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2249 Words
« Encore une fois, nous ne sommes pas des êtres à part ! Aucune déchéance, je le répète, ne nous a frappés, et c’est là une vérité à laquelle tout le monde se pliera, durant deux ou trois générations. Vous comprenez que, dans un pays comme la France, lorsque l’on rencontrera des mutilés par centaines de mille, la conception de ce qu’est un homme complet ne sera plus aussi rigide, et que, en fin de compte, il y aura, dans cette humanité nouvelle qui se prépare, des hommes avec deux bras et des hommes avec un seul bras, comme il y a des hommes bruns et des hommes blonds, des gens qui portent la barbe et d’autres qui n’en portent pas. Et tout cela semblera très naturel. Et chacun vivra la vie qu’il lui plaira, sans avoir besoin d’être intact. Et comme ma vie est en vous, maman Coralie, et que mon bonheur dépend de vous, je n’ai pas attendu plus longtemps pour vous placer mon petit discours. Ouf ! c’est fini. J’aurais encore bien des choses à dire là-dessus, mais, n’est-ce pas, ce n’est pas en un jour... » Il s’interrompit, intimidé malgré tout par le silence de la jeune femme. Elle n’avait pas bougé depuis les premières paroles d’amour qu’il avait prononcées. Ses mains avaient glissé sur sa figure jusqu’à son front. Un léger frémissement secouait ses épaules. Il se courba, et, avec une douceur infinie, écartant les doigts fragiles, il découvrit le joli visage. – Pourquoi pleures-tu, maman Coralie ? Le tutoiement ne la troubla point. Entre l’homme et la femme qui s’est penchée sur ses plaies, il s’établit des relations d’une nature spéciale, et en particulier, le capitaine Belval avait de ces façons un peu familières, mais respectueuses, dont on ne pouvait s’offusquer. Il lui demanda : – Est-ce moi qui les fais couler, ces larmes ? – Non, dit-elle à voix basse, c’est votre gaieté, votre manière, non pas même de vous soumettre au destin, mais de le dominer de toute votre hauteur. Le plus humble d’entre vous s’élève sans effort au-dessus de sa nature, et je ne sais rien de plus beau et de plus émouvant que cette insouciance. Il se rassit auprès d’elle. – Alors vous ne m’en voulez pas de vous avoir dit... ce que je vous ai dit ? – Vous en vouloir ? répliqua-t-elle, affectant de se tromper sur le sens de la question. Mais toutes les femmes sont d’accord avec vous ! Si la tendresse doit faire un choix entre ceux qui reviendront de la guerre, ce sera, j’en suis certaine, en faveur de ceux qui ont souffert le plus cruellement. Il hocha la tête. – C’est que moi, je demande autre chose que de la tendresse, et une réponse plus précise à certaines de mes paroles. Dois-je vous les rappeler ? – Non. – Alors la réponse... – La réponse, mon ami, c’est que vous ne les direz plus, ces paroles. Il prit un air solennel. – Vous me le défendez ? – Je vous le défends ! – En ce cas, je vous jure de me taire jusqu’à la prochaine fois où je vous verrai... Elle murmura : – Vous ne me verrez plus. Cette affirmation divertit fort le capitaine Belval. – Oh ! oh ! pourquoi ne vous verrai-je plus, maman Coralie ? – Parce que je ne le veux pas. – Et la raison de cette volonté ? – La raison ?... Elle tourna les yeux vers lui, et, lentement, prononça : – Je suis mariée. Cette déclaration ne parut pas déconcerter le capitaine, qui affirma le plus tranquillement du monde : – Eh bien, vous vous marierez une seconde fois. Il est hors de doute que votre mari est vieux et que vous ne l’aimez pas. Il comprendra donc fort bien qu’étant aimée... – Ne plaisantez pas, mon ami... Il saisit vivement la main de la jeune femme, à l’instant où elle se levait, prête à partir. – Vous avez raison, maman Coralie, et je m’excuse même de n’avoir pas pris un ton plus sérieux pour vous dire des choses très graves. Il s’agit de ma vie, et il s’agit de votre vie. J’ai la conviction profonde qu’elles vont l’une vers l’autre, sans que votre volonté puisse y mettre obstacle, et c’est pourquoi votre réponse est inutile. Je ne vous demande rien. J’attends tout du destin. C’est lui qui nous réunira. – Non, dit-elle. – Si, affirma-t-il, les choses se passeront ainsi. – Les choses ne se passeront pas ainsi. Elles ne doivent pas se passer ainsi. Vous allez me promettre sur l’honneur de ne plus chercher