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2000 Words
Ils s’étaient dirigés vers le vestibule. Déjà le Sénégalais remontait les marches. De sa main droite, il serrait à la nuque un homme, une loque plutôt, qu’il paraissait porter à bout de bras, comme un pantin. Le capitaine ordonna : – Lâche-le. Ya-Bon écarta les doigts. L’homme s’écroula sur les dalles du vestibule. – Voilà bien ce que je redoutais, murmura l’officier. Ya-Bon n’a que sa main droite, mais lorsque cette main tient quelqu’un à la gorge, c’est miracle si elle ne l’étrangle pas. Les Boches en savent quelque chose. Ya-Bon, une sorte de colosse, couleur de charbon luisant, avec des cheveux crépus et quelques poils frisés au menton, avec une manche vide fixée à son épaule gauche et deux médailles épinglées à son dolman, Ya-Bon avait eu une joue, un côté de la mâchoire, la moitié de la bouche et le palais fracassés par un éclat d’obus. L’autre moitié de cette bouche se fendait jusqu’à l’oreille en un rire qui ne semblait jamais s’interrompre et qui étonnait d’autant plus que la partie blessée de la face, raccommodée tant bien que mal, et recouverte d’une peau greffée, demeurait impassible. En outre, Ya-Bon avait perdu l’usage de la parole. Tout au plus pouvait-il émettre une série de grognements confus où l’on retrouvait son sobriquet de Ya-Bon éternellement répété. Il le redit encore d’un air satisfait, en regardant tour à tour son maître et sa victime, comme un bon chien de chasse devant la pièce de gibier qu’il a rapportée. – Bien, fit l’officier, mais, une autre fois, vas-y plus doucement. Il se pencha sur l’homme, le palpa, et constatant qu’il n’était qu’évanoui, dit à l’infirmière : – Vous le reconnaissez ? – Non, affirma-t-elle. – Vous êtes sûre ? Vous n’avez jamais vu, nulle part, cette tête-là ? C’était une tête très grosse, à cheveux noirs et pommadés, à moustache grisonnante. Les vêtements, gros bleu, et de bonne coupe, indiquaient l’aisance. – Jamais... jamais..., déclara la jeune femme. Le capitaine fouilla les poches. Elles ne contenaient aucun papier. – Soit, dit-il, en se relevant, nous attendrons qu’il se réveille pour l’interroger. Ya-Bon, attache-lui les bras et les jambes, et reste ici, dans le vestibule. Vous, les autres, les camarades, c’est l’heure de rentrer à l’annexe. Moi, j’ai la clef. Faites vos adieux à la maman, et trottez-vous. Et lorsque les adieux furent faits, il les poussa dehors, revint vers la jeune femme, la ramena au salon, et s’écria : – Maintenant, causons, maman Coralie. Et d’abord, avant toute explication, écoutez-moi. Ce sera bref. Ils étaient assis devant le feu clair dont les flammes brillaient joyeusement. Patrice Belval glissa un coussin sous les pieds de maman Coralie, éteignit une ampoule électrique qui semblait la gêner, puis, certain que maman Coralie était bien à son aise, il commença tout de suite : – Il y a, comme vous le savez, maman Coralie, huit jours que je suis sorti de l’ambulance, et que j’habite boulevard Maillot, à Neuilly, l’annexe réservée aux convalescents de cette ambulance, annexe où je me fais panser chaque matin et où je couche chaque soir. Le reste du temps, je me promène, je flâne, je déjeune et je dîne de droite et de gauche, et je rends visite à d’anciens amis. Or, ce matin, j’attendais l’un d’eux dans une salle d’un grand café-restaurant du boulevard, lorsque je surpris la fin d’une conversation... Mais il faut vous dire que cette salle est divisée en deux par une cloison qui s’élève à hauteur d’homme, et contre laquelle s’adossent, d’un côté, les consommateurs du café et, de l’autre, les clients du restaurant. J’étais encore seul, côté restaurant, et les deux consommateurs qui me tournaient le dos et que je ne voyais pas, croyaient même probablement qu’il n’y avait