CHAPITRE I
L’ARRIVÉE D’ADAM SALTON
Lorsque Adam Salton arriva au Great Eastern Hotel, il y trouva une lettre écrite de la main de son grand-oncle, Richard Salton, qu’il connaissait fort bien grâce à la correspondance fournie et chaleureuse que celui-ci lui avait déjà envoyée en Australie-Occidentale. La première de ces lettres datait de moins d’un an, et le vieux gentleman lui révélait leur parenté et lui expliquait qu’il n’avait pu lui écrire plus tôt car, ne connaissant même pas son existence, il avait mis du temps à trouver son adresse. La dernière, partie après lui, venait tout juste d’arriver et contenait une cordiale invitation à le rejoindre à Lesser Hill, et à y séjourner aussi longtemps qu’il lui serait possible. « En vérité, poursuivait son grand-oncle, j’espère que vous voudrez bien en faire votre demeure permanente. Voyez-vous, mon cher enfant, vous et moi sommes les derniers survivants de notre lignée, et ce n’est que justice que vous me succédiez lorsque le moment arrivera. En cette année de grâce 1860, je vais avoir quatre-vingts ans et, bien que nous appartenions à une famille qui vit longtemps, le temps d’une vie ne peut se poursuivre au-delà des limites raisonnables. Je suis disposé à vous aimer, et à rendre votre séjour avec moi aussi heureux que vous le désirerez. Aussi, venez dès que vous aurez reçu cette lettre, et trouvez la bienvenue que j’attends de vous souhaiter. J’envoie, au cas où cela rendrait les choses plus aisées pour vous, une traite de 500 livres. Venez bientôt, pour que nous puissions tous deux passer quelques jours heureux ensemble. Cela est pour moi de la plus haute importance car il ne me reste plus guère d’années à vivre ; mais en ce qui vous concerne, j’ai bon espoir qu’une longue et heureuse vie vous attend. Si vous êtes en mesure de me donner le plaisir de vous voir, envoyez-moi le plus tôt possible une lettre qui me dise quand vous attendre. Puis, lorsque vous arriverez à Plymouth, ou à Southampton, ou bien encore à quelque autre port où vous accosterez, attendez à bord et je vous rejoindrai à la première heure. »
Le lundi, la réponse d’Adam Salton arrivait au courrier du matin, dans laquelle il disait qu’il espérait prendre le même bateau que son courrier, ce qui lui permettrait de retrouver son grand-oncle peu de temps après l’arrivée de sa lettre en Mercie, dès que celui-ci aurait pu rejoindre Londres. « J’attendrai votre arrivée, sir, sur le bateau. De cette façon, nous devrions éviter tout malentendu. »
Mr Salton ne douta pas un instant que, aussi vite qu’il pût voyager, son invité l’attendrait déjà ; par conséquent, il donna l’ordre de tenir prêt un attelage dès le lendemain matin à sept heures, direction Stafford, d’où il pourrait prendre le 11 heures 40 pour Euston et arriver à 14 heures 10. De là, en prenant une voiture pour Waterloo, il parviendrait à attraper l’express de 15 heures, attendu à Southampton à 17 heures 38. Il resterait cette nuit-là auprès de son petit-neveu, soit sur le bateau, ce qui serait une expérience nouvelle pour lui, ou bien, si son hôte le préférait, à l’hôtel. Dans les deux cas, ils se mettraient en route tôt le lendemain matin pour la maison. Il avait ordonné à son régisseur d’envoyer la voiture à postillon vers Southampton de façon qu’elle fût prête pour leur voyage de retour, et de préparer sans tarder des relais pour ses propres chevaux. Il voulait que son petit-neveu, qui avait vécu toute sa vie en Australie, voie un peu de l’Angleterre rurale durant ce voyage. Il possédait de nombreux jeunes chevaux, qu’il faisait élever et dresser chez lui, et il pouvait espérer que ce serait une promenade mémorable pour le jeune homme. Les bagages seraient transportés le même jour par rail vers Stafford, où l’une de ses charrettes irait les chercher. Mr Salton, durant son voyage vers Southampton, se demanda souvent si son petit-neveu était aussi excité que lui-même à l’idée de rencontrer un parent pour la première fois, et il dut faire un effort pour calmer son animation. La voie de chemin de fer et les aiguillages autour des Docks de Southampton, qui n’en finissaient pas, ravivèrent encore son agitation.
Comme le train s’arrêtait devant le quai, le vieux Mr Salton noua ses mains, en voyant la porte du wagon s’ouvrir à la volée. Un jeune homme sauta à l’intérieur et déclara :
– Comment allez-vous, mon oncle ? Je voulais vous voir le plus tôt possible, mais tout ici m’est si étranger que je ne savais absolument pas que faire. Néanmoins, j’ai pris le parti que les employés du chemin de fer connaissaient leur affaire, et me voilà. Je suis heureux de vous rencontrer, sir. J’ai rêvé de ce bonheur durant des milliers de miles ; maintenant je trouve que la réalité vaut tous les rêves !
Sur ces paroles, le vieil homme et le jeune se serrèrent les mains de bon cœur. Il reprit :
– J’ai eu l’impression de vous connaître dès l’instant où j’ai posé les yeux sur vous. Quel bonheur que la réalité soit encore plus belle que ce rêve !