à me voir ni même à connaître mon nom. J’aurais pu accorder davantage à votre amitié. L’aveu que vous m’avez fait nous éloigne l’un de l’autre. Je ne veux personne dans ma vie... personne. Elle mit une certaine véhémence dans sa déclaration et, en même temps, elle essayait de dégager son bras de l’étreinte qui la serrait. Patrice Belval s’y opposa en disant : – Vous avez tort... Vous n’avez pas le droit de vous exposer ainsi... je vous en prie, réfléchissez... Elle le repoussa. Et c’est alors qu’il se produisit par hasard un étrange incident. Dans le mouvement qu’elle fit, un petit sac qu’elle avait placé sur la cheminée fut heurté et tomba sur le tapis. Mal fermé, il s’ouvrit. Deux ou trois objets en sortirent, qu’elle ramassa, tandis que Patrice Belval se baissait rapidement. – Tenez, dit-il, il y a encore ceci. C’était un étui, un petit étui en paille tressée que le choc avait ouvert également et d’où s’échappaient les grains d’un chapelet. Debout, ils se turent tous deux. Le capitaine examinait le chapelet. Et il murmura : – Curieuse coïncidence... ces grains d’améthyste... cette monture ancienne en filigrane d’or... C’est étrange de retrouver le même travail et la même matière... Il tressaillit, et si nettement que la jeune femme interrogea : – Qu’y a-t-il donc ? Il tenait entre ses doigts un des grains, plus gros que les autres et auquel se réunissaient, d’une part, le collier des dizaines et, de l’autre, la courte chaîne des prières. Or, ce grain-là était cassé par le milieu, presque au ras des griffes d’or qui l’enchâssaient. – Il y a, dit-il, il y a que la coïncidence est si inconcevable que j’ose à peine... Cependant, je pourrais vérifier le fait sur-le-champ... Mais auparavant un mot : qui vous a donné ce chapelet ?... – Personne ne me l’a donné, dit-elle. Je l’ai toujours eu. – Pourtant, il appartenait à quelqu’un, avant de vous appartenir ? – À ma mère, sans doute. – Ah ! il vous vient de votre mère ? – Oui, je suppose qu’il me vient d’elle, au même titre que les différents bijoux qu’elle m’a laissés. – Vous avez perdu votre mère ? – Oui. J’avais quatre ans à sa mort. À peine ai-je gardé d’elle un souvenir très confus. Mais pourquoi me demandez-vous cela, à propos d’un chapelet ? – C’est à propos de ceci, dit-il, à propos de ce grain d’améthyste qui est cassé en deux... Il ouvrit son dolman et tira sa montre de la poche de son gilet. Plusieurs breloques étaient attachées à cette montre par une petite châtelaine de cuir et d’argent. Une de ces breloques était constituée par la moitié d’une boule d’améthyste également cassée vers sa face extérieure, également enchâssée dans des griffes de filigrane. La grosseur des deux boules semblait identique. Les améthystes étaient de même couleur, montées sur le même filigrane. Ils se regardèrent anxieusement. La jeune femme balbutia : – Il n’y a là qu’un hasard, pas autre chose qu’un hasard... – Certes, dit-il, mais admettons que ces deux moitiés de boule s’adaptent exactement l’une à l’autre... – Ce n’est pas possible, dit-elle, effrayée elle aussi à l’idée du petit geste si simple qu’il fallait faire pour avoir l’indiscutable preuve. Ce geste, pourtant, l’officier s’y décida. Sa main droite qui tenait le grain de chapelet et sa main gauche qui tenait la breloque se rapprochèrent. La rencontre eut lieu. Les mains hésitèrent et tâtonnèrent, puis ne bougèrent plus. Le contact s’était produit. Les inégalités de la cassure correspondaient strictement les unes aux autres. Les reliefs trouvaient des vides équivalents. Les deux moitiés d’améthyste étaient les deux moitiés de la même améthyste. Réunies, elles formaient une seule et même boule. Il y eut un long silence chargé d’émotion et de mystère. Le capitaine Belval dit à voix basse : – Moi non plus, je ne sais pas au juste la provenance de cette breloque. Dès mon enfance, je l’ai vue, mêlée à des objets sans grande valeur que je gardais dans un carton, des clefs de montre, des vieilles bagues, des cachets anciens, parmi lesquels j’ai choisi ces breloques, il y a deux ou trois ans. D’où vient celle-ci ? Je l’ignore. Mais ce que je sais... Il avait séparé les deux fragments et, les examinant avec attention, il concluait : – Ce que je sais, à n’en point douter, c’est que la plus grosse boule