personne, car ils parlaient d’une voix un peu trop forte, étant données les phrases que j’ai surprises... et que, par suite, j’ai notées sur ce calepin. Il tira le calepin de sa poche et reprit : – Ces phrases, qui se sont imposées à mon attention pour des raisons que vous comprendrez, furent précédées de quelques autres où il était question d’étincelles, d’une pluie d’étincelles qui avait eu lieu déjà deux fois avant la guerre, une sorte de signal nocturne dont on se promettait d’épier le retour possible afin d’agir en hâte dès qu’il se produirait. Tout cela ne vous indique rien ? – Non... Pourquoi ? – Vous allez voir. Ah ! J’oubliais encore de vous dire que les deux interlocuteurs s’exprimaient en anglais, et d’une façon correcte, mais avec des intonations qui me permettent d’affirmer que ni l’un ni l’autre n’étaient Anglais. Leurs paroles, les voici fidèlement traduites : « – Donc, pour conclure, fit l’un d’eux, tout est bien réglé. Vous serez, vous et lui, ce soir, un peu avant sept heures, à l’endroit désigné. « – Nous y serons, colonel. Notre automobile est retenue. « – Bien. Rappelez-vous que la petite sort de son ambulance à sept heures. « – Soyez sans crainte. Aucune erreur n’est possible, puisqu’elle suit toujours le même chemin, en passant par la rue Pierre-Charron. « – Et tout votre plan est arrêté ? « – Point par point. La chose aura lieu sur la place où aboutit la rue de Chaillot. En admettant même qu’il y ait quelques personnes, on n’aura pas le temps de secourir la dame, tellement nous agirons avec rapidité. « – Vous êtes sûr de votre chauffeur ? « – Je suis sûr que nous le payons de manière qu’il nous obéisse. Cela suffit. « – Parfait. Moi, je vous attends où vous savez, dans une automobile. Vous me passerez la petite. Dès lors, nous sommes maîtres de la situation. « – Et vous de la petite, colonel, ce qui n’est pas désagréable, car elle est diablement jolie. « – Diablement. Il y a longtemps que je la connais de vue, mais je n’ai jamais pu réussir à me faire présenter... Aussi je compte bien profiter de l’occasion pour mener les choses tambour battant. « Le colonel ajouta : « – Il y aura peut-être des pleurs, des cris, des grincements de dents. Tant mieux ! J’adore qu’on me résiste... quand je suis le plus fort. « Il se mit à rire grossièrement. L’autre en fit autant. Comme ils payaient leurs consommations, je me levai aussitôt et me dirigeai vers la porte du boulevard, mais un seul des deux sortit par cette porte, un homme à grosse moustache tombante, et qui portait un feutre gris. L’autre s’en était allé par la porte d’une rue perpendiculaire. À ce moment, il n’y avait sur la chaussée qu’un taxi. L’homme le prit et je dus renoncer à le suivre. Seulement... seulement... comme je savais que, chaque soir, vous quittiez l’ambulance à sept heures et que vous suiviez la rue Pierre-Charron, alors, n’est-ce pas ? j’étais fondé à croire... » Le capitaine se tut. La jeune femme réfléchissait d’un air soucieux. Au bout d’un instant, elle prononça : – Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ? Il s’écria : – Vous avertir ! Et si, après tout, il ne s’était pas agi de vous ? Pourquoi vous inquiéter ? Et si, au contraire, il s’agissait de vous, pourquoi vous mettre en garde ? Le coup manqué, vos ennemis vous auraient tendu un autre piège, et, l’ignorant, nous n’aurions pas pu le prévenir. Non, le mieux était d’engager la lutte. J’ai enrôlé la petite b***e de vos anciens malades, en traitement à l’annexe, et comme justement l’ami que j’attendais habite sur cette place, ici même, à tout hasard je l’ai prié de mettre son appartement à ma disposition, de six heures à neuf heures. Voilà ce que j’ai fait, maman Coralie. Et maintenant que vous en savez autant que moi, qu’en pensez-vous ? Elle lui tendit la main. – Je pense que vous m’avez sauvée d’un péril que j’ignore, mais qui semble redoutable, et je vous en remercie. – Ah ! non, dit-il, je n’accepte pas le remerciement. C’est une telle joie pour moi d’avoir réussi ! Non, ce que je vous demande, c’est votre opinion sur l’affaire elle-même. Elle n’hésita pas une seconde et répondit nettement : – Je n’en ai pas. Aucun mot, aucun incident, parmi tout ce que vous me racontez, n’éveille en moi la moindre idée qui puisse nous renseigner. – Vous ne vous connaissez pas d’ennemis ? – Personnellement, non. – Et cet homme à qui vos deux agresseurs devaient vous livrer, et qui prétend que vous lui êtes connue ? Elle rougit un peu et déclara : – Toute femme, n’est-ce pas ? a rencontré dans sa vie des hommes qui la poursuivent plus ou moins ouvertement. Je ne saurais dire de qui il s’agit. Le capitaine garda le silence assez longtemps, puis repartit : – En fin de compte, nous ne pouvons espérer quelque éclaircissement que par l’interrogatoire de notre prisonnier. S’il se refuse à nous répondre, tant pis pour lui... je le confie à la police, qui, elle, saura débrouiller l’affaire. La jeune femme tressaillit. – La police ? – Évidemment. Que voulez-vous que je fasse de cet individu ? Il ne m’appartient pas. Il appartient à la police. – Mais non ! mais non ! s’écria-t-elle vivement. À aucun prix ! Comment ! on entrerait dans ma vie !... Il y aurait des enquêtes !... mon nom serait mêlé à toutes ces histoires !... – Pourtant, maman Coralie, je ne puis pas... – Ah ! je vous en prie, je vous en supplie, mon ami, trouvez un moyen, mais qu’on ne parle pas de moi ! Je ne veux pas que l’on parle de moi ! Le capitaine l’observa, assez étonné de la voir dans une telle agitation, et il dit : – On ne parlera pas de vous, maman Coralie, je m’y engage. – Et alors, qu’allez-vous faire de cet homme ? – Mon Dieu, dit-il en riant, je vais d’abord lui demander respectueusement s’il daigne répondre à mes questions, puis le remercier des attentions qu’il a eues pour vous, et, enfin, le prier de se retirer. Il se leva. – Vous désirez le voir, maman Coralie ? – Non, dit-elle. Je suis si lasse ! Si vous n’avez pas besoin de moi, interrogez-le seul à seul. Vous me raconterez ensuite... Elle semblait épuisée, en effet, par cette émotion et cette fatigue nouvelles, ajoutées à toutes celles qui déjà rendaient si pénible sa vie d’infirmière. Le capitaine n’insista pas et sortit en ramenant sur lui la porte du salon. Elle l’entendit qui disait : – Eh bien, Ya-Bon, tu as fait bonne garde ? Rien de nouveau ? Et ton prisonnier ? Ah ! vous voilà, camarade ? Commencez-vous à respirer ? Ah ! c’est que la main de Ya-Bon est un peu dure... Hein ? Quoi ? vous ne répondez pas... Ah ! ça ! mais, qu’est-ce qu’il a ? Il ne bouge pas... Crebleu, mais on dirait... Il laissa échapper un cri. La jeune femme courut jusqu’au vestibule. Elle rencontra le capitaine qui essaya de lui barrer le passage, et qui, très vivement, lui dit : – Ne venez pas. À quoi bon ? – Mais vous êtes blessé ! s’exclama-t-elle. – Moi ? – Vous avez du sang, là, sur votre manchette. – En effet, mais ce n’est rien, c’est le sang de cet homme qui m’a taché. – Il a donc reçu une blessure ? – Oui, ou du moins il saignait par la bouche. Quelque rupture de vaisseau... – Comment ! Mais Ya-Bon n’avait pas serré à ce point... – Ce n’est pas Ya-Bon. – Qui, alors ? – Les complices. – Ils sont donc revenus ? – Oui, et ils l’ont étranglé. – Ils l’ont étranglé ! Mais non, voyons, ce n’est pas croyable. Elle réussit à passer et s’approcha du prisonnier. Il ne bougeait plus. Son visage avait la pâleur de la mort. Une fine cordelette de soie rouge, tressée fin, munie d’une boucle à chaque extrémité, lui entourait le cou.
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