savez bien que je vous aime, et vous le savez depuis aussi longtemps que moi. Nous l’avons vu naître ensemble, ce sentiment-là, lorsque vos petites mains adorées touchaient ma tête sanglante. Les autres me torturaient. Vous, c’étaient autant de caresses. Autant de caresses aussi, vos regards de compassion. Autant de caresses, vos larmes qui tombaient parce que je souffrais. Mais, d’abord, est-ce qu’on peut vous voir sans vous aimer ? Vos sept malades de tout à l’heure sont amoureux de vous, maman Coralie. Ya-Bon vous adore. Seulement ce sont de simples soldats. Ils se taisent. Moi, je suis capitaine. Et je parle sans embarras, la tête haute, croyez-le bien. La jeune femme avait posé ses mains sur ses joues brûlantes, et le buste incliné, elle se taisait. Il reprit, d’une voix qui sonnait clairement : – Vous comprenez ce que je veux vous dire en déclarant que je parle sans embarras et la tête haute ? Oui, n’est-ce pas ? Si j’avais été, avant la guerre, tel que je suis aujourd’hui, mutilé, je n’aurais pas eu cette assurance, et c’est humblement, en vous demandant pardon de mon audace, que je vous aurais avoué mon amour. Mais maintenant... Ah ! croyez bien, maman Coralie, que là, en face de vous, qui êtes une femme et que j’aime passionnément, je n’y pense même pas, à mon infirmité. Pas un instant, je n’ai l’impression que je puis vous paraître ridicule ou présomptueux. Il s’arrêta, comme pour reprendre haleine, puis, se levant, il repartit : – Et il faut qu’il en soit ainsi. Il faut que l’on sache bien que les mutilés de cette guerre ne se considèrent pas comme des parias, des malchanceux et des disgraciés, mais comme des hommes absolument normaux. Et oui, normaux ! Une jambe de moins ? Et après ? Est-ce que cela fait qu’on n’ait point de cerveau ni de cœur ? Alors, parce que la guerre m’aura pris une jambe ou un bras, même les deux jambes ou les deux bras, je n’aurai pas le droit d’aimer, sous peine de risquer une rebuffade ou de deviner qu’on a pitié de moi ? De la pitié ? Mais nous ne voulons pas qu’on nous plaigne, ni qu’on fasse un effort pour nous aimer, ni même qu’on se croie charitable parce qu’on nous traite gentiment. Ce que nous exigeons, devant la femme comme devant la société, devant le passant qui nous croise comme devant le monde dont nous faisons partie, c’est l’égalité totale entre nous et ceux que leur bonne étoile ou que leur lâcheté auront garantis. Le capitaine frappa de nouveau la cheminée. – Oui, l’égalité totale. Nous tous, boiteux, manchots, borgnes, aveugles, estropiés, difformes, nous prétendons valoir, physiquement et moralement, autant, et peut-être plus que le premier venu. Comment ! ceux qui se sont servis de leurs deux jambes pour courir plus vite à l’attaque, une fois amputés, seraient distancés dans la vie par ceux qui se sont chauffés les deux pattes sur les chenets d’un bureau ? Allons donc ! Place pour nous comme pour les autres ! Et croyez que cette place, qui nous est due, nous saurons bien la prendre, et nous saurons bien la tenir. Il n’y a pas de bonheur auquel nous n’ayons le droit d’atteindre et pas de besogne dont nous ne soyons capables, avec un peu d’exercice et d’entraînement. La main droite de Ya-Bon vaut déjà toutes les paires de mains de l’univers, et la jambe gauche du capitaine Belval lui permet d’abattre ses deux lieues à l’heure, s’il le veut. Il se mit à rire, tout en poursuivant : – La main droite et la jambe gauche... la main gauche et la jambe droite... Qu’importe ce qui nous reste si nous savons nous en servir ? En quoi avons-nous déchu ? Qu’il s’agisse d’obtenir un poste, ou qu’il s’agisse de perpétuer la race, ne sommes-nous pas ce que nous étions auparavant ? Et, mieux encore peut-être. Je crois pouvoir dire que les enfants que nous donnerons à la patrie seront tous aussi bien bâtis, qu’ils auront bras et jambes, et le reste... sans compter un fameux héritage de cœur et d’entrain. Voilà nos prétentions, maman Coralie. Nous n’admettons pas que nos pilons de bois nous empêchent d’aller de l’avant et que, dans la vie, nous ne soyons pas d’aplomb sur nos béquilles, comme sur des jambes en chair et en os. Nous n’estimons pas que ce soit un sacrifice que de se dévouer à nous, et qu’il soit nécessaire de crier à l’héroïsme parce que telle jeune fille a l’honneur d’épouser un soldat aveugle !
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