La rencontre, commencée sous d’aussi favorables auspices, se poursuivit pour le mieux. Adam, voyant que le vieil homme s’intéressait à la nouveauté du bateau, lui suggéra après une hésitation de rester à bord pour la nuit, affirmant que lui-même serait prêt à partir à n’importe quelle heure et à aller où il le souhaiterait. Cette affectueuse volonté de s’accorder avec ses propres projets toucha profondément le cœur du vieil homme. Il accepta chaleureusement l’invitation. Tout de suite, ils en vinrent à se parler, non plus comme des parents affectionnés, mais presque comme de vieux amis. Le cœur du vieil homme, qui était resté vide si longtemps, trouva une nouvelle raison de battre. Quant au jeune homme, l’accueil qu’il recevait en débarquant dans cette vieille contrée répondait aux rêves qu’il avait nourris au cours de ses voyages solitaires, et lui promettait une vie nouvelle et agréable. Il se passa peu de temps avant que le vieil homme accepte de l’appeler familièrement par son nom de baptême. Celui-ci accepta cette offre avec une telle joie que son oncle le considéra bientôt comme le futur compagnon de ses vieux jours, presque son enfant.
Après une longue conversation sur des sujets qui leur tenaient à cœur, ils se retirèrent dans leur cabine. Richard Salton posa ses mains avec affection sur les épaules du garçon — bien qu’Adam fût dans sa vingt-septième année, il était un enfant, et le serait toujours pour son grand-oncle — et lui dit chaleureusement :
– Je suis tellement heureux de vous trouver tel que vous êtes, mon cher enfant, exactement comme le jeune homme que j’ai toujours rêvé d’avoir pour fils, aux jours où je nourrissais encore de telles espérances. Pourtant, cher garçon, tout ceci appartient au passé. Mais grâce à Dieu, voici que commence une vie nouvelle pour chacun de nous. Vous aurez la part la plus grande — mais il est encore temps d’en passer une partie ensemble. J’ai attendu que nous nous fussions vus pour vous dire cela, car je pensais qu’il valait mieux ne pas lier votre jeune vie à la mienne avant d’avoir fait suffisamment connaissance pour justifier une telle aventure. Maintenant je peux, en ce qui me concerne, en parler tout à fait librement, car dès l’instant où mes yeux se sont posés sur vous, j’ai vu mon fils — puisqu’il le sera, avec la grâce de Dieu — s’il le veut lui-même.
– En vérité, je le veux, sir. De tout mon cœur !
– Merci, Adam, pour ces mots.
Les yeux du vieil homme s’emplirent de larmes et sa voix trembla. Puis, après un long silence entre eux, il poursuivit :
– Lorsque j’ai appris que vous veniez, j’ai fait mon testament. Il était normal que vos intérêts fussent garantis depuis ce moment. Voici l’acte. Gardez-le, Adam. Tout ce que je possède vous appartiendra, et si l’amour et les souhaits de bonheur, ou le souvenir de ceux-ci peuvent rendre la vie plus agréable, alors vous serez un homme heureux. Et maintenant, mon cher enfant, allons nous coucher. Nous nous levons tôt demain matin et un long voyage nous attend. J’espère que vous aimez conduire un attelage. Je pensais faire venir la vieille voiture de voyage dans laquelle mon grand-père, votre arrière-grand-oncle, se rendit à la cour, lorsque William IV était roi. Elle est comme neuve — on construisait bien en ce temps-là — car elle a été très bien entretenue. Mais je pense avoir fait mieux. J’ai fait envoyer l’attelage dans lequel je voyage moi-même. Les chevaux sont de mon élevage et des relais ont été prévus tout au long de la route. J’espère que vous aimez les chevaux. Ils ont été longtemps l’une de mes plus grandes passions dans la vie.
– Je les adore, sir, et je suis heureux de dire que j’en possède moi-même beaucoup. Mon père me fit cadeau d’un élevage de chevaux pour mes seize ans. Je m’y suis consacré, et l’ai développé. Avant mon départ, mon intendant m’a remis un mémorandum disant qu’il y a plus d’un millier de chevaux sur mes terres, et presque tous excellents.
– J’en suis heureux, mon enfant. C’est un maillon de plus qui nous réunit.
– Imaginez le plaisir que cela va être, sir, de voir ainsi le cœur de l’Angleterre ! Et avec vous !
– Merci encore, mon enfant. Je vous dirai tout de votre future maison et de ses alentours lorsque nous serons en route. Nous allons voyager à l’ancienne manière, je vous le promets. Mon grand-père conduisait toujours « à grandes guides », et ainsi ferons-nous.
– Oh, merci, sir, merci. Pourrai-je prendre les rênes de temps en temps ?
– Toutes les fois que vous le désirerez, Adam. L’attelage est à vous. Chaque cheval dont nous userons aujourd’hui vous appartiendra.
– Vous êtes trop généreux, mon oncle !
– Absolument pas. C’est seulement un plaisir égoïste de vieillard. Ce n’est pas tous les jours qu’un héritier est de retour dans la vieille demeure. Et — mais au fait… Non, il vaut mieux que nous dormions maintenant — je vous raconterai la suite dans la matinée.