de ce chapelet se détacha autrefois et se brisa, que les deux moitiés de cette boule furent recueillies, que l’une d’elles retrouva sa place, et que l’autre, avec sa monture, forma la breloque que voici. Nous possédons donc, vous et moi, les deux moitiés d’une chose que quelqu’un possédait entière il y a une vingtaine d’années. Il se rapprocha d’elle et reprit, d’un même ton, bas et un peu grave : – Vous protestiez tout à l’heure quand j’affirmais ma foi dans le destin et la certitude que les événements nous menaient l’un vers l’autre. Le niez-vous encore ? Car enfin il s’agit là, ou bien d’un hasard, si extraordinaire que nous n’avons pas le droit de l’admettre – ou bien un fait réel qui montre que nos deux existences se sont touchées déjà dans le passé par quelque point mystérieux, et qu’elles se retrouveront dans l’avenir, pour ne plus se séparer. Et c’est pourquoi, sans attendre cet avenir peut-être lointain, je vous offre, aujourd’hui que vous êtes menacée, l’appui de mon amitié. Remarquez que je ne vous parle plus d’amour, mais d’amitié seulement. Acceptez-vous ? Elle demeurait interdite, et tellement troublée par tout ce qu’il y avait de miraculeux dans l’union complète des deux fragments d’améthyste, qu’elle ne semblait pas entendre la voix du capitaine. – Acceptez-vous ? répéta-t-il. Au bout d’un instant, elle répondit : – Non. – Alors, dit-il avec bonne humeur, la preuve que le destin vous donne de sa volonté ne vous suffit pas ? Elle déclara : – Nous ne devons plus nous voir. – Soit. Je m’en remets aux circonstances. Ce ne sera pas long. En attendant, je vous jure de ne rien faire pour chercher à vous revoir. – Et de ne rien faire pour connaître mon nom ? – Rien. Je vous le jure. Elle lui tendit la main. – Adieu, dit-elle. Il répondit : – Au revoir. Elle s’éloigna. Sur le seuil de la porte, elle se retourna et parut hésiter. Il se tenait immobile auprès de la cheminée. Elle dit encore : – Adieu. Une seconde fois il répliqua : – Au revoir, maman Coralie. Tout était dit entre eux pour l’instant. Il ne tenta plus de la retenir. Elle s’en alla. Lorsque la porte de la rue fut refermée et seulement alors, le capitaine Belval se dirigea vers une des fenêtres. Il aperçut la jeune femme qui passait entre les arbres, toute menue dans les ténèbres. Son cœur se serra : La reverrait-il jamais ? – Si, je la reverrai ! s’écria-t-il. Mais demain peut-être. Ne suis-je pas favorisé par les dieux ? Et prenant sa canne, il partit, comme il le disait, du pilon droit. Le soir, après avoir dîné dans un restaurant voisin, le capitaine Belval arrivait à Neuilly. L’annexe de l’ambulance, jolie villa située au début du boulevard Maillot, avait vue sur le bois de Boulogne. La discipline y étant assez relâchée, le capitaine pouvait rentrer à toute heure de la nuit, et les hommes obtenaient aisément des permissions de la surveillante. – Ya-Bon est là ? demanda-t-il à celle-ci. – Oui, mon capitaine, il joue aux cartes avec son flirt. – C’est son droit d’aimer et d’être aimé, dit-il. Pas de lettres pour moi ? – Non, mon capitaine, un paquet seulement. – De la part de qui ? – C’est un commissionnaire qui l’a apporté, sans rien dire que ces mots : « Pour le capitaine Belval. » Je l’ai déposé dans votre chambre. L’officier gagna sa chambre, qu’il avait choisie au dernier étage, et vit le paquet sur la table, ficelé et enveloppé d’un papier. Il l’ouvrit. C’était une boîte. Et cette boîte contenait une clef, une grosse clef vêtue de rouille, et qui était d’une forme et d’une fabrication évidemment peu récentes. Que diable cela signifiait-il ? La boîte ne portait aucune adresse ni aucune marque. Il supposa qu’il y avait là quelque erreur qui s’expliquerait d’elle-même, et il mit la clef dans sa poche. – Assez d’énigmes pour aujourd’hui, se dit-il, couchons-nous. Mais, comme il allait tirer les grands rideaux de sa fenêtre, il aperçut à travers les vitres, par-dessus les arbres du bois de Boulogne, un jaillissement d’étincelles qui s’épanouissait assez loin, dans l’ombre épaisse de la nuit. Et il se souvint de la conversation qu’il avait surprise au restaurant et de cette pluie d’étincelles dont avaient parlé ceux mêmes qui complotaient l’enlèvement de maman Coralie